La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 20La chambre d’Albert

 

Vers cette même heure, il ne faisait pasencore jour, rue Pigalle, dans le petit hôtel de Souzay quidormait, silencieux, tout au fond de son étroite avenue.

C’est seulement une heure plus tard queMme Meyer (de Prusse) avait coutume de se mettre encampagne, chaque matin, pour porter des nouvelles de ses maîtresaux fournisseurs.

Georges était seul dans sa chambre et dormaitd’un sommeil agité. Je ne sais quoi l’éveilla, un rêve peut-être,et il se leva sur son séant pour regarder tout autour de lui.

Impossible de voir une plus franche, une pluscharmante figure d’amoureux, et quand le regard, détaché de sonvisage, tombait jusqu’à son bras, on éprouvait un serrement decœur.

– Ah ! bon ! fit-il en riant,je ne suis plus dans mon paradis de la Force ! PauvreM. Buin ! Je ne sais pas encore bien pourquoi tant decache-cache et tant de mystères, mais j’épouse ma belle petiteClotilde, à ce qu’il paraît, pour tout de bon, et ma foi, je trouvele pis-aller délicieux ! Est-elle assez jolie ! Et commeelle m’aime !

Il jeta le bras gauche en arrière, sansregarder, pour prendre quelque chose sur sa table de nuit, et sesdoigts rencontrèrent des fleurs fanées.

Sa figure changea comme si on eût éteintbrusquement le rayon qui éclairait son sourire.

Il retira sa main vivement : lesviolettes, pourtant, n’ont pas d’épines.

– Comme elle a embelli !murmura-t-il, pendant que le nuage descendait plus sombre sur sonfront.

Évidemment, ce n’était plus de Clotilde qu’ilparlait. Il reprit tout pensif :

– Comme elle a grandi ! C’est unejeune fille aussi ! Et j’avais beau faire ! Le regard deses grands yeux sauvages et doux m’éblouissait, pendant queClotilde me parlait d’amour. Clotilde ! ma bonne, ma vaillanteClotilde ! Je veux l’aimer ! Sur ma foi, je leveux !

Ah ! certes, il disait vrai ; maissa main retourna à la table de nuit et prit le bouquet deviolettes.

– Et tout cela, gronda-t-il avec colère,parce que je lui ai envoyé un baiser, à cette petite, un soirqu’elle dansait sur la corde. Avait-elle quinze ans ? J’eustort, on n’envoie pas de baisers… Elle me le rendit, ah !devant tout le monde ! Quelle honte, mais comme j’étaisheureux !

Il respira les fleurs et ferma les yeux commepour mieux en savourer le parfum.

– Pour un peu, moi, d’abord, reprit-il,je serais sentimental comme un demi-cent de troubadours… Mais cebaiser ne lui donne pas de droits sur moi, que diable !… Etdepuis ce soir-là, pendant des mois, pendant plus d’une année, ellem’a suivi ! C’était mon ombre ! Je crois, Dieu mepardonne, qu’elle m’aurait porté son bouquet de violettes au boutdu monde : c’est de la persécution ! Entrez…

Il baisa encore une fois le bouquet avant dele glisser dans son sein. La porte s’ouvrit. Tardenois venait direque Mme la duchesse désirait voir Georgessur-le-champ. Le vieux valet n’avait pas achevé que Georges étaitdéjà hors du lit.

– Et Albert ? demanda-t-il.

Tardenois secoua la tête tristement etrépondit :

– Mme la duchesse n’a paspermis qu’on le vît ce matin. C’est toujours comme cela, quandM. le duc est plus malade.

Georges était déjà prêt. Tardenois marchadevant lui, traversa le corridor, ouvrit une porte etrépéta :

– M. le duc.

La veille encore, on ne donnait à Georges quele titre de prince.

Y avait-il donc deux ducs, àprésent ?

C’était une grande pièce dont les deuxcroisées avaient leurs persiennes closes. Au fond, une large alcôvelaissait retomber ses rideaux qui cachaient le lit.

On n’a pas besoin de savoir pour dire :il y a ici un malade ; la souffrance a ses effluves comme leplaisir épand son parfum.

Mme la duchesse de Clare,pâle, triste, mais toujours belle, malgré la fatigue d’une nuitsans sommeil, était assise au coin de la haute cheminée, où couvaitun feu doux. Auprès d’elle, sur un guéridon, restaient la lampeéteinte et le livre des prières qui avaient servi à sa veillée.

Georges s’approcha d’elle vivement et voulutlui baiser la main, mais elle lui jeta ses deux bras autour du couet l’embrassa à deux ou trois reprises, penché qu’il étaitau-dessus d’elle, au front d’abord, puis avec une sorted’emportement douloureux à la place où le bras droit aurait dûcontinuer l’épaule.

– Tout ce que tu as souffert en ta vie,dit-elle, vient de moi !

– Est-ce qu’Albert est plus mal, mamère ? demanda Georges.

– Non, répliqua-t-elle, Albert ne peutpas être plus mal sans mourir. Tu l’as vu hier au soir ?

– Je l’ai vu.

– L’aurais-tu reconnu ?

– Ma mère, dit Georges à voix basse,pendant que son regard allait vers le lit, on croit parfois lesmalades endormis et ils écoutent. Prenez garde.

Angèle secoua la tête lentement.

– Ce matin, il ne nous écoute pas,dit-elle. Ai-je su jamais résister à sa fantaisie ? Il a voulusortir…

– Dans l’état où il est ! s’écriaGeorges. Mais puisque nous sommes seuls, je vous en prie, ma mère,dites-moi quelle est sa maladie.

– Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ?murmura Angèle au lieu de répondre.

– Après vous, je n’aime rien davantage aumonde.

– Pas même ta fiancée ?

Georges rougit.Mme de Clare reprit, tandis qu’un peu de sangrevenait aussi à ses joues :

– Mais ce n’est pas pour te parler denotre cher malade que je t’ai appelé aujourd’hui. Nous causons bienrarement, nous deux, Georges. Quand une mère voit un de ses filsdépérir… mourir… Figure-toi que je l’ai cru empoisonné… Et jemédisais : c’est le châtiment de Dieu… Te souviens-tu comme ilétait joyeux et fort, et fou, l’année dernière à époquepareille ? Il me semble entendre encore le rire éclatant quiannonçait de loin sa présence…

Deux larmes roulaient sur sa joue. Elles’interrompit dans un sanglot, et Georges murmura :

– Vous avez dit, empoisonné…

– Je suis une extravagante ! Ledocteur dit que je perds la tête. Si l’un de vous devait être enbutte aux tentatives des assassins…

Elle s’arrêta, et Georges acheva dans l’élande son cœur.

– Grâce à Dieu, ce serait moi !

La main froide d’Angèle s’appuya contre sonfront.

– Tu m’entends, dit-elle, avec une sorted’impatience, je ne veux pas que nous parlions de lui aujourd’hui.Lui ! toujours lui ! jamais rien que lui ! il y ades moments où je le prendrais en haine…

Elle frappait du pied, parce que Georgessouriait en la regardant.

– Tu ne me crois pas !s’écria-t-elle. Eh bien ! c’est pourtant la vérité vraie. Quede fois je me suis vue sur le point de le haïr !

Elle arrêta d’un geste dur la protestation quipendait aux lèvres de Georges, et reprit avec une volubilitésoudaine :

– Il me résistait ! Tout enfant, ilétait mon maître. Dans cette maison y a-t-il jamais eu autre choseque sa volonté ?

– Il avait droit… glissa Georges, quivoulait de bonne foi calmer ce grand courroux.

– Droit ! répétaMme de Clare avec une expression si étrangeque Georges resta bouche béante à la regarder.

Elle baissa les yeux et poursuivit pendantqu’une rougeur fugitive passait sur ses joues :

– Tandis que toi, tu m’obéissais,Georges, mon fils, mon cher fils, toujours, quoi qu’il pût encoûter à tes caprices d’enfant ! Tu devançais mes ordres, tucherchais à deviner mes désirs, tu m’aimais…

– Oh ! lui aussi, ma mère !

