La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 2Mademoiselle de Clare

 

– Ce qui surtout me faisait douter dutémoignage de mes sens, poursuivit Clotilde, c’était le calmeextraordinaire qui entourait cette scène de mort.

« Tout le monde était tranquille auprèsde ces deux débris humains dont l’un répandait encore des flots desang par sa hideuse blessure.

« On causait paisiblement du travailaccompli et de ce qui restait encore à faire comme s’il se fût agide la chose la plus simple.

« Le programme avait été réglé d’avancepoint par point. « Les gens qui étaient là n’avaient niinquiétude ni hâte.

« Au début, j’avais été frappée par cenom, Clément,qui est le tien et qui était porté par unhomme privé comme toi de son bras droit, mais l’aspect repoussantdu misérable avait rejeté si loin toute idée de comparaison que jene m’occupai même pas de cette singulière similitude.

« – C’est le moment de prendre l’air, ditcet homme qu’on appelait le Manchot, après avoir consulté lapendule. Le commissaire va être averti dans trois minutes,juste !

« – Quatre, rectifia tante Adèle quiregarda sa montre. La pendule avance. Où est M. leduc ? »

« Je compris qu’il s’agissait d’Albert.Le Manchot répondit :

« – Entre les deux portes. On luiouvrira, quand il en sera temps, pour qu’il rencontre les agentsdans la petite cour de service.

« – Et la bichette ? »

« C’était moi dont on parlait.

« Le Manchot lâcha un juron.

« – Je n’ai plus pensé à celle-là,dit-il ; est-ce que j’avais oublié de mettre leverrou ? »

« Il creva la porte vitrée d’un coup depied et bondit dans la pièce d’où j’avais tout vu.

« Mais je n’y étais déjà plus.

« Aux derniers mots prononcés, j’avaistout deviné : Albert, retenu dans le piège, était destiné àporter le poids du crime devant la justice.

« Pour employer leur langage, c’était luiqui devait payer la loi.

« La pensée que j’eus de tenter undernier effort pour le prévenir ou le dégager me sauva, car si leManchot m’eût trouvée derrière la porte vitrée, je ne serais pasici pour vous raconter l’histoire de cette terrible nuit.

« Au contraire, le Manchot me trouvajuste à l’endroit où, selon lui, je devais être.

« Quand il entra dans la chambre,j’essayais d’ouvrir la porte qui me séparait d’Albert.

« – Il y a eu du dégât un petit peu, medit-il sans se creuser la tête pour trouver une explication, desvoleurs, quoi, Paris est plein d’assassins, maintenant. En route,jeunesse ! »

« Il me saisit par le bras ; mais,avant de me pousser dans la chambre d’où je sortais, il demanda àhaute voix :

« – Est-ce vidé, laboîte ? »

« Personne ne répondit.

« Il me fit traverser les deux chambresen courant, et, au cri d’horreur qui m’échappa en passant auprèsdes deux cadavres, il grommela :

« – Oui, oui ! c’est malheureux,mais ça arrive, et les deux vieilles béguines ont monté tout droiten paradis. »

« Nous descendions déjà l’escalier. Lesvoisins ne se doutaient encore de rien, la maison dormait.

« Au premier étage seulement, jecommençai à entendre des bruits confus qui venaient de la rue, etle Manchot me dit encore :

« – C’est bête de commettre des mauvaisesactions, on n’échappe jamais à l’œil vigilant de l’Être suprême etde la rousse. Voilà bien sûr les braves messieurs de lapolice qui arrivent et ça se pourrait que nous verrions dans lacour l’arrestation de l’individu sanguinaire qui a fait la fin despauvres vieilles demoiselles. »

« Il était alors onze heures du soirenviron.

« La fille du concierge jouait des étudesde piano dans l’arrière-loge.

« Au moment où nous arrivions dans lacour, plusieurs hommes montaient en courant l’allée qui mène à larue de la Victoire.

« Une voiture y était engagée. Les hommesla dépassèrent. Une grande rumeur s’éleva en même temps del’intérieur de la maison, et le concierge sortit effaré du couloircommuniquant à la cour de derrière.

