La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

IV – Le parrain d’Angèle

 

– Vous ne m’avez jamais parlé qued’amour, reprit Angèle, jusqu’au jour où j’ai consenti à voussuivre en Écosse, où nous fûmes mariés malgré la volonté de votrefamille. Consultez votre mémoire ; en ce temps-là, chaque foisque j’essayais d’entamer une explication, vous me fermiez la boucheparce qu’il vous semblait que je voulais opposer des prétextes àl’accomplissement de vos désirs. J’appelais M. le marquis deTupinier mon parrain parce que je suis, en effet, sa filleule. Ilvous a dit peut-être qu’il était mon père…

– Il me l’a dit, affirma le malade.

– Je devine dans quel but. Vous lui avezcompté des sommes importantes…

– Passez ! cet homme est unmisérable.

– Bien plus misérable encore que vous nepouvez le croire. Ce fut chez lui qu’on me conduisit quand jesortis de pension, où j’avais appris la mort de mon père et de mamère ; je venais d’atteindre ma dixième année ; depuislors, je n’ai pas connu d’autre famille que lui. Ce fut Abel qui mesauva de ses premières tentatives, et, sans le marquis, je seraisla femme d’Abel…

– Et heureuse, interrompit le duc avecune ironique amertume.

– Peut-être… Le marquis détestait deuxfois Abel, qui était pauvre et bon, et brave. Abel lui faisaitpeur, et on ne pouvait rien tirer de lui. Vous, il vous haïssaitaussi, mais vous étiez riche, et sa cupidité vous choisit.

« Vous savez de quelle race nous sommes.Le marquis était entré dans le monde par la bonne porte, il avaitune fortune honorable et un nom sans tache, il était apparenténoblement : vous vous faisiez honneur d’être notre cousin,monsieur le duc.

« À l’époque de notre mariage, rien nerestait de tout cela qu’une apparence à laquelle peu de gens setrompaient, et j’ai cru souvent que votre erreur à vous étaitvolontaire. Le marquis était tombé très bas ; il a descenduencore quelques degrés depuis ce temps-là et sa chute sera plusprofonde encore. Ne me demandez pas quel vice l’a précipité, il lesa tous et le crime ne l’arrêterait pas : dans la boue de cetteâme, il y a du sang.

« Pour la réalisation de ses projets, etil en avait de plusieurs sortes, il avait dû me témoigner dès monenfance une extrême bonté. J’avoue que j’avais été heureuse dequitter le couvent pour sa maison, je l’aimais bien, il me gâtait.Son indignation quand il découvrit le pauvre roman de ma jeunessefit beaucoup d’impression sur moi. Il eut l’adresse d’éloigner Abelau moyen d’une fausse lettre de moi, où j’étais censée le congédieren lui reprochant d’avoir abusé de mon ignorance, et, profitantaussitôt de ce départ, il accusa son absence de trahison.

« Quand je vous vis pour la premièrefois, je me croyais abandonnée. Et je ne peux pas vous dire quellereconnaissance je gardais à mon parrain, à mon tuteur, à l’hommeenfin qui me tenait lieu de père, pour sa mansuétude et sa tendreindulgence. Cela me donna confiance en lui. Il me dit :« Ta réhabilitation est désormais l’affaire de ma vie. Si tusuis exactement mes conseils, ton passé est mort, je te mettrai àmême de faire le bonheur d’un honnête homme, et ton fils seraheureux. »

« Ah ! je ne m’en défends pas, cegrand, ce fougueux amour que je lisais dans vos yeux m’attira commeun charme. Je fus entraînée vers vous par la violence même de votrepassion. Et puis, pourquoi ne pas le dire : j’eus envie d’êtreprincesse. Le brillant de votre existence me séduisitirrésistiblement…

« Et un soir que le marquis rentra ivre,je fus obligée de me protéger moi-même… Sa maison, dès lors, me fithorreur, et je vis dans la vôtre un refuge.

« Aussitôt, cependant, que le marquis sefut dévoilé à moi, je cessai de croire à ses conseils, et le besoinme prit de vous ouvrir mon cœur ; mais il avait tendu autourde vous ses filets comme autour de moi ; il vous avait faitpeur de tout retard, de toute explication. Et moi aussi, j’avaispeur maintenant, car si vous me manquiez, désormais, je retombaisen sa puissance.

