La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 3Fin du tête-à-tête

 

Clotilde avait pris les deux mains de Georgeset le regardait dans les yeux.

– Tu l’as dit tout à l’heure,murmura-t-il, je suis incapable de te tromper. Tu viens d’exprimerle vœu le plus cher de toute ma vie, tu as donné un corps à monrêve. Vivre avec toi, tout à toi, ce serait le bonheur…

– Eh bien ! fit Clotilde, qui frappadu pied.

– Je ne veux pas… Je ne peux pasabandonner ma mère… La jeune fille dégagea ses mains et dit avecdureté :

– Tu n’as pas de mère !

Georges recula comme si on l’eût frappé auvisage, et Clotilde s’arrêta, effrayée.

– Je t’ai fâché, dit-elle, déjàrepentante.

– Non, répliqua Georges ; le tortvient de moi ; j’ai manqué de confiance en toi, je ne t’ai pasdit la vérité, la voici : je suis bien réellement le fils deMme la duchesse de Clare…

– Et Albert, alors ?…

– De notre secret, murmura Georges, ne medemande que la portion qui est à moi.

Le regard de la jeune fille exprimait unétonnement profond.

– Et elle t’envoie ici ?balbutia-t-elle, toi, son fils ?

– Ce n’est pas Mme laduchesse de Clare qui m’a envoyé ici ; j’y suis peut-êtrecontre sa volonté.

Il y eut un silence, après lequel Clotildereprit :

– Clément, je te crois, je te croiraitoujours. Je respecte et j’aime désormais du plus profond de moncœur celle qui est ta mère. J’espérais t’entraîner avec moi vers lebonheur ; je n’ai pas pu, je reste avec toi dans le malheur.Ton combat est le mien. Mais il faut que tu saches où tu vas,Clément ; il faut que tu saches où tu conduis celle à qui tuviens de dire : « Je t’aime. » Je le sais, moi, jevais te le dire.

Elle se recueillit un instant.

Ils étaient graves tous deux, et si quelqu’unles épiait maintenant du regard sans pouvoir écouter leurs paroles,c’était bien, selon les apparences, le froid entretien de deuxfiancés qui se tâtent prudemment avant la lutte définitive duménage.

– Tu connais, reprit la jeune fille, d’unton de résignation glacée, les gens chez qui nous sommes. Avantmême d’avoir entendu les révélations que je viens de te faire, tules connaissais peut-être aussi bien que moi.

« Ce sont des malfaiteurs résolus, quiopèrent à l’abri d’un mécanisme dont l’efficacité est pour euxéprouvée, non pas une fois, mais cent fois.

« Ils méprisent les combinaisons subtileset vont droit leur chemin dans une voie qui ne tourne pas.

« La naïveté des moyens est pour eux lecomble de la science.

« Ils tuent tous uniment, sansprécaution, presque sans mystère, sûrs qu’ils sont d’égarer lapoursuite après le meurtre commis, et j’entendais encore hier, carma vie n’est qu’un long espionnage, le Dr Samuel railler lesmalhabiles qui se servent du poison pour augmenter leurs chancesd’impunité.

« Le poison laisse des traces un peumoins voyantes que le couteau, c’est vrai ; mais qu’importe latrace laissée si elle égare certainement la vengeance de la loi surune fausse piste ? Les demoiselles Fitz-Roy ont été frappées àcoup de hache, voilà des traces, j’espère !

« Et les assassins vivent en paixcependant ; pourquoi ?

« Parce que c’est toi qui as étécondamné.

« Écoute maintenant le programme de notremariage :

« On l’a dressé, ce programme, avecautant de soin que le contrat de maître Souëf, signé parM. Buin et d’autres gens hautement honnêtes que la diplomatiedes coquins a su englober dans une complicité involontaire, lameilleure de leurs sécurités.

« C’est grossier, c’est enfantin, commecombinaison : c’est absolument certain comme résultat.

« Et quant à l’authenticité du plan, jepuis la garantir, car l’exposé en est encore dans mes oreilles.

« Depuis la mort de mes tantes Fitz-Roy,nous sommes, toi et moi, les derniers de Clare…

– Avec mon frère Albert, à tout le moins,interrompit Georges, et Mme la duchesse !

Clotilde sourit avec pitié.

– Pour la réussite du plan,répliqua-t-elle, il suffit que la duchesse et Albert meurent avantnous : c’est la moindre des choses.

De la tête aux pieds, Georges fut secoué parun frisson.

– La peur que tu es incapable deressentir pour toi-même, dit la jeune fille, tu l’éprouves poureux. C’est bien, tu es un grand cœur… Mais si tu les aimes de touteton âme, que peut-il rester pour moi ?

– S’ils quittaient Paris, la France,pensa tout haut le prince Georges, au lieu de répondre ; s’ilsallaient loin, bien loin…

– Peut-on aller plus loin quel’Australie ? repartit Clotilde. André Maynotte[5] et la veuve de J. -B. Schwartz avaientété en Australie, d’où leurs actes mortuaires sont revenus. Le maride la princesse d’Eppstein[6], celui quiporta en dernier lieu le nom de duc de Clare, s’était caché au plusprofond de Paris, dans l’atelier de cet obscur barbouilleur Cœurd’Acier, qui fabriquait les enseignes pour les baraques de lafoire ; quand il eut épousé sa noble et malheureuse cousine,ils partirent, car ils savaient leur sort, eux aussi. Ils allèrenttant que la terre et la mer purent les porter.

« Ces deux-là seraient encore toutjeunes.

« Et pourtant tu as vu leurs noms dans lecontrat parmi ceux dont nous sommes appelés, toi et moi, àrecueillir les héritages. Ils sont morts.

« Paris n’a pas de retraite assez noire,et le vaste univers est trop petit, Clément, mon pauvre Clément, tuauras beau les entraîner au bout du monde : quand ceux dont jete parle ont condamné, il faut mourir.

La tête de Georges découragé pendait sur sapoitrine.

– Mais je n’ai pas fini, poursuivitMlle de Clare, de tirer l’horoscope de notreunion. Ne crois pas que je parle au hasard, je suis malheureusementtrop bon prophète.

« Je te disais tout à l’heure :« Le vent a tourné, ils ont besoin de nous. »

« C’est l’exacte vérité.

« Que nos droits soient authentiques, ouqu’il y ait eu, comme je le crois, manœuvres frauduleuses, nousréunissons sur nos têtes la totalité des biens de Clare. Noussommes sacrés : l’héritier unique de cette immense fortunedoit naître de nous et ne peut naître que de nous.

« Quand l’enfant sera né…

– J’entends bien, dit Georges, qui ne puts’empêcher de sourire ; fille ou garçon, peu importe…

– Peu importe, répéta Clotilde, fille ougarçon.

Elle souriait aussi, mais non point à lamanière incrédule du prince. Son sourire était celui des vaillantsqui se résignent.

– On nous fera disparaître ?continua Georges ; est-ce cela que tu veux dire ?

La charmante tête de Clotilde s’inclina ensigne d’affirmation.

– Et ces grands inventeurs, demandaGeorges, n’ont rien su trouver de plus adroit que cela ?

– À quoi bon ? répliqua Clotilde. Lemieux est l’ennemi du bien. L’adresse n’est pas la subtilité, maisbien la science d’atteindre le but à coup sûr. J’ai ouï traitercette question une fois très sérieusement par le Dr Samuel quiréfutait Marguerite. Elle a de l’imagination, celle-là, et ledocteur lui en faisait reproche. Il lui citait l’exemple du théâtreoù les idées nouvelles ne réussissent jamais.

« Elle riait, mais il tenait bon.

« Il mettait en avant M. Scribe etsa sentence : « Faites toujours ce qui a étéfait. »

« Quelque chose de plus ingénieux quecela, pour parler comme toi, ne le vaudrait pas, parce quecela est un moyen éprouvé qui a déjà servi ; et qui adéjà réussi.

« Notre famille et les Habits Noirs ontleurs annales où l’on peut puiser comme dans l’Histoireuniverselle.

« Quand nous serons morts, l’honnêteM. Jaffret sera nommé tuteur de l’enfant, absolument comme lacomtesse Marguerite de Clare ou plutôt le comte du Bréhut, sonmari, fut nommé tuteur de la princesse d’Eppstein, et, pendantvingt ans, l’association aura un demi-million de revenus.Commences-tu à croire et à comprendre ?

– Je ne puis penser… voulut objecterGeorges.