« – Misère de Dieu ! criait-il, unmeurtre dans ma maison ! On va avoir des désagréments. Ilstiennent déjà l’assassin. Tais ton piano, toi, mademoiselleArthémise ! À la garde ! au feu ! une porte sitranquille ! »

« Il ne s’occupait pas du tout desmortes.

« Mais comme sa femme accourait sur lepas de la loge, il ajouta :

« – C’est les deux vieilles millionnairesdu second. N’y a rien de plus dangereux pour les maisons qued’avoir des femmes seules qui passent pour cacher tout l’or dumonde dans leur paillasse. J’avais prédit ça. »

« Je ne saurais dire comment la cours’était remplie en un clin d’œil. À la portière ouverte de lavoiture arrêtée maintenant devant la loge, je vis les lunettes detante Adèle, qui avait ses cheveux gris frisés et son grand chapeauà plumes.

« Elle demanda d’un airinquiet :

« – Qu’y a-t-il donc, mes amis ?Est-ce qu’il s’est passé quelque chose ? »

« Par l’autre portière qui s’ouvrit aussije fus lancée dans la voiture et le Manchot disparut.

« Dans la voiture, je me trouvai entre lebon Jaffret et la comtesse Marguerite qui demandaient égalementd’un air étonné :

« – Qu’est-ce que c’est que toutcela ?

– L’assassin !l’assassin ! » crièrent ensemble cinquante voix, car lacour regorgeait.

« Malgré M. Jaffret qui me tenait àbras le corps, je m’élançai à la portière. Je voyais déjà par lapensée la pâle figure d’Albert au milieu des hommes de police quile tenaient garrotté comme un criminel, et je rassemblai mes forcespour crier : « Il est innocent ! » au risque detout ce qui pouvait advenir.

« Mais les voix de la foule ajoutèrentavant que j’eusse parlé :

« – C’est le Manchot !Clément-le-Manchot ! Il n’en est pas à son coup d’essai,celui-là ! »

« Je fus presque joyeuse.

« La police avait donc tombé juste cettefois.

« Je me retournai vers tante Adèle,pensant la trouver terrifiée, mais je me trompais : il y avaitun méchant sourire derrière son inquiétude affectée, elle disait àpleine voix :

« – Il a la tête d’un redoutable coquin,ce malheureux ! Mais qui donc a-t-onassassiné ? »

« Sur ma conscience, en l’entendantparler ainsi, le doute me venait. Je ne pouvais plus croire à ceque j’avais vu de mes yeux tout à l’heure.

« Un grand mouvement se fit derrière lavoiture, et un éblouissement passa devant mes yeux.

« C’était le meurtrier, conduit ou plutôtporté par une demi-douzaine d’agents qui le rudoyaient.

« Une véritable cohue suivait en lecouvrant d’injures, et, dans cette foule, je reconnus la servantequi criait plus haut que les autres, en se frottant les yeux avecson mouchoir.

« En la fouillant, on eût trouvé le prixdu sang dans sa poche.

« Je ne vous ai pas revu depuis lors,prince, m’expliquerez-vous cela ? Ce n’était pas Albert, ilest vrai, que les agents tenaient prisonnier, mais ce n’était pasnon plus le hideux compagnon de ma fuite.

« Par quel mystère étiez-vous là, vous, àla place de l’un ou de l’autre, car c’était bien vous, n’est-cepas ?

« Vous, déguisé en ouvrier et n’ayantplus ce bras, miracle de l’art, qui dissimule si complètement votremalheur ? Je vous en prie, répondez.

– C’était moi, dit Georges après unsilence : je le nierais que vous ne me croiriez pas.

– Certes, je ne pourrais vous croire…mais les motifs de votre présence en ce lieu ?…

Georges avait les yeux baissés ; il nerépondit pas. Clotilde attendait. Son sein battait avec violence.Plusieurs fois, pendant que durait le silence, son charmant visagechangea de couleur.

Il était bien manifeste que cette grandeémotion ne se rapportait point aux tragiques souvenirs qu’ellevenait d’évoquer. Il n’y avait qu’une pensée pour faire vibrerainsi son cœur.

– Tu ne m’aimes pas ! tu ne m’aimespas ! dit-elle, et sa voix avait des larmes, tandis que sesyeux secs interrogeaient ardemment le regard de son fiancé.

Georges lui prit la main et la porta a seslèvres.

– Je te jure que je t’aime !dit-il.

Ils avaient oublié cette pauvre comédie qu’ilsjouaient naguère de si bonne foi pour tromper la surveillance desespions invisibles. Clotilde surtout avait tout oublié. Elles’écria en appuyant la main de Georges contre son cœur :

– Moi, je t’aime tant ! Qu’ai-jebesoin de ta réponse ? Est-ce que je ne sais pas tout ?Est-ce que je ne lis pas au-dedans de toi aussi bien et mieux quetoi-même ? Tu étais là-bas comme tu es ici pour obéir à cettevolonté qui sera éternellement entre nous ! Tu ne m’appartienspas ! Je ne viens qu’après ta mère !

Elle était si belle et tant d’amour s’exhalaitde sa beauté que Georges ferma les yeux et pâlit. Son cœur luifaisait mal.

– Je te jure que je t’aime !répéta-t-il d’une voix que la passion faisait trembler maintenant,la vraie passion. Je n’ai jamais aimé que toi, jamais je n’aimeraique toi !

Elle bondit vers lui, et leurs lèvres setouchèrent, mais ce fut rapide comme l’éclair.

Quand elle retomba sur son siège, un voile defarouche tristesse était au-devant de son regard.

– Tu mens, dit-elle à voix basse, ou dumoins tu te trompes, Clément, mon pauvre Clément, car tu es bientrop noble pour abuser volontairement ta petite sœur. Tu esesclave, on se sert de toi sans mesure ni pitié…

– Ne parle pas contre ma mère, murmuraGeorges d’un accent qui implorait, mais où se montrait déjà unenuance de sévérité.

– Oh ! comme je l’adorerais !s’écria Clotilde ardemment, si je ne la sentais contre moi ! yaurait-il au monde un amour comparable à celui dont j’entoureraisnotre mère !

– Mais c’est de la folie, dit Georges,qui détourna les yeux, si ma mère était contre toi, serais-je icide son contentement ?

– Tu es ici, répliqua la jeune fille,parce que Mme la duchesse de Clare te placeau-devant de son fils chéri comme un vivant bouclier.

Georges était très pâle, il dit :

– Tais-toi, je t’en prie !

– Tu es ici, continua Clotilde, parce queici est le danger. Elle a entamé une lutte redoutable,Mme la duchesse, mais elle est là-bas, dans sonhôtel avec le duc Albert de Clare, pendant que tu restes nuit etjour, toi, sur le champ de bataille. Elle ne sait pas même comme jele sais, moi, que tu n’as rien à craindre ce soir.

Georges ne put retenir un mouvement desurprise. Clotilde continua :

– Ce matin, tu étais condamné, mais levent a tourné, ils ont besoin de toi, ils se sont faits, ce soir,les complices de la fuite. Oserais-tu dire queMme la duchesse de Clare savait cela quand elle t’alaissé partir ?…

– Elle voulait me retenir, balbutiaGeorges : sur mon honneur, c’est la vérité ! Elle voulaitmême venir avec moi…

Aux lèvres de Clotilde il y avait un sourireplein d’amertume.

– Écoute, dit-elle, tout à l’heure, tum’as juré que tu m’aimais, veux-tu que je sois ta femme ?

– Mais, répondit Georges, qui essaya desourire, n’est-ce pas convenu ?

– N’essaye pas d’éluder maquestion ! fit-elle presque durement. Tu sais bien ce quesignifient mes paroles. Je suis seule au monde, toi aussi. Tu esjeune et fort, je suis brave. Loin d’ici, loin de ces luttesténébreuses où nous n’avons toi ni moi aucun intérêt véritable,nous pouvons vivre heureux, tranquilles et fonder la famille qui nemanque pas plus aux pauvres gens qu’aux grands seigneurs. Tu es unfaux prince de Souzay, comme je suis, moi, une fausse héritière deClare. Ne nie pas, ce serait indigne de toi. Brisons ce doublemensonge. Partons cette nuit même. Où tu voudras m’emmener, j’irai.Je m’offre à toi, veux-tu me prendre ?

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