La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 16Adèle Jaffret

 

Il atteignit avec le temps, ce chiffre dufonds social, à des proportions vraiment fantastiques, et, à mesurequ’il grossissait, représentant une montagne d’or, le désir departager grandissait aussi dans la pensée des associés. Beaucoup enmoururent, car le colonel, avec le temps, n’avait pas perdu labonne habitude de mettre en terre ceux qui lui faisaient del’opposition. Rien de plus doucement paternel que sonautorité ; il n’avait jamais que des paroles caressantes pour« ses bons petits enfants » ; seulement, le terribleMarchef avait souvent de la besogne.

Il y avait eu nombre de révoltes danslesquelles ces hommes forts, intelligents, féroces, que nulle pitién’aurait pu arrêter, avaient été joués sous jambe par ce vieillardfantôme, presque diaphane à force de maigreur et que la plus faibledes femmes eût terrassé en le touchant seulement du petitdoigt.

Le colonel garda pendant de longues annéescette vie qui n’avait plus que le souffle et qui ressemblait à uneperpétuelle agonie, mais qui, dans sa faiblesse, concentrait une sigrande somme de puissance que, jusqu’à la dernière minute, aucuneforce humaine ne sut lui résister.

Il mourut enfin ; mais sa volontéobstinée resta vivante. Ceux qu’il avait opprimés et enchaînés soussa loi par l’espoir de l’immense proie à partager ne furent pointses héritiers, et, dans la nuit de sa tombe, il continua de lesrailler impitoyablement, comme il l’avait fait au jour de lavie.

Il avait emporté le Trésor dans l’autremonde !

Après sa mort, l’association frappées’engourdit un instant dans le découragement. Le lien mystérieux serompit : la tête manquait à ce monstre. Pendant plusieursannées, les Maîtres qui survivaient séparèrent leurs efforts,dirigés pourtant vers un but unique : la découverte duTrésor ; et l’armée sans chefs se débanda.

Mais la faim, qui fait sortir le loup du bois,rassembla bientôt quelques débris de la frérie désemparée. Il yavait une organisation toute faite sur laquelle le premier venupouvait mettre la main. Un jour, la forêt de Paris tressaillitjoyeusement jusqu’au fond de ses ombres. Une bonne nouvelle couraitde hallier en hallier : le Fera-t-il jour demainressuscitait de son mortel sommeil.

Ce n’étaient plus les Habits Noirs. Il faut unsang nouveau pour rajeunir les institutions vieillies. C’était labande Cadet qui naissait.

Il est dans ces pays ténébreux qui sontl’antipode de nos resplendissants boulevards, dans cette barbariequi est l’envers de notre civilisation, des gloires que nous neconnaissons pas ou du moins dont nous ne soupçonnons pas l’étonnantprestige.

Les coquins que les débats judiciaires,trompetés par l’émulation des journaux, font célèbres pour nous, nesont parfois que des doublures sur le grand théâtre du crime.

Ils se sont laissé prendre d’abord :mauvaise note. Ceux qui ne se laissent pas prendre valentévidemment mieux.

Le plus souvent, on peut les ranger dans lacatégorie des solitaires comme Tropmann, ou bien, comme Lacenaire,dans le rang des excentriques, opérant à l’aide d’un petit nombrede complices. Ils aiment le bruit, les débats leur en donnent etils s’en vont contents. Ne les prenez pas pour des hérossérieux.

Ou tout au moins tarifez-les comme vousferiez, s’il s’agissait du commerce des nouveautés, pour tel petitmarchand famélique, mis en face de ces écrasantesentreprises : les magasins du Bon-Marché ou du Louvre.

Il y avait quelque part dans le sous-solparisien, mais nul ne savait où (surtout la police), un solidegaillard, condamné à mort cinq fois par contumace et qui se portaitbien.

Voilà un homme !

Celui-là n’avait jamais donné des lambeaux desa biographie aux reporters. Il se cachait avec une adresse quitenait de la sorcellerie et vivait en bon bourgeois, disait-on,avec ses cinq condamnations dans sa poche. Il avait« servi » sous le colonel.

Celui-là était vraiment célèbre en Sauvagie,le mystérieux pays, situé à cent pieds sous les caves, où rampe lepublic d’élite capable d’apprécier à sa juste valeur la réputationd’un assassin.

Les tours légendaires qu’il avait joués à lajustice lui donnaient le droit de rire en haussant les épaulesquand on parlait des héros imbéciles dont la vogue se fait par laGazette des Tribunaux.

– On ne parlera jamais de moi, disait-il,pas si bête !