« Nous fûmes mariés par le prêtreécossais, et mon parrain, le lendemain de la noce, réclama de moiimpudemment le prix de son entreprise…

« Vous frémissez, William, le prix étaitdouble. Je le vois encore au moment où il me dit, sans perdre soninsolent sourire :

« – Il me faut les deux clefs :celle de ta chambre et celle de sa caisse, sans cela, gare à toi,ma petite princesse d’amour !… »

« Je vins à vous, je vous dis tout, ilétait trop tard. Vous saviez mon histoire…

« – C’était lui, qui me l’avaitdite ! murmura le duc, et je n’y croyais pas !

Son visage décomposé trahissait en ce momentune souffrance intolérable. Sur son front, qui avait des teintesplombées, la sueur froide ruisselait.

Angèle se pencha, et son mouchoir essuya cettesueur, qui parlait de mort plus haut que tous les autressymptômes.

Le duc retint le mouchoir à deux mains ;il en aspira le parfum avec une avidité qui faisait frayeur etcompassion.

– Je mourrai en t’aimant !balbutia-t-il. Puis, cherchant sa respiration, qui lefuyait :

– Si tu m’avais aimé, Angèle, toi, monrêve et mes délices ! toi, la folie de mes sens et de mon âme,Angèle ! Angèle ! mon cœur, mon ivresse ! Ah !si tu m’avais seulement aimé !

Elle pâlit, parce qu’elle pensa :

– Il va mourir.

Et elle poursuivit, de ce ton doux et froidqu’elle avait au commencement de l’entrevue :

– Vous me demandiez alors ce que je nepouvais pas donner, vous fûtes impitoyable…

– Pour moi-même encore plus que pourvous, madame, acheva le duc, qui sembla s’éveiller d’un songe. Jequittai la maison que j’avais choisie pour en faire mon paradis, etje me plongeai, à corps perdu, dans l’infernale orgie où j’ai enfintrouvé la mort. Il a fallu du temps pour accomplir ce suicide…

– Vous étiez si jeune ! soupiraAngèle, dont la voix tremblait à son insu, et si fort… et sibeau !

Le malade joignit les mains et dit avec unaccent de prière :

– Alors, répondez-moi, je vous ensupplie, comme si j’étais agenouillé à vos pieds ; c’est levœu d’un cœur qui va cesser de battre, et qui ne battait que pourvous, madame ! Répondez-moi, vous qui ne m’avez jamais menti,je le proclame à ce dernier moment : pourquoi n’avez-vous paspu m’aimer ?

À cette question, Angèle se troubla. Unenuance rose vint à sa joue.

– Pourquoi ? répéta-t-elle.

– Soyez franche comme toujours, dit lemalade, qui la dévorait du regard.

Et c’était chose terrible à voir que la flammeconcentrée dans les yeux de ce visage morne, comme la dernièreétincelle se réfugie plus brillante à l’extrémité de la mèche quiva s’éteindre.

– Eh bien ! dit Angèle à voix basse,jamais je ne m’étais adressé à moi-même cette question, voilàpourquoi j’hésite. J’interroge ma conscience pour vous dire lavérité vraie, puisque vous souhaitez l’entendre. Je n’ai pas aiméAbel plus que vous, je l’affirme, peut-être l’ai-je aimé moins quevous.

– Qui donc avez-vous aimé ! s’écriale duc, tout vibrant de fièvre, qui ?

Elle n’hésita pas, cette fois, etrépondit :

– Personne.

Et, en vérité, il y avait dans la miraculeusebeauté de cette femme quelque chose d’intact et de froid quiappuyait son dire et répétait :« Personne ! »

– Vous ne me croyez pas, reprit-elle enlaissant glisser autour de sa belle bouche un demi-sourire toutplein de mélancolie, je ne regarde pas souvent du côté de monpassé, qui est si triste. Je n’ai aimé (de la façon que vousentendez) ni mon bon Abel, qui laisse dans ma pensée un doux, unexquis souvenir, ni vous, qui aviez surpris pourtant monimagination comme un prince des contes de fées ; Abel étaitmon ami, et vous, avant de me délaisser, deux fois mère quej’étais, vous viviez en esclave, prosterné à mes genoux.

– Et depuis lors ?

Le sourire d’Angèle eut d’orgueilleuxrayons.

– J’avais mon fils, dit-elle.

– Lequel ? demanda le duc.

– J’avais mes deux enfants, rectifiaAngèle avec un peu de confusion.

– Lequel ? répétaM. de Clare, dont les yeux demi-clos la couvraient d’unregard intense. Duquel parliez-vous quand vous avez dit :« J’avais mon fils. »

Elle prit son parti vaillamment, et répondit,après un silence :

– Je parlais de celui qui n’est qu’à moiet qui n’a que moi, de mon aîné, de mon premier…

Elle s’interrompit tout à coup pourajouter :

– Et tenez ! voilà mon secret. Jen’ai pas pu vous le dire il n’y a qu’une minute, parce que je ne leconnaissais pas moi-même : je ne pouvais aimer que mon maître.Cet enfant commande, j’obéis ; voilà pourquoi jel’adore !

Les sourcils du malade se froncèrent, et ilsembla faire un grand effort pour murmurer cettequestion :

– Et l’autre lui obéit aussi ?

– Ils s’aiment, répliqua Angèle :ils seront de bons frères.

M. le duc de Clare, qui semblait calmedepuis quelques instants, s’agita et fit effort pour se retournersur sa couche.

– Vous n’aimez qu’un de vos fils, madame,prononça-t-il d’un ton profondément courroucé, vous êtes unemauvaise mère !

– Et cependant, répondit-elle presquehumblement, je suis ici pour l’autre, pour celui que, selon vous,je n’aime pas, et qui n’a pas besoin qu’on l’aime, car il a tout ceque l’autre n’a pas : un grand nom, une grande fortune ;il sera heureux en cette vie, et glorieux, si son père nel’abandonne pas en mourant comme mon mari vivant m’a rejetée loinde lui. J’étais coupable, moi, à tout le moins de monsilence ; monsieur le duc, votre fils est innocent.

Elle ne voyait plus le visage du malade,tourné maintenant vers la ruelle du lit. Comme il ne répliquaitpoint, elle poursuivit :

– Je ne demande rien pour moi, jen’accepterais rien pour l’autre.

Je viens réclamer pour votre fils son titre etsa fortune. Si vous ne m’avez pas bassement abusée, je suis votrefemme légitime. Je viens chercher mon acte de mariage, dressé selonla coutume écossaise, et l’acte de naissance de votre enfant :les avez-vous ?

– Je les ai, répondit le malade.

– Donnez-les-moi.

Cette fois, M. de Clare garda lesilence.

– Donnez-les-moi, répéta Angèle, si vousne voulez pas que l’enfant soit comme la mère, sans ressources etsans nom !

Un spasme secoua le corps du malade qui appelafaiblement :

– Morand ! mon cousinMorand !

Il ajouta, en essayant vainement de se releversur le coude :

– C’est fini ! je me meurs…

– William ! dit Angèle épouvantée,avez-vous une potion ? Que voulez-vous ?

Son regard cherchait autour de la chambre.

De la poitrine du mourant sortit cegémissement qui est arraché par tout effort désespéré. Il seretourna si brusquement qu’Angèle fut obligée de le retenir pourl’empêcher de tomber hors du lit.

Il la repoussa avec une sorte d’horreur.

– Je souffre l’enfer ! cria-t-il encet éclat de voix strident que sonne parfois l’agonie.Morand ! Tardenois ! Larsonneur ! Jaffret ! àmoi ! chassez cette femme !… Vous, ne me touchezpas ! Vous me déchirez et vous me brûlez !… Je n’aijamais vu mon fils ! je ne sais pas si j’ai un fils… oùest-il ?

– Je l’ai caché…

– Pour le dépouiller peut-être…

– William ! William !…

– Mon fils !… où est mon fils ?Un médecin ! Je meurs !…

– Je vais chercher l’enfant !s’écria Angèle en courant comme une folle vers la porte. Unmédecin ! un médecin !

Le duc de Clare était retombé immobile etmuet.

Angèle ouvrit violemment la porte par où elleétait entrée quelques instants auparavant et se heurta contre unhomme qui semblait là aux écoutes.

– Le marquis ! fit-elle en reculantcomme si on l’eût frappée au visage : mon parrain !

– Chérie, dit l’homme avec le mauvaissourire des coquins qui ont toute honte bue, voilà lemédecin ! je me suis fait docteur sur mes vieux jours, vois unpeu comme ça se rencontre !

Et, la prenant à bras-le-corps, il planta surses lèvres un retentissant baiser.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer