La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 24La route de la rivière

 

Les choses ne devaient point se passer tout àfait selon le programme ainsi réglé par mademoiselle Lirette.

Échalot avait coutume de trouver son déjeunerservi à son réveil : une soupe où vous auriez péché desoignons quand même le dernier oignon eût disparu de l’univers.

Mais aujourd’hui, en l’absence de Lirette,personne ne s’était occupé de la soupe.

Échalot, fidèle au poste confié, avait luttélongtemps contre son appétit, mais enfin, cédant à la fringale, ils’était éloigné, comme il le dit plus tard, « un tout petitmoment » pour s’offrir une choucroute-saucisse de dix sous, àla Renaissance-de-Ramponneau dans l’avenue.

C’est la renommée. Échalot était un grandestomac, que les excès de bonne chère n’avaient pas blasé. Ilaimait la choucroute. Il en demanda une seconde, puis une troisièmeet, malgré toute la diligence qu’il mit à engloutir cette tripleprovende, quand il revint à la baraque, la chambrette de sa filled’adoption était vide.

En son absence, Clotilde avait ouvert lesyeux.

La fièvre la tenait.

Stupéfaite à la vue des objets quil’entouraient et qu’elle ne connaissait point, elle se regardaelle-même, couchée qu’elle était, tout habillée sur ce petit lit.Un vague souvenir lui revint, mais quand elle voulut ledébrouiller, un chaos plus inextricable se fit en elle.

Rien ne s’éclaira dans sa pensée. Au contrairece fut une nuit soudaine et complète, au fond de laquelle était ledésespoir.

Elle se leva ; elle sortit de la maisonroulante sans même regarder autour d’elle. Il y avait du mondemaintenant sur la place, et la population de la foire remarquacette fille pâle qui marchait droit et posément comme si elle eûtété sûre de son chemin.

Son chemin ?

Avait-elle un chemin ?

On dit qu’à ces heures funestes le choix duhasard est presque toujours une malédiction.

Elle prit le premier chemin venu.

C’est une longue route que celle qui mène à laSeine en suivant tout droit l’avenue de Clichy, puis le chemin deSaint-Ouen. Clotilde, dans des circonstances ordinaires, aurait eude la peine peut-être à la parcourir à pied.

Aujourd’hui, elle alla, portant sa fièvre,elle alla, marchant avec peine et lenteur, mais ne s’arrêtantjamais.

Elle alla pendant des heures et desheures.

Elle ne voyait rien de ce qui était sur laroute. Son découragement l’entourait comme un mur de ténèbres.

À une grande lieue de la place Clichy, devantla grille de ce château où le roi Louis XVIII philosophait l’amitiéégrillarde avec Mme du Cayla, le chemin tourne àdroite.

Clotilde ne savait pas qu’en prenant par leschamps, elle arriverait plus vite à la rivière, mais elle prit parles champs, quoique nulle route n’y fût encore tracée.

Ceux qui la rencontraient ne devinaient pointsa fatigue. Son pas était ferme quoique lent. Elle portait la têtehaute. Sa figure morne ne disait rien. Elle était belle comme lesstatues.

Au bas du parc, la Seine coulait dans lacampagne blanche de givre.

L’été, l’île de Saint-Ouen, long bouquet etverdure (la guerre n’avait pas encore coupé les magnifiquespeupliers) est un des rendez-vous les plus chers à la joiepopulaire, on y danse abondamment, on y chante à tue-tête, on yaime, mais autrement qu’au château du Cayla ; tous lesplaisirs de la vie parisienne sont réunis dans ces jardins del’Armide sans façon.

L’hiver, c’est une solitude.

Clotilde descendit jusqu’à la berge déserte etglacée. Elle ne sentait pas le froid. Elle s’assit par terre aubord de l’eau et appuya sa tête contre ses genoux relevés.

Il y avait un bateau, un seul, et dans lebateau, un pauvre homme qui pêchait pour apporter le pain du soir àses enfants.

Les gens de la rivière connaissent bien cetteposture des désespérées. L’homme du bateau cria :

– Ma pauvre belle, il fait trop froid,rentrez chez vous.

Clotilde ne l’entendit pas.

Et peut-être qu’elle ne pensait pas encore àmourir.

Cela lui vint tout d’un coup. Elle regardal’eau et son front s’éclaira. L’idée de refuge naissait. Elle seleva. L’homme du bateau cria encore :

– Vous savez, l’enfant, je vas êtreobligé de démarrer pour vous repêcher et les petits pleurent aprèsleur soupe.

Elle s’arrêta. Entendit-elle ? Mon Dieunon.

Seulement, sa main qui étreignait son cœuravait rencontré les papiers de l’hôtel Fitz-Roy.

– Ce n’est pas à moi, dit-elle ;avant de m’en aller, je dois rendre cela.

Et elle tourna le dos à la rivière, remontantle champ comme elle l’avait descendu, lentement, la tête droite,semblable à une statue qui marche.

Et la longue route fut reprise en senscontraire sans hâte ni fatigue. Des heures encore passèrent.

Le jour s’en allait baissant, quand Clotildeatteignit de nouveau la place Clichy, pleine de bruit et de foule.Les saltimbanques annonçaient leur dernière représentation.

Il n’y avait qu’une baraque abandonnée,c’était celle d’Échalot.

Clotilde ne vit rien de tout cela. Elle tournavers le boulevard sans regarder ni à droite ni à gauche et monta ducôté du cimetière.

Elle savait où elle allait.

Le boulevard fut suivi par elle jusqu’àl’angle de la rue Pigalle qu’elle tourna pour la descendre jusqu’àla hauteur de l’hôtel de Souzay.

Là, elle s’arrêta.

Contre l’habitude constante, la porte cochèredu logis de Mme la duchesse de Clare était ouverte.

Clotilde n’entra point.

Elle s’assit sur la borne où nous vîmesLirette pour la première fois, et quiconque l’eût regardée en cemoment aurait vu le terrible effort qu’elle tentait pour éclairersa pensée.

– C’est ici, murmura-t-elle.

Sa main chercha son cœur et froissa lespapiers qui étaient sous sa robe. Elle dit encore :

– Ce n’est pas à moi… Ce n’est pas àmoi !

Puis, en se levant tout d’une pièce :

– Clément ! mon ami chéri !C’est le nom, c’est la fortune de Clément ! Le bonheur luiviendra par moi…

En prononçant ce nom, sa voix était doucecomme un chant.

Elle franchit le seuil et suivit la longueavenue bordée d’arbres. Sur son passage quelqu’un se cacha entrel’un des troncs et le mur. C’était peine perdue ; ne se fût-onpoint caché, Clotilde n’aurait rien vu.

Un instant, elle fit halte au-devant de lamaison qui semblait déserte.

Mais le jardin ne l’était pas.

L’arrivée de Clotilde y produisit unmouvement, et plusieurs ombres glissèrent derrière les massifs delilas défeuillés.

– Ils sont là tous les deux, dit-elle, enregardant la maison ; celui que j’aime, celle que je hais.

Quoique l’obscurité fût à peu près complète(il pouvait être six heures du soir), aucune lumière ne brillait àla façade de l’hôtel qui regardait la rue.

Rien n’était éclairé non plus aurez-de-chaussée, soit dans les cuisines, soit à l’office.

Une autre que Clotilde aurait remarqué sansdoute la physionomie singulière que ces ténèbres et cette solitudeprêtaient à la maison.

Elle n’avait garde de remarquer quoi que cefût, et des symptômes beaucoup plus apparents lui auraient échappéde même.

Elle entra par la grande porte du milieu, ettraversant le vestibule où il n’y avait personne, elle montal’escalier principal.

Au premier étage, elle trouva une porteentrebâillée qu’elle poussa.

C’était une chambre assez vaste, meublée avecun luxe délicat : une chambre de femme.

La premier mouvement de Clotilde fut dereculer, car une lueur instinctive se faisait dans la nuit de sonintelligence : elle sentait là son ennemie, la mère de celuiqu’elle aimait tant, celle qui par trois fois en Bretagne, rue dela Victoire et à l’hôtel Fitz-Roy avait joué la vie du princeGeorges pour sauvegarder un autre fils, un fils adoré,celui-là.

– Mauvaise mère ! dit-elle.

Mais aux derniers rayons du soir, elle aperçutun prie-Dieu auprès de la fenêtre, à la tête du lit. Elle s’enapprocha et s’y agenouilla.

Puis, à peine prosternée, comme si un ressortse fût détendu au-dedans d’elle, tout à coup, elle s’affaissa sansmême pousser un cri.

Elle ne souffrait plus.

Si la crise qui terrassait ainsi la pauvreClotilde au moment où elle venait accomplir son dernier devoir eûttardé une minute encore, elle aurait entendu son nom prononcé dansla chambre voisine au milieu d’une discussion soudainementélevée.

Son nom et le nom de celui qu’elle aimait.

Mais, avant d’entamer le récit des événementsétranges qui eurent lieu cette nuit à l’hôtel de Souzay, si calme,d’ordinaire, dans sa tristesse, nous reviendrons un instant sur nospas, résumant en peu de mots l’histoire de la journée, nécessaire àl’intelligence du dernier acte de notre drame.

Le Dr Abel Lenoir, lors de sa visitequotidienne, avait trouvé Albert sensiblement mieux et la duchesseà demi folle de joie.

Nous savons que le docteur était autre chosequ’un médecin dans la maison de Mme de Clare.On lui eût laissé croire volontiers, néanmoins que ce miraculeuxrésultat était dû à ses bons soins, s’il n’avait exigé uneexplication.

En la lui donnant, Angèle appuya surtout surce fait que Georges était un heureux martyr. Son sacrificeressemblait à une délivrance.

Ce fut chez Mme de Clareque Pistolet vint trouver le docteur après son expédition à l’hôtelFitz-Roy.

Pistolet s’était mis en campagne en quittantLirette, ce matin. Toute la nuit précédente, le docteur avait euses gens à lui autour de la maison Jaffret, non seulement pouréclairer autant que possible les faits et gestes de la bande, maissurtout pour veiller à la sûreté du prince Georges en cas debesoin.

Pistolet était le chef de cette policeparticulière.

Il venait au rapport.

Son résumé clair et court donna d’abord laphysionomie à peu près exacte de ce qui s’était passé après lasoirée des fiançailles.

Les maîtres ne s’étaient pas couchés, on avaitvu le « fantôme » pénétrer dans le jardin par le mur deplanches, on avait surpris la sortie de mademoiselle Clotilde avantle jour.

Mais l’important se trouvait dans la récoltepersonnelle de Pistolet, qui était arrivé, rue Culture, au momentmême où le déménagement de l’hôtel s’opérait. Les agents avaient vucommencer ce déménagement.

Les Jaffret semblaient, en vérité, quitterleur demeure sans espoir de retour.

Et certes, c’était là une idée bizarre, lelendemain de la signature d’un contrat, à la veille d’une noce.

Le mot de l’énigme semblait être dans le faitde la visite du fantôme dont le récit ne sembla causer aucunesurprise au Dr Abel Lenoir, lequel dit seulement :

– Je savais que mon voisin Mora n’avaitpas couché cette nuit chez lui, rue de Bondy.

Cependant, le mot de l’énigme pouvait êtreaussi dans l’histoire de la onzième dalle deux fois soulevée.

Le docteur était au fait par avance de tout cequi concernait le vieux Morand Stuart et son Oremus.

Il écouta cette partie du rapport de Pistoletavec une extrême attention.

– Du moment que Mora avait entendu laconversation d’Échalot et de Lirette, acheva Pistolet, vous devinezque je n’espérais plus beaucoup trouver les papiers sous la dalle.Néanmoins, pour ne rien négliger, j’ai pénétré dans la cour del’hôtel, j’ai compté les pierres, j’ai soulevé la onzième…

– Eh bien ? fit le docteur.

– Il y avait une cachette, une très bellecachette ; mais elle était vide.

– As-tu interrogé le concierge ?

– Naturellement. Il n’a rien vu, pas mêmenos agents, et de ce que peuvent être devenus les maîtres del’hôtel il ne sait rien.

Le docteur réfléchit un instant, puis ildit :

– Mora les a prévenus. Ils sont cachésquelque part dans Paris. C’est la crise. Ils ont leur proie, ilsdoivent chercher déjà les moyens d’escompter leur victoire. Metssur pied tout ce que nous avons d’hommes. Tu entends bien,tout ! Prends Tardenois, Larsonneur, prends jusqu’à mon vieuxvalet Guillaume, et fais une battue à fond. Il nous faut ces actes,je les veux !

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