– Crois ou ne crois pas, interrompit lajeune fille, peu importe. C’est établi clairement, nettement, c’estréglé à l’unanimité du conseil. Personne au monde n’y peut riendésormais, cela doit être et cela sera.

– Mais alors, demanda Georges dont lescepticisme tomba tout d’un coup devant la rigueur de cesaffirmations, que faire ?

Elle se redressa. Une flamme héroïque brûladans ses grands yeux. Jamais Georges ne l’avait vue sisplendidement belle.

– Si j’étais aimée… dit-elle.

Mais elle s’interrompit aussitôt etreprit :

– C’est mal et je désavoue cette parole.Même sans être aimée, je suis prête à tout entreprendre pour sauvertoi et ceux qui te sont chers…

– Mais tu es aimée, Clotilde, machérie ! s’écria Georges, cette fois avec l’accent de lavéritable passion. Pourquoi es-tu injuste envers moi ? Nevois-tu pas que je succombe sous le fardeau de mes responsabilitéset de mes inquiétudes ? Dis ce qui peut être tenté, et dis-levite !

Elle lui tendit la main.

– C’est moi qui ai tort, peut-être,dit-elle doucement avec un sourire triste ; d’ailleurs,pourquoi fuir ? J’ai plaidé contre moi-même tout à l’heure enprouvant que, vis-à-vis de ces démons, la fuite est inutile.Veux-tu combattre, puisque fuir ne vaut rien ?

– Oh ! oui, s’écria Georges ;combattre bravement et jusqu’à la mort !

– Elle n’est pas loin peut-être… Mais tuas raison ! mieux vaut combattre.

– Ordonne, j’obéirai ; quand jedevrais me tuer tout seul contre cette cohue d’assassins…

– Non, interrompit Clotilde qui étaitredevenue pensive, nous ne serons pas seuls. Il est un homme aucœur courageux, à la volonté indomptable…

– Le Dr Abel Lenoir…

Elle mit un doigt sur sa bouche, d’un geste siimpérieux que le regard effrayé de Georges fit malgré lui le tourde la chambre.

Tout était tranquille dans le vaste salon qui,à part le son de leurs voix contenues, ne parlait que de solitudeet de silence.

– Approche-toi, murmura-t-elle.

Et si bas qu’il eut peine à l’entendre, elleajouta :

– Demain, je sortirai pour aller à lamesse. Sais-tu où il demeure ?

– Oui.

– À huit heures du matin, rends-toi chezlui, tu m’y trouveras.

– Et le rendez-vous de la rue desMinimes ?

– Nous parlions trop haut. D’autres quenous y seront exacts… Écoute encore, nous avons des hommes et desarmes. Ce n’est pas Fontenoy, ici. Nous tirerons les premiers.

– Je suis prêt, interrompit Georges. Àdemain, huit heures.

Un bruit se fit dans la chambre voisine et ilss’éloignèrent aussitôt l’un de l’autre à distance convenable.

Au seuil de la porte ouverte, la beautésouriante de la comtesse Marguerite se montra.

– Eh bien ! chers enfants, dit-elle,vous plaignez-vous qu’on vous ait laissés trop longtempsensemble ?

– Y a-t-il vraiment longtemps que noussommes ensemble ? demanda Georges au hasard.

Clotilde baissait les yeux et ne disaitrien.

Marguerite, qui donnait le bras au bonJaffret, murmura :

– C’est qu’ils sont en scène comme devieux comédiens ! Elle ajouta :

– Tout le monde vous désire et je n’ai putarder davantage. Il faut bien que vous assistiez à l’ouverture dela corbeille.

Derrière Mme la comtesse deClare venaient M. Buin, M. de Comayrol et quelquesdames. C’était bien la joyeuse expédition des « gens de lanoce » qui arrivent émoustillés par je ne sais quel vent degaillardise espiègle, pour troubler, en plaisantant, la premièreentrevue des amoureux.

La présence de ces nouveaux venus, sitranquilles et si gais, éclaira en quelque sorte le vieux salon eten chassa les souffles lugubres que nous y laissions pénétrer toutà l’heure.

Les vraisemblances de notre vie de tous lesjours y reprenaient le dessus, et même après avoir entendu lesconfidences de Clotilde, peut-être que vous eussiez secoué letourbillon des idées noires en faisant appel franchement à ce qu’onappelle « la raison » pour exorciser le démon de cescauchemars absurdes et impossibles…

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