La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

III – Angèle

 

Une femme parut sur le seuil, et s’y arrêtapour jeter un regard dans le salon. Elle était grande etadmirablement gracieuse dans sa taille dont une robe noiredessinait les contours. Un voile épais de dentelle noire retombaitsur son visage, et pourtant je ne sais quel rayonnement de jeunesseet de beauté traversa l’atmosphère lugubre du salon.

Vénus ne se déguise pas, a dit le poètelatin : incessu patuit dea ; un mouvement latrahit, un geste la dévoile. Ainsi en est-il de tous leschefs-d’œuvre de Dieu. Cachez une rose et son parfum ladénoncera.

Mais dans le vers de Virgile, Vénus marche, etc’est à son allure divine qu’elle est reconnue : celle-ci, lafemme arrêtée au seuil, ne bougeait pas ; le charme étrangedont je viens de parler s’épandait de son immobilité même.

– Angèle ! murmura le malade dontl’œil eut une lueur ardente, pendant que ses pauvres joues pâlesreprenaient une nuance de vie, approchez-vous de moi. Je vousremercie d’être venue.

Elle traversa aussitôt la chambre d’un pasrapide, mais silencieux. La panthère, cette créature charmante etterrible, marche sur des coussinets de velours. Le malade tremblaitcomme l’enfant qui a désiré violemment et qui voit tout à coupsurgir son souhait accompli.

Elle s’arrêta à deux pas du chevet de son mari(car cette femme était Mme la princesse de Souzay,duchesse de Clare depuis la mort du général), à la place même oùMorand était naguère.

Elle n’avait pas encore parlé, mais tout enelle disait la profonde émotion qui la poignait.

– Angèle ! répéta le malade commes’il eût éprouvé à prononcer ce nom une volupté mortelle quil’exaltait et le brisait à la fois, approchez-vous.

Elle obéit.

– Donnez-moi votre main.

Elle obéit encore, mais quand le malade voulutporter cette main à ses lèvres, elle la retira, disant toutbas :

– Ne faites pas cela, monsieur leduc !

Il répondit, et son accent était plein deprières :

– Ne voyez-vous pas que je vaismourir ?

L’étoffe de la robe et le voile eurent unfrémissement.

– Je voudrais, dit-elle, de sa voix graveet harmonieuse comme un chant, prolonger votre vie au prix de lamienne !

Un sourire incrédule erra sur les lèvres deM. de Clare, qui murmura :

– Vous serez libre après ma mort. Ellebaissa la tête et ne répliqua point.

– Que je vous voie encore une fois !dit-il. Aussitôt, elle leva son voile.

Ce fut comme un éblouissement dans cettechambre de deuil : un front de jeune fille, tout radieux denoble candeur sous la richesse d’une adorable chevelure blonde, decette nuance qui brûle et rafraîchit la bouche dans lebaiser ; un regard de femme, doux et tranchant comme le fil deces lames damasquinées où l’acier mat étincelle d’or, un nez droit,ailé délicatement, une bouche sérieuse où se devinaient lesenchantements du sourire, un cou flexible aux lignes caressantes,et sur tout cela le charme éclatant, qui ne se définit pas, lecharme de l’épanouissement accompli, mais tout jeune, prodiguant letrésor de ses premiers parfums.

Son âge ? L’aîné de ses fils avait douzeans, mais il y a un miracle de jeunesse dans la parfaite beauté. Etcelle-ci était « belle à la folie » comme avait ditM. le prince de Souzay, qui n’était pas encore duc de Clare,en la voyant pour la première fois.

Belle de toutes les beautés, régulière etpiquante, pleine en même temps de tendresses et de fiertés, rieuseet digne, hautaine avec des souplesses imprévues ; elle avaittout, jusqu’à la gentillesse qui semblait si fort au-dessousd’elle.

Quand elle releva son voile, deux larmessuspendues à ses longs cils roulèrent sur la pâleur veloutée de sesjoues.

Le duc laissa échapper un gémissement. La joiedouloureuse qu’il éprouva était trop forte pour lui. Il ferma sespaupières éblouies.

– Vous êtes plus belle que mes souvenirsde bonheur ! dit-il, parlant pour lui-même avec la voix del’extase. Je me suis reproché souvent de vous avoir aimée ;qui donc aurait pu ne pas vous aimer ?…

« Mais vous avez souffert, vous aussi,Angèle ? s’interrompit-il en la contemplant de nouveau.

– Oui, dit-elle, je souffre, c’estvrai.

– Cela vous serait-il un soulagement sije vous pardonnais avant de mourir ?

D’un mouvement rapide comme l’éclair elle sepencha et mit un baiser sur sa main. Il en eut un choc dont laviolence l’épuisa, et il pleura à son tour, balbutiant :

– Si vous aviez eu confiance en moi,comme nous aurions été heureux !

Elle se redressa, son émotion n’existaitplus.

– Jamais, prononça-t-elle froidement, jene vous ai trompé, monsieur le duc. Si j’accepte votre pardon avecreconnaissance, c’est que j’ai été votre malheur, mais cela, endehors de ma volonté et malgré moi.

Pour la seconde fois, le malade ferma lesyeux. Au bout d’un instant, il demanda :

– Mon fils est-il vivant ?

– Oui, dit-elle.

– Et le vôtre ?

– Oui.

C’était le même mot, mais l’accent était sidifférent que M. de Clare retomba tout au fond de samortelle tristesse. Il dit :

– Je pourvoirai au sort de votre fils,madame.

– Je ne vous ai rien demandé,répondit-elle.

– C’est vrai, vous êtes fière pour lui.Celui-là, vous l’aimez, mais l’autre… Mon fils est condamné. Il n’ajamais eu de père, et il n’aura pas de mère, Angèle !Angèle ! Je vous hais et je vous maudis !

Angèle ne pleurait plus, mais sa belle têtepensive s’inclinait.

– Prince, dit-elle, vous ne savez rien demoi. Votre fils est mon fils, Dieu m’est témoin que je veux remplirmes devoirs de mère. Je suis ici pour cela. Vous vous trompez encroyant me haïr, et vous n’avez pas le droit de me maudire.

Sa voix parlait de haut, mais avec desinflexions d’une douceur angélique. Tout à coup, ses genouxfléchirent d’un brusque mouvement et le malade étonné la vitprosternée à son chevet. Il voulut protester, elle lui ferma labouche d’une main amie, qu’il baisa malgré lui passionnément.

– William, reprit-elle, ce n’est pluspour implorer votre pardon, c’est pour vous accorder le mien ;c’est aussi pour que vous m’entendiez de plus près et que votreregard voie mieux au-dedans de mon âme. J’étais la fiancée d’unhomme qui m’aimait ardemment ; et que je croyais aimer ;j’étais sa femme devant Dieu, et c’est envers lui que je suiscriminelle, car nous avions un fils. L’homme dont je parle, et dontautrefois il vous peinait d’entendre prononcer le nom…

– Abel Lenoir ! interrompitM. de Clare avec amertume.

– Abel Lenoir, poursuivit-elle, nereculait pas devant notre union, au contraire. Quelque chose en luiest plus grand que son amour, c’est le devoir…

– Vous l’aimiez, celui-là !

– Plût à Dieu que je l’eusse aimé commeil méritait d’être aimé ! Je suis femme. Peut-être lanoblesse, la sainteté plutôt de ce cœur où jamais n’entra unepensée égoïste ou mauvaise, était-elle par trop au-dessus demoi…

– Qui donc aimiez-vous, alors ?interrompit M. de Clare.

– Mon fils, répondit-elle en baissant lesyeux, le petit enfant qui était dans son berceau entre nousdeux…

– Et vous avez abandonné son père !s’écria le duc.

Il s’était relevé sur le coude ;l’indignation rendait une force à sa voix.

Angèle courba la tête dans sa douleurhumiliée. En elle, la sincérité du repentir s’imposait comme uneévidence. Elle était si merveilleusement belle ainsi que le duc serenversa en arrière, vaincu par une angoisse d’amour.

– Oui, dit-elle, répétant la parole déjàprononcée : envers lui, je fus criminelle, et lui, mais luiseulement aurait le droit de me maudire…

– Qu’importe ? Je le hais.L’avez-vous revu ?

– Jamais, et ce n’est pas de lui que jeviens vous entretenir, mais de vous. J’en appelle à vos souvenirs,William. Vous étiez beau, brillant, vous aviez cette couronne depassions et de folies qui nous attire, dit-on, nous autresfemmes ; vous étiez noble presque autant qu’un roi, et riche àréaliser les souhaits des contes de fées. Quand notre mauvais sortnous plaça en face l’un de l’autre, quel accueilreçûtes-vous !

M. de Clare garda le silence.

– Avez-vous oublié, continua Angèle, quebien des fois, ah ! plus de cent fois, je vous ai dit :il y a un secret qui me sépare de vous !…

– Je croyais que c’était un prétexte,balbutia le duc, j’avais si grande terreur de n’être pasaimé !

– Vous étiez aimé, William, commentpourrai-je vous dire cela ? aimé d’une autre tendresse, maisplus vivement peut-être qu’Abel. J’étais bien enfant :avais-je seize ans révolus ? Vous m’apparaissiez comme unsoleil ; mais à travers vos rayons, je voyais au moins destaches. Toutes les curiosités de mon âge et toutes les frayeursaussi étaient éveillées par vous en moi. Cependant, et c’est iciqu’il faut m’écouter, je n’aurais jamais consenti à devenir votrefemme sans les conseils du marquis…

– Votre père, dit M. de Clareavec une nuance de mépris.

– Oh !… fit Angèle en se redressantde son haut. Il y avait dans sa voix de l’horreur et du dégoût.

– M. le marquis de Tupinier n’est-ilpas votre père ?

– Non, grâce au ciel ! cette honte,cette douleur me sont au moins épargnées.

– Alors, comment ai-je pu le croire silongtemps ?

Les paroles se pressaient sur les lèvresd’Angèle, on voyait bien qu’elle était sûre de vaincre pourvu qu’illui fût permis de plaider ; mais depuis quelques minutes, sonregard, attaché à celui du malade, suivait avec inquiétude leprogrès visible de sa faiblesse.

– Monsieur le duc, demanda-t-elle, nevoulez-vous point prendre un instant de repos ? La fatiguevous accable.

– Parlez, répondit M. de Clare,dont la voix sèche et sourde allait s’éteignant ; si je n’aiplus beaucoup de temps, ne le dépensez pas au moins ensubterfuges.

Angèle sembla se recueillir et dit :

– Je parlerai, vous saurez enfin ce quime regarde, mais j’abrégerai, je vous en préviens, parce que je nesuis pas venue ici pour moi.

– Voulez-vous dire que vous êtes venuepour moi ?

– Je ne mentirai pas, monsieur le duc,vous êtes mon mari, et malgré vos torts, je garde pour vous unerespectueuse affection. Mais je suis venue surtout pour mon fils,pour celui de mes fils qui vous appartient et qui, à ce titre, doitêtre, après vous, le prince de Souzay et le duc de Clare.

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