Personne ne savait au juste son âge, car il yavait des années qu’il vivait entouré d’un mystère impénétrable,dévoilant son existence seulement par le mal qu’il faisait.

Dans les mers du Nord, on dit que la baleinepeut vivre longtemps sous l’eau, mais qu’il lui faut enfin remonterà la surface pour respirer. Alors, sur le dos énorme de l’océan,une tache d’écume apparaît au loin et les harponneurs se hâtent.Quand une tache rouge apparaissait dans la mer de Paris, la justiceet la police forçaient de rames.

Mais la baleine est partie souvent quand lesharponneurs arrivent. Quand la police et la justice arrivaient,l’une pressant l’autre, Cadet-l’Amour avait toujours fait leplongeon.

C’était la moitié de son nom : ils’appelait Tupinier, dit Cadet-l’Amour a cause de ses succès auprèsdes dames. Il était laid, méchant, poltron homme contre homme, maisd’une bravoure fabuleuse sur le champ de bataille du crime. Malgréson âge, on le disait capable d’en remontrer à Auriol pourl’agilité.

Pour la finesse, il valait feu Talleyrand.

Tel était l’homme dont le nom populaireservait de raison sociale au Fera-t-il jour demainessayant de renaître de ses cendres. Bandit de bas lieu, soldatd’action, ayant mis toujours lui-même « la main à lapâte », il commandait aux anciens Maîtres dont quelques-unsétaient assis aux premiers gradins de l’échelle.

Il s’était imposé en promettant deuxchoses : trouver le Trésor de la Merci, faire un choix parmiles affaires entamées du vivant du colonel, et suivre les bonnes entravaillant au jour le jour pour faire vivre l’association.

Et l’association vivait.

Mais le mystère, qui autrefois entourait lePère-à-tous n’était rien auprès des précautions infinies queprenait Tupinier, dit Cadet-l’Amour. Ses commandements partaientd’un nuage. On ne l’avait jamais vu. Les uns disaient qu’iltransmettait ses instructions à Adèle Jaffret, mais comment ?Les autres, allant plus loin encore, prétendaient que l’associationse parait du nom célèbre de Cadet, comme certaines bandesindustrielles achètent, dit-on, le titre de duc, le nom d’ungénéral, d’un ancien ministre ou sénateur, pour illustrer leurconseil de surveillance.

Tupinier, selon ces derniers, était bien tropmadré pour se fourrer dans une pareille galère.

Quoi qu’il en fût, par délégation ouautrement, cette vieille femme aux allures singulières, AdèleJaffret, avait tous les dehors de l’autorité aussi bien dans sonménage que dans le conseil, et les membres de la frérie restauréene connaissaient pas d’autre commandement que le sien.

On doit penser, en considérant ses grandeursnouvelles, que la vieille Adèle, femme d’un simple comparse dans lalugubre comédie du passé, ne devait pas être à son aise sur cetrône, occupé jadis par le colonel Bozzo.

Elle s’y tenait pourtant, mais ce n’était passans peine, et, certes, son autorité ne ressemblait point à cellede l’ancien Père-à-tous.

Ce n’était pas non plus la premièrevenue ; une femme de capacité ordinaire, je dirais aussi bienun homme, eût perdu la tête cent fois pour une au milieu descomplications qui l’entouraient. Elle connaissait les affaires etla vie beaucoup mieux qu’on n’aurait pu l’attendre de la compagnedu bon Jaffret. Il y avait même en elle, à de certaines heures,comme un souvenir de grandes manières oubliées et de nativesdistinctions qui contrastaient singulièrement avec ses habitudesactuelles.

Mais, nonobstant cela, en apparence du moins,elle régnait plutôt par l’adresse que par la force ; son rôleétait la lutte constante, même vis-à-vis des subalternes commeM. Noël dont elle n’acceptait les renseignements qu’à lacondition de paraître mieux informée que lui : preuve defaiblesse.

Nous les avons laissés ensemble tous les deuxdans le cabinet de M. Jaffret, M. Noël allumant sa pipe,Adèle entrouvrant la porte du salon pour demander :

– Eh bien ! et notre princecharmant ?

Il lui fut répondu par maître Isidore Souëf enpersonne et d’un ton de mauvaise humeur très accentué :

– J’ose dire que la conduite du futurépoux laisse à désirer au point de vue des convenances. Il est enretard de trente-cinq minutes.

– Alors, repartit Adèle bonnement, jepeux achever mes petites affaires. Vous me préviendrez quand onaura besoin de moi.

Et elle referma la porte. En revenant à sonfauteuil, elle dit avec le plus grand calme :

– Maître Souëf est comme le directeur dela prison, il nous embaume de son odeur de bon bourgeois. Nous enavons d’autres.

Personne assurément n’eût deviné l’émotion quelui avaient causée les dernières paroles de Noël dénonçant unecontre-association qui semblait vouloir la combattre avec sespropres armes. Elle fuma de nouveau, mais en se jouant etmodérément. M. Noël lui dit :

– Ça n’a pas l’air de vous inquiéter, leretard du prince Charmant ?

– Mon fils, répliqua-t-elle, c’estarrangé comme une machine à tricoter les bas. Si tu as occasion,regardes-en une de près et vois fonctionner tous les petitsaffiquets qui la composent. Ceux qui ont inventé la chose étaientdes gens d’esprit, mais, nous autres, nous n’avons plus qu’àtoucher la manivelle et à regarder marcher. Je savais que le princeserait en retard, comme je sais pourquoi le prince est en retard.L’affaire est jolie, et je t’en signe mon billet, elle est jolimentmenée… Dis, bonhomme, tu me plais, veux-tu passer ton examen pourune bonne place qui est vacante ? On est de vieux amis, toi etmoi, mon Piquepuce, et tu peux faire mieux que d’être toujours unsimple pousse-caillou au régiment des taupes, farceur !

– Quelle place et quel examen ?demanda M. Noël ; faudrait-il quitter laprison ?

– Au contraire, tu aurais l’emploi de ceM. Larsonneur qui t’a escamoté Clément-le-Manchot. Tu sais, nete fais pas de mal : il y avait quelqu’un qui ne voulait pasque tu réussisses.

– Vous ?

– Non.

– Il y a donc quelqu’un au-dessus devous ?

– Savoir ! prononça la vieille avecemphase. Ne sois jamais trop curieux avec moi, ça ne te porteraitpas bonne chance… Y es-tu ?

– Tout de même. Examinez.

– Eh bien ! vide ton sac au sujet deceux qui t’ont soufflé les deux ans de noces et festins que tucomptais te payer avec les vingt mille francs du condamné. N’oublierien, c’est pour voir si tu en sais aussi long que nous.

– Bon. Alors, tout était sens dessusdessous dans la cour, et le directeur s’arrachait les cheveux enpleurant qu’il était déshonoré…

– Passe !

– J’ai cru d’abord que tout le monde dela voiture et aussi les gendarmes en étaient, tant ça me semblaitdrôle que le Manchot se fût évanoui comme ça. Un des gendarmes meconta la chose de la boîte d’imprimés. C’est connu, mais pas bête.Du reste, ça n’a pas servi beaucoup, tant les trucs étaient biengraissés et nombreux. Il y en avait un tous les dix pas, et je suissûr qu’entre la rue Pavée et la place Royale, ils étaient plus decinquante figurants qui travaillaient pour le nouveau Fera-t-iljour demain… ou l’ancien, puisque vous dites que c’est la mêmechose. La femme avec un voile était le condamné, comme de juste, etle vieux monsieur était Larsonneur, ou bien… tiens, cetteidée ! Toc ! ça m’est venu tout raide ! C’étaitpeut-être vous !

Maman Jaffret tressaillit si violemment queM. Noël resta tout interdit à la regarder.

– Est-ce que mes pieds sont dans leplat ? murmura-t-il d’un air moitié craintif, moitié content,en examinant Adèle Jaffret du coin de l’œil.

– Animal ! répliqua la vieille quiétait déjà remise de son trouble et qui s’efforçait à rire, tum’amuses avec tes bêtises. Comment veux-tu qu’on me prenne pour unhomme, moi !…

– Dame…, commença M. Noël.

Mais il s’interrompit brusquement etajouta :

– Au fait, c’est juste, ça ne se peutpas, rapport à vos deux grains de beauté qui sont detaille !

Malgré la maigreur musculeuse de son cou, lavieille avait en effet, sous la soie de son corsage, une paire decontours formidables.

– Vas-tu me manquer de respect,maintenant ! gronda-t-elle avec une colère comique. J’ai tortde me familiariser avec toi, mon Piquepuce, tu n’es pas quelqu’unde comme il faut.

Il y avait dans ses mains, quoi qu’elle fît,un imperceptible tremblement, mais son visage était tranquille.M. Noël l’examinait du coin de l’œil, il dit :

– Faut croire que c’étaitM. Larsonneur tout de même. D’ailleurs, vous allez bien voirque le gredin a du talent. Attention, voilà l’histoire :

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