– Je ne sais ! Les tyrans n’aimentpersonne. Je te dis que je ne veux pas parler de lui ! Jamaisil ne m’a quittée ; toi, tu as été éloigné, exilé…

– C’était dans mon intérêt…

– C’était… oui, tu dis vrai, j’avais peurpour toi…

Elle s’arrêta encore une fois. Il y avait untrouble poignant au fond de sa conscience.

Autrefois, au lit de mort du duc William, elleavait pu lui dire : « Jamais je ne vous aimenti ! »

Aurait-elle pu dire encore, à l’heure où noussommes, qu’elle était pure de tout mensonge ?

L’histoire de cette belle Angèle Tupinier deBeaugé sera courte.

Quelque temps après la mort de son mari, laduchesse Angèle, repoussée jusqu’alors par la maison de Clare quicontestait la validité de son union, avait été accueillie par lanoble et malheureuse princesse d’Eppstein[7] (Nita deClare), tante du dernier duc, grâce à l’entremise du Dr AbelLenoir.

Puissamment riche et plus généreuse qu’unereine, la princesse d’Eppstein avait reconnu ou plutôt constitué ledouaire qu’Angèle ne pouvait réclamer en l’absence de tout acteétablissant son mariage.

Le Dr Abel Lenoir avait placé auprès d’ellealors les deux plus fidèles valets de son mari : Tardenois etLarsonneur.

En entrant dans la maison, ces valets et ledocteur lui-même (car il était resté éloigné d’Angèle pendant unlong espace de temps) avaient trouvé deux enfants dont l’un étaitassurément l’héritier de Clare.

Mais lequel ?

Angèle n’avait pas encore menti. Le princeGeorges, qu’on appelait alors Clément et qui venait de rentrer à lamaison paternelle, privé d’un bras au château du Bréhut, enBretagne, était pour le monde « le duc ». L’autre,Albert, n’était rien, sinon pour le docteur Abel qui souventl’embrassait à la dérobée.

Mais, pendant que le docteur combattait lessuites de l’infernal supplice infligé au pauvre enfant par cettebête féroce de Tupinier, un travail se fit dans l’opinion de lamaison.

On peut mentir autrement que par laparole.

Le docteur savait que, au jour de sanaissance, le premier né d’Angèle, son fils à lui, Abel, avait reçule nom de Clément.

Par suite des circonstances, pendant la vie etaprès la mort du duc William, les deux enfants étaient toujoursrestés aux soins d’Angèle et d’Angèle seule.

Tardenois, de son côté, savait que le petitduc, né à Glasgow portait le nom d’Albert.

Il y avait donc eu échange de noms.

Était-ce Angèle qui avait opéré cetéchange ?

Quant à ce troisième nom : Georges, iln’y avait aucun mystère, au moins en ce qui concerne les gens de lamaison.

Il avait été choisi par le docteur lui-mêmequand notre pauvre Clément, à peine guéri et muni de ce brasfactice qui faisait illusion, entra de nouveau en campagne commeprétendant à la main de Clotilde de Clare.

Garder le nom de Clément chez Adèle Jaffreteût été par trop téméraire, et je crois bien que, même en laissantce nom à l’hôtel de Souzay, Georges n’espérait point tromperCadet-l’Amour déguisé en vieille femme.

Ils s’étaient vus tous les deux trop longtempset de trop près pour cela.

Mais le propre de cet étrange carnaval auquelnous assistons était précisément la transparence de tous lestravestissements.

Les deux partis se battaient entre eux cartessur table, ne cachant leur jeu qu’au-dehors, savoir : les gensde la bande Cadet parce qu’ils fuyaient la justice et la police,les soldats du Dr Lenoir parce qu’ils ne voulaient ni de l’une nide l’autre.

Nous racontons, nous ne jugeons pas.

Pour ce qui regarde le brouillard amoncelé àplaisir autour de l’état civil des deux jeunes gens, Georges etAlbert, si quelqu’un se plaint, tant mieux, car, alors c’est quenous aurons rendu la situation avec une exactitude absolue.

Personne, en effet, ne savait, pas plus dansla maison qu’ailleurs : ni Tardenois, ni Larsonneur, ni ledocteur Abel qui hésitait maintenant entre Albert et Georges dansson amour de père, ni Georges ni Albert eux-mêmes, personne,excepté la duchesse Angèle, ne savait la vérité.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer