La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 15Le colonel

 

Le colonel Bozzo promenait à la ronde sonregard souriant et bénin. Il tenait les morts de la main droite etde la gauche les vivants.

– Vous plaît-il d’examiner ces listes,mes mignons ? demanda-t-il. Les bons comptes font les bonsamis.

Personne ne répondit parmi l’assistanceconsternée.

– Non ? reprit le Père-à-tous, vousavez confiance en moi, comme de jolis enfants que vous êtes !C’est très bien. Alors, faisons un peu d’arithmétique. Je supposeque nous avons douze millions liquides, c’est un joli tas demonnaie, n’est-il pas vrai ? À douze cents parts, cela faitjuste dix mille francs pour chacun.

Il y eut de gros jurons autour de la table duconseil.

– Si je me suis trompé, dit le colonelavec douceur, permis à vous de recommencer le calcul. Ne vous gênezpas avec moi.

Nul ne s’avisa d’accepter la proposition. Lecolonel poursuivit :

– Quatre cents parts pour les vivants,cela donne quatre millions ; à peu près le double pour nosmorts, huit millions qui complètent les douze. Plût à Dieu qu’il mefût possible de rendre la vie à ces chers bien-aimés en renonçant àmes droits, mais comme cela ne se peut pas, je me tiens à la lettredu traité, et je prends ma part.

Chez les membres du conseil, la peurcombattait la colère. Personne ne protesta.

– À la bonne heure ! fit le colonel,qui les regardait toujours en souriant, nous prenons bien leschoses, et nous avons raison, car nous ne sommes pas les plusforts : cette égalité qui vous gêne, vous qui êtes douze, feraplaisir aux autres qui sont quatre cents… Voulez-vous un moyen desortir de là ?

Il s’était redressé d’un brusque mouvement, ettoute sa personne avait soudain changé d’aspect. Son œil fixe etprofond pesa comme une fascination sur ceux qui l’entouraientpendant qu’il reprenait de nouveau :

– Vous ne me connaissez pas encore. Tantpis pour ceux qui auront défiance de moi ! Voulez-vous mapart, je vous la donne : non pas pour que chacun des soldatsdont je suis le général, des enfants dont je suis le père, ait 20000 francs au lieu de 10 ou même 30 000 francs, ou même le double.Ce n’est pas la fortune, cela, et je veux que vous soyez riches,riches comme il faut l’être pour avoir à profusion et à toujourstous les biens de la vie. Vous entendez ? nous parlons àbouche et à cœur ouverts ; assez riches pour commander auxhommes et pour choisir entre les femmes, assez pour jeter l’or àtoutes les passions, assez pour que les prodigalités les plusfolles ne trouvent jamais le fond de votre bourseinépuisable !

Beaucoup de regards brûlèrent, allumés par uneavide crédulité, mais il y en eut trois qui dirent :

– Nous demandons nos 10 000 francs etnotre liberté.

– Sortez, répondit froidement le colonel,vous n’êtes plus d’entre nous. Demain vous aurez votre liberté etvotre argent.

Il quitta la table et ouvrit lui-même la portepar où les trois Maîtres devaient se retirer. Avant de la refermersur eux, il dit entre haut et bas à quelqu’un qui étaitdehors :

– Il fait nuit, mes enfants,éclairez !

Et le lourd battant retomba, étouffant de sonbruit trois plaintes qui n’eurent point d’écho.

Il n’y avait rien sur la table, ni vins, niliqueurs.

Pour porter l’ivresse au cerveau de ceux qu’ilvoulait ivres, cet homme n’avait besoin que de l’étrange éloquencequi coulait à flots ardents de ses lèvres, si froides d’ordinaire,à l’heure où c’était sa volonté de séduire.

Il leur dit ce que Fernand Cortés peut-être etFrançois Pizarre avaient dit aux aventuriers espagnols pour lesentraîner vers l’Eldorado inconnu, ce que les bardes du Nord, bienlongtemps auparavant, avaient chanté aux blonds guerriers quiravirent la moitié de la France et toute l’Angleterre, et,auparavant encore, ce que les chefs barbares criaient aux hordes del’Orient, précipitées sur l’ancien monde, ce poème éternel, cecantique, auquel nul ne résiste : l’hymne de l’or, du vin etde la volupté.

Connaissait-il donc Paris, ce sauvage banditde l’Apennin ?

Mais, Attila connaissait-ill’Europe ?

Non, ils devinent, ils partent, ils arriventcomme l’eau des montagnes devine l’océan immense et s’y précipite,le long des fleuves, s’il y a place, sinon, par-dessus les choseset par-dessus les hommes.

Le sauvage, du haut de sa ruse, avait devinéles mystères de la civilisation et ses excès ; il leur dit, àces grossiers croisés qui écoutaient, l’œil et le cœur en feu, saprédication endiablée, il leur dit les merveilles de cette mined’or, la plus riche de l’univers entier, les prestiges de cetteféerie, les débauches de ce mauvais lieu ; Paris, le faîte dela gloire et le fond de la honte !

L’Italie leur était fermée désormais, il leurmontra ces autres Apennins aux nuits plus sombres, aux jours plusétincelants, où, au lieu de tenir l’affût pendant des semaines pourattendre le passage d’une maigre caravane anglaise, les banditsaffolés ne savent quelle occasion entendre, ni quel pillagechoisir.

De l’argent à monceaux, du plaisir à satiété,et la fatigue supprimée, et le danger anéanti !

C’était la bataille sans armes, où l’adresseremplace la force, et où la main gantée porte paresseusement unebadine au lieu du lourd tromblon des bandits antédiluviens.

Ce soir-là, fut fondée la frérie des HabitsNoirs.

Et, quand le colonel leva la séance, les troisplaces laissées vides par les Maîtres déserteurs étaient remplies.Il y avait un médecin de Paris, un docteur en droit de Paris, etune jolie femme de Paris.

Un seul de ceux-là restait vivant à l’époqueoù se passe notre récit : le médecin Samuel, qui attendait ence moment même au salon de la maison Jaffret l’arrivée du fiancé demademoiselle Clotilde. Tous les autres avaient disparu tour à tour,les Italiens comme les Français, et la plupart très vite, car lecolonel Bozzo faisait une abondante consommation delieutenants.

S’il avait supprimé le danger venant dudehors, il avait gardé intacte sa bonne habitude d’épurer lestementson conseil, dont les membres ne vivaient jamais vieux.

Du moins, avant de mourir, étaient-ils devenusriches, tous ces soldats du mal ? Leur avait-on tenu lesmiraculeuses promesses de la première nuit ?

Oui et non.

Plusieurs d’entre eux avaient mené très grandevie ; mais le fameux partage n’était jamais venu.

L’ancienne Camorra, quittant les solitudes dela Grande Grèce pour envahir les sentiers encombrés de notrecivilisation, s’était transformée du haut en bas ; ses rangsélargis avaient fait d’elle une armée : la plus puissantepeut-être des armées de malfaiteurs qui aient effrayé l’Europemoderne.

Elle avait englobé, cette armée, parmi ceuxqui sont hors la loi, tous les puissants et tous les faibles ;les généraux ne lui manquaient pas plus que les soldats, et legouvernement occulte dont le colonel restait le chef suprêmepossédait ses diplomates, ses légistes, ses grands capitaines.

Il eut un jour, pour ministre des Finances, unde ces hommes qui prêtent des milliards aux rois.

Y a-t-il une fonction d’État qui soitau-dessus de celle dont le signe, but de toutes les ambitions, estle tant désirable et sacré portefeuille ?

Oui, c’est celle dont le signe est lahache.

Du moins, dans le vieux monde, le premier detous les droits attachés à la souveraine puissance était le droitd’avoir un bourreau. Point de couronne sans ce rouge fleuron.

Le roi des Habits Noirs avait bourreau.

À l’issue de ces assemblées sombres où ilfaisait jour à minuit, pour employer la terrible languedes Veste Nere, longtemps après que l’aurore s’étaitlevée, il faisait nuit tout à coup sous le clair soleil.Une voix qui mettait le frisson dans toutes les veines annonçaitcela.

Et alors le géant au visage sinistre,Coyatier, dit le Marchef, dont les voleurs et les assassinseux-mêmes ne voulaient pas toucher la main, paraissait au milieu ducercle des Maîtres : douze visages masqués de noir.

Et une autre voix s’élevait, prononçant cesparoles symboliques :

– L’arbre est sain, il a une branchedesséchée.

– Coupez la branche !ordonnait la