La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 27Ombres chinoises

 

Il n’y avait aucune exagération dans ce queMarguerite avait dit tout à l’heure à Angèle.

Le conseil donné par le colonel, la nuitdernière, lors de son invasion à l’hôtel Fitz-Roy, avait été suivià la lettre, et ce soir, toute la bande Cadet était sur pied.

Si bien déchue que fût la frérie des HabitsNoirs, quelque chose restait de sa redoutable organisation.L’espace de temps compris entre six heures du matin et midi avaitsuffi pour lever le ban et l’arrière-ban des joueurs de poule deL’Épi-Scié, et pendant qu’une garnison suffisante occupait à basbruit l’hôtel de Souzay qui, du dehors, avait l’air de la maison laplus tranquille du monde, Pique puce (M. Noël), Cocotte etd’autres habiles contre-chassaient les valets deMme de Clare pour les retenir loin del’hôtel.

Tant que les gens de service ne revenaientpas, il n’y avait absolument rien à craindre pour les envahisseursde l’hôtel.

La duchesse, en effet, ne voyait personne,sauf le Dr Abel Lenoir, et l’ordre était donné, aux sentinelles dela bande Cadet, de laisser entrer le Dr Lenoir, s’il seprésentait.

Pareille consigne existait pour Pistolet.

Pareille pour mademoiselle Clotilde.

Quant aux autres visites qui auraient pu venirpar hasard, Amédée Similor, traître à l’amitié d’Échalot etséducteur de la vieille Rose Lequiel, avait revêtu la grande livréede Clare.

Il se tenait quelque part au rez-de-chaussée,jouant à merveille son rôle de valet, et tout prêt à répondre queles maîtres de la maison étaient absents.

Au grand salon donnant sur l’avenue, setrouvaient une demi-douzaine de braves, sous la présidence du DrSamuel ; nous avons vu Cadet-l’Amour au jardin fumant sa pipe,et la seule fenêtre du voisinage donnant sur les derrières del’hôtel était occupée par le bon Jaffret, qui avait pris, avec sesbouvreuils, possession du pied-à-terre de Marguerite, rue de LaRochefoucauld.

C’était le quartier général. Tous les Maîtresde la bande Cadet ayant abandonné leurs logis aujourd’hui même (etce n’était pas trop tôt), on avait choisi ce lieu pour se réunir encas de besoin et délibérer.

D’après ces dispositions, toute la partie del’hôtel de Souzay qui regardait les jardins était libre ;l’autre moitié, celle qui avait ses croisées sur l’avenue menant àla rue Pigalle, était en rigoureux état de siège.

Quant aux habitants mêmes de l’hôtel, noussavons où était Mme la duchesse ; Albert,couché tout habillé sur son lit, dormait d’un bon sommeil, suited’une crise favorable, provoquée par l’explication de ce matin, etne se doutait de rien. Depuis que les Habits Noirs étaient entrésdans la maison, il ne s’était produit aucun bruit qui pûtl’éveiller.

Le prince Georges, Lirette et M. le comtede Comayrol étaient réunis au petit salon où l’entretien allaitcomme il pouvait.

Il n’y avait personne dans la chambre deGeorges, ni dans celle d’Angèle, où Clotilde, guidée par le hasard,ne devait pas tarder à entrer.

Il faisait nuit déjà quand elle arriva.Personne ne mit obstacle à son passage, et ce fut à l’aventurequ’elle poussa la première porte qui se présenta entrouverte devantelle.

Quelques instants après Clotilde, le Dr AbelLenoir franchit le seuil de la porte cochère.

Il était inquiet, on n’avait retrouvé la traced’aucun des membres de la bande Cadet, et Pistolet venait de luiapprendre que, dans la journée, des descentes de police avaient eulieu simultanément à l’hôtel Fitz-Roy, chez la comtesse Margueritede Clare et chez le Dr Samuel.

On le laissa pénétrer comme Clotilde jusquedans la maison ; mais plus clairvoyant que la pauvre jeunefille, il ne put manquer de « sentir », dès les premierspas, qu’il y avait là quelque chose d’anormal etd’extraordinaire.

Il entra néanmoins, monta l’escalier dupremier étage et se dirigea, selon son habitude, vers la chambre dela duchesse. Au moment d’y pénétrer, il entendit que l’on causaitdans le boudoir. C’était la fin de l’entretien d’Angèle et deMarguerite.

Quelques instants après encore, une troisièmepersonne arriva par la rue Pigalle.

C’était un homme qui marchait avec beaucoup depeine, et dont on ne pouvait voir le visage, caché sous deux bandesde toiles croisées.

Celui-ci n’étant pas signalé à la consigne,deux sentinelles dissimulées derrière les arbres, sortirent de leurabri et l’abordèrent.

– Ce n’est pas la rue ici, l’ami, ditl’une d’elles, reprenez la porte.

Mais l’autre, l’interrompit, disant :

– Tu ne reconnais donc pas, leManchot ! Et dans quel état !

Les deux hommes reculèrent d’un mêmemouvement.

L’un deux, qui était presque un enfant, mitpourtant de la gloriole à vaincre cette répugnance instinctive etse rapprocha.

– On va donc rire cette nuit,Clément ? demanda-t-il, faisant allusion au sinistre métier dumalheureux ; j’ai idée qu’ils t’attendent… Ne fais pas lefier : c’est moi, Saladin, le petit de Similor.

Il se rengorgea en prononçant ce nom illustre.Le Manchot l’écarta et passa sans répondre.

– C’est bon ! fit Saladin enregagnant son arbre ; paraît que ce qu’on dit est vrai.L’Amour t’a arrangé, et tu n’es pas de bonne humeur. Si tu ne veuxpas attraper une autre danse, ne te promène pas dans lejardin !

Parvenu au bout de l’avenue, le Manchot, aulieu de s’introduire dans la maison, tourna sur la gauche pourgagner le passage qui menait au jardin. Il se glissa derrière lesmassifs et guetta, collé au tronc d’un tilleul.

Rien ne bougeait autour de lui, mais bientôtle vent du soir apporta jusqu’à lui une odeur de pipe.

Il gonfla ses narines et flaira cette odeur,comme les gens qui s’y connaissent goûtent une gorgée de vin chezle marchand.

– C’est ça, dit-il, je reconnaîtrais sapipe entre mille !

Et il se tint coi, blotti par terre, malgré lagelée.

Ceux-là même qui auraient passé tout près delui n’auraient pas soupçonné sa présence.

Marguerite, cependant, avait rejoint Comayrol,Georges et Lirette au petit salon.

– Nous nous sommes entendues,Mme la duchesse et moi, dit-elle, c’est une bonneet belle réconciliation. Pardon, si je vous laisse encore. Je vaisbientôt revenir et ne vous quitterai plus.

Elle descendit le grand escalier et sortit parla grande porte.

Prenant alors le chemin suivi parClément-le-Manchot tout à l’heure, elle se rendit au jardin.

– L’Amour, appela-t-elle avecprécaution.

– Sacré tonnerre ! gronda une voixenrouée tout auprès d’elle, voilà un bête de froid ! je mesuis enrhumé comme un bœuf.

– Avez-vous l’échelle ?

– Il n’en manque pas d’échelles, onrépare l’entrée, ici à droite… Est-ce que ça va finir aujourd’huiou demain, cette affaire-là ?

– Encore dix minutes.

Elle examina la façade et s’orienta. Lesfenêtres du boudoir où avait eu lieu sa conversation avec Angèlerestaient éclairées. Marguerite les désigna du doigt etdit :

– Dressez l’échelle-là.

– Et après ?

– La fenêtre de gauche est restéeentrouverte ; celle où vous avez vu Angèle tout à l’heure…

– Est-ce que c’est Angèle qu’on varégler ?

– Non !… ce sera un malade ou celuiqui n’a qu’un bras. Vous savez bien, l’un ou l’autre : il nefaut qu’un coup.

– Un bon !… Et après ?

– La clef des champs, et à minuit, rue deBondy, au rez-de-chaussée : le coffret !

Cadet-l’Amour eut un grognement joyeux.

Derrière son arbre, le Manchot tendaitl’oreille.

Dans le boudoir où elle était restée seule,Angèle, en rouvrant les yeux, vit quelqu’un agenouillé auprèsd’elle.

– Abel ! c’est Dieu qui vousenvoie ! fit-elle, en joignant les mains. Puisque vous voilà,nous sommes peut-être sauvés ! Il se passe ici quelque chosede si terrible…

– Je sais ce qui se passe, interrompit ledocteur d’une voix grave et triste. Nous ne sommes pas sauvés. J’aipu entrer, mais je ne sais pas si je pourrai sortir…

– C’est donc bien vrai que nous sommesprisonniers !

– Exactement vrai… Madame, je vais fairede mon mieux pour trouver une issue, mais le temps presse, et enmon absence, qui sait ?…

– Vous avez donc entendu !gémit-elle, je n’ai pas rêvé !

– Tout, oui, j’ai tout entendu, et toutest réel parce que vos sauvages ennemis sont capables detout !

– Que faire, mon Dieu ! Margueriteva revenir… Combien de temps ai-je été évanouie ?

– Cinq minutes.

Elle répétait en se tordant lesbras :

– Elle ne m’avait donné qu’un quartd’heure ! Que faire ! que faire !

– Quoi qu’il arrive, prononça le docteuravec autorité, il faut que le fils de votre mari soit sauvé,madame.

Sa voix, en disant cela, ordonnait, maistremblait.

– Faut-il donc, s’écria Angèle révoltée,que votre fils à vous, meure ?

Le docteur se redressa.

Sur son visage on pouvait lire l’angoissepoignante qui lui torturait le cœur.

– Madame, répéta-t-il pourtant, et savoix ne tremblait plus, ceci est ma volonté. Quoi qu’il arrive, jevous le demande, et au besoin, je vous l’ordonne, il faut que lefils de votre mari soit sauvé ! C’est le devoir.

Angèle saisit sa main étendue et la baisa.

– Si vous aviez ordonné autrefois…dit-elle. Mais je vous obéirai : vous êtes mon maître et jevous aime ! Je jure que le fils du duc de Clarevivra !

Abel la releva serrée contre sapoitrine ; il y eut entre eux une rapide étreinte, puis ledocteur sortit.

Derrière lui, Angèle sortit aussi. Le corridorétait désert : elle courut, laissant tomber des parolesentrecoupées jusqu’à la chambre d’Albert.

Avant d’ouvrir la porte, elle prêtal’oreille.

Le docteur avait pu fuir peut-être, car, ducôté du vestibule on n’entendait aucun bruit.

Au contraire, dans le corridor, qu’Angèlevenait de suivre en quittant le boudoir et sur lequel donnait aussisa propre chambre, à elle, un pas léger sonnait, du moins Angèle sefigura cela : un pas de femme. Angèle regarda, essayant depercer l’obscurité, mais elle ne vit rien.

Elle poussa la porte et entra chez le mieuxaimé de ses fils.

Albert dormait et il rêvait. Le nom deClotilde expira entre ses lèvres.

Un sanglot déchira la poitrine d’Angèle quipensa :

– Ce n’est pas à moi qu’il songe et c’estpour un autre que je meurs ! Elle s’arracha de ce chevetadoré, disant encore :

– Si je l’éveillais, tout seraitperdu ! Il ne voudrait pas…

Elle écouta de nouveau parce que ce légerbruit, entendu dans le corridor, restait autour de son oreille.

Mais les minutes étaient comptées.

Angèle prit la veilleuse qui était sur latable de nuit et traversa la chambre pour gagner une baie ouverte,au-devant de laquelle tombait seulement une draperie.

C’était la garde-robe où étaient les vêtementsd’Albert.

Angèle souleva la draperie, et, aussitôtentrée, elle déposa la lampe pour faire choix d’un costume d’hommecomplet dont elle rangea les pièces méthodiquement, comme on faitavant de s’habiller ; elle se hâtait tant qu’elle pouvait,mais ses mains frissonnantes trahissaient son empressement.

Au moment où elle dégrafait sa robe, ce bruitqui la poursuivait, ce bruit de pas, vint encore à son oreille, et,cette fois, il partait de la chambre même d’Albert.

Au seuil de la garde-robe il y avait une femmedebout, entre les draperies : une jeune fille admirablementbelle, mais plus pâle encore qu’Albert lui-même, échevelée etportant dans son regard le morne symptôme de la folie.

D’une main, cette jeune fille tenait à poignéeles masses prodigieuses de sa chevelure, de l’autre, elle maniaitune paire de ciseaux, qui, courant et grinçant à travers lasplendeur des boucles blondes, couvraient le plancher d’une moissonde soie et d’or.

Mme la duchesse de Claren’avait jamais vu Clotilde, mais elle la devina du premier coupd’œil, car, dans sa stupeur, ce fut le nom de Clotilde qui lui vintaux lèvres.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer