La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 11Georges et Albert

 

Pendant plusieurs semaines, Albert, lesecrétaire, fut entre la vie et la mort. On ne laissait entrer danssa chambre, à part Mme de Souzay et le Dr Lenoir, queTardenois et Rose Lequiel, la femme de chambre, toujours habilléede deuil comme sa maîtresse.

Une fois que Mme Mayer avaitpu arriver jusqu’à la porte du malade, sous prétexte d’apporter unbouillon, elle l’entendit qui grondait d’une voix rauque :« Je l’ai tué ! je l’ai tué ! C’est moi qui letue ! »

Mme Mayer raconta cela chez lepâtissier, et elle ajouta :

– Qui donc a-t-il tué, cegarnement-là ? Notre jeune monsieur, bien sûr, dont onn’entend pas plus parler que s’il était en Australie !

Ce ne sont pas nos cordons bleus français quicauseraient de l’Australie ; mais là-bas, elles savent toutes,même les marmitonnes, la géographie des lieux où l’on peut gratterde l’argent pour le rapporter en Allemagne.

Mme Mayer se trompait,cependant ; on parlait de Georges bien plus qu’elle ne lecroyait.

Parfois, dans ses entretiens avec le docteurAbel, Mme de Souzay avait des retourspassionnés vers Georges, et le docteur s’en étonnait presque, caril y avait là une énigme de famille dont il possédait le mot.

Étant donné la connaissance de ce secret, laconduite de la belle veuve devenait non seulement explicable, maistoute naturelle.

Outre le docteur, il y avait, pour être aufait de ce mystère, le vieux Tardenois et Rose Lequiel qui, devantles autres domestiques, traitaient Albert comme on en use avec unsimple secrétaire, c’est-à-dire assez lestement, mais qui, dans leparticulier, l’entouraient d’affectueux respects.

Un jour, chez le fruitier,Mme Mayer apporta d’importantes nouvelles.

– On se fait du mal, dit-elle, pour deschoses qui n’en valent pas la peine du tout. Notre monsieur Georgesest tout uniment en voyage à l’étranger, par conséquent, ce n’estpas lui que cet Albert a tué ; mais on ne m’ôterait pas del’idée qu’il y a des drôles de manigances dans la cabane !Madame roucoule avec le secrétaire, et le docteur roucoule avecmadame. Ça fait peur ! Moi, j’aime la France à cause de ça,personne ne se gêne. On n’a pas même besoin de se cacher derrièreles portes pour en voir de toutes les couleurs. La Rose Lequiel,toujours habillée comme la femelle d’un croque-mort, et ce vieuxRodrigue de Tardenois doivent en savoir de jolies !Mâtin !

Notez qu’elle prononçait : « Zéfieux Rôtrique té Darténois toit en zâfoir téchôlies ! » Mais j’aimerais mieux me pendre que dechercher le comique au fond de cet odieux patois allemand.

Ce fut chez le fumiste queMme Mayer eut le plus de succès.

– Vous verrez que, dans cette baraque-là,dit-elle, ça finira par un pétard ! Voilà un faitdivers ! On se plaignait de ce que nous n’avons ni banquier ninotaire, excepté le docteur qui apporte les rentes dans sonmouchoir de poche, eh bien ! il en est venu desnotaires ! et des avoués ! Nous avons hérité, devinez dequi ! C’est la bande Cadet qui fait nos affaires ! Paraîtque madame était la nièce ou la cousine ou n’importe quoi de mêmedes deux vieilles demoiselles de la rue de la Victoire, de sorteque Clément-le-Manchot a travaillé pour la maison. Et ce n’est pastout ! nous nous tenons bien tranquilles dans notre trou, maissi nous voulions, nous en ferions de la poussière ! Pasl’embarras ! nous sommes comtes, nous sommes marquis, noussommes princes, ducs et tout ! Il y en avait, des titres dansles papiers de l’avoué ! Je les ai retournés, voussavez ? N’empêche que c’est drôle ; moi, j’ai idée quenous serons mis une fois ou l’autre sur le journal et que ça nesera pas pour des prunes !

Au bout d’un mois, Albert put quitter le lit,mais il n’était plus que l’ombre de lui-même, et sa tristessesemblait mortelle.

Un mot encore avant de reprendre notrerécit.

Quelques semaines après le départ de Georgespour ce fameux voyage qui intriguait si fortMme Mayer, le Dr Abel Lenoir sortait de l’hôtelvers dix heures du soir, quand il aperçut une ombre de femme assisesur la borne à gauche de la porte cochère, la même borne d’oùs’était détachée la petite Lirette, lors de l’arrivée du fiacre quiamenait notre échappé de la Force.

Ce Dr Lenoir connaissait beaucoup de monde, etpeut-être qu’il avait des raisons de se croire épié.

Son premier regard donna un nom à l’ombrequ’il saisit rudement par le bras.

– Que fais-tu là, Lirette ?demanda-t-il avec sévérité. L’enfant, c’était bien elle, quis’était endormie à ce poste qui semblait être le sien, s’éveilla ensursaut. Son premier mouvement fut la frayeur.

– Est-ce papa Échalot qui t’a mise enfaction ? interrogea encore le docteur. Dis-lui de ma partqu’il joue gros jeu, s’il retombe dans ses anciens péchés.

– Oh ! non, fit Lirette, ce n’estpas papa Échalot.

– Alors, que fais-tu là ?T’aurait-il chassée ?

La petite courba la tête, et ses grandscheveux voilèrent son front.

– Non, dit-elle encore, il ne m’a paschassée, mais il me chassera.

– Pourquoi ?

– Parce que j’aime quelqu’un, et c’esttrop tôt.

Ceci fut prononcé si bas que le docteur eutpeine à l’entendre. Il lâcha le bras de l’enfant pour écarter sescheveux.

– Toi ! dit-il, petiteLirette ! Déjà !

Elle sauta sur ses pieds et se dressa de toutesa hauteur.

– Oh ! fit-elle, il y a déjà dutemps !

Elle était si étrangement jolie aux reflets duréverbère lointain qui caressaient la pâleur de son visage enarrachant des étincelles à ses yeux mouillés, que le docteur laregarda comme s’il ne l’eût jamais vue.

– Et qui aimes-tu, Lirette ?reprit-il en baissant la voix malgré lui.

Cette fois, elle ne répondit pas, mais ellemurmura bientôt après :

– Vous qui êtes si bon, ne refusez pas dem’apprendre où il est. On avait dit qu’il était mort…

– Georges ! s’écria le docteur aucomble de l’étonnement.

Elle saisit sa main qu’elle porta jusqu’à seslèvres en balbutiant :

– Ne vous moquez pas de moi etrépondez.

Le docteur restait souriant à la regarder. Sursa belle et douce figure il y avait comme une rêverie, qui semblaitremonter bien loin vers le passé.

– J’irai te voir, Lirette, dit-il enfin,je veux savoir comment cela t’est venu. Je ne guéris pas seulementles fluxions et les fièvres…

– Oh ! moi, interrompit l’enfant, jene veux pas être guérie… Où est-il ?

– Il fait un grand voyage.

– Se porte-t-il bien ?

– De corps, oui.

– Et de cœur ?

– Je ne sais.

– Reviendra-t-il bientôt ?

– Je l’espère.

– Que Dieu vous récompense,merci !

D’un mouvement rapide comme l’éclair, elle sedressa sur la pointe des pieds, et le docteur eut le front effleuréd’un baiser…

Aussitôt qu’on eut connaissance à l’hôtel del’arrivée du jeune maître de la maison, les domestiques s’agitèrentet, sous prétexte de zèle, vinrent inspecter la situation. L’uns’empara du sac de nuit, l’autre de la valise ;Mme Mayer n’avait rien à porter, mais c’était laplus occupée parce qu’il lui fallait son contingent dereportage pour le boulanger, le boucher, le fruitier, lepâtissier et le fumiste.

Georges passa rapidement au milieu des valets,placé qu’il était tout contre le vieux Tardenois comme s’il lui eûtdonné le bras droit.

Il monta le perron central qui n’était paséclairé et entra par la porte du vestibule.

Mme Mayer dit quand il futpassé :

– On dirait qu’il fait lacontrebande ! Toujours des cachotteries ! Qu’est-ce qu’ilescamote sous son bras ?

Au salon, Mme de Souzayattendait, toute seule. Georges voulut lui baiser la main ;elle ne le permit pas et l’embrassa à plusieurs reprises, endisant :

– Pauvre cher enfant ! combien vousavez souffert !

Elle avait les yeux pleins de larmes, mais jene sais comment rendre ceci ; c’était de l’émotion froide,presque de la pitié. Aussitôt assis, Georges dit àTardenois :

– Il faut qu’on attelle sur-le-champ.

– Comment ! déjà ! s’écriaMme de Souzay. Georges répondit :

– Je suis en retard, on nous attend.

Puis, comme le vieux valet s’éloignait pourobéir, il ajouta :

– Ma mère, est-ce que je n’embrasseraipas Albert ? Mme de Souzay rougit enrépondant :

– Il repose.

Elle avait les yeux baissés. Sa pâle et fièrebeauté eût tenté l’inspiration d’un poète, mais le troubleinexplicable, qui gênait la loyauté si hautaine de son regard,aurait en même temps défié le coup d’œil d’un observateurémérite.

Georges demanda encore :

– Le docteur a-t-il dit quelque chosepour moi ?

– Il a dit, répliquaMme de Souzay, sans relever les yeux, que vousdeviez vous hâter, et que, sous aucun prétexte, il ne fallaitmanquer le rendez-vous de ce soir.

Georges se leva aussitôt, disant :

– Vous voyez bien, madame, je nem’appartiens pas. La belle veuve lui tendit la main et prononçatout bas :

– Georges, vous n’irez pas seul. Ildemanda :

– Qui donc m’accompagnera, mamère ?

– Moi… J’y suis déterminée, je leveux !

– Est-ce le docteur qui a réglé celaainsi ?

– Non, mais je sais, je sens que c’estmon devoir.

– Madame la duchesse, dit Georges, jesuis ici le fils aîné, le chef de la famille par conséquent. S’ilfallait exprimer ma volonté, je le ferais. Mon désir est d’allerseul.

Elle l’attira sur son cœur, et dit :

– Cher, cher enfant ! comment mesera-t-il possible de m’acquitter jamais envers vous !

Georges devint très pâle et baissa les yeux àson tour.

– Madame, dit-il avec effort, ceci n’estpas bien parler : vous ne me devez rien, et moi, je vous doistout.

Tardenois rentrait en ce moment, Georges luifit signe de le suivre, salua respectueusement celle qu’il appelaitsa mère et sortit.

Mme de Souzay laissatomber sa tête entre ses mains.

À peine la porte par où Georges avait disparus’était-elle refermée, qu’une autre porte s’ouvrit, donnant passageà une tête de jeune homme souffrante et amaigrie.

Celui-là était Albert, le secrétaire, dontnous avons déjà tant parlé. Il promena son regard tout autour de lachambre, et voyant que Mme de Souzay étaitseule, il entra.

D’un pas lent, qui était muet sur le tapis, ilvint jusqu’à elle et, tout essoufflé des quelques pas qu’il venaitde faire, il s’assit à ses pieds.

– Mère ! ô mère ! dit-elle, tune penses qu’à moi, et c’est lui qui va risquer sa vie !

Elle lui jeta ses deux bras autour du cou, etses larmes jaillirent en abondance, bien différentes de celles quicoulaient de ses yeux naguère en présence de Georges.

– C’est vrai, dit-elle, c’est tropvrai ! et Dieu me punira ; jamais je n’ai pensé qu’àtoi !

Elle sourit, parce que les baisers d’Albertessuyaient ses pleurs.

– Pourquoi, demanda-t-il doucement, neveux-tu pas au moins que je l’embrasse ? Il le souhaitait,mère, et je l’aime bien.

Elle prit du temps avant de répondre. Lessanglots étranglaient sa voix.

– Je ne peux pas vous voir ensemble,balbutia-t-elle à la fin, en le pressant passionnément contre sapoitrine. Albert, mon pauvre enfant, il est ce que tu étais il y aun an, plein de vie, d’audace, de force, et toi…

– Et moi, je me meurs, interrompitAlbert. Ah ! tu ne sais pas, tu ne sais pas à quel point ilest plus heureux que moi, et de quel prix je payerais le dangerqu’il va courir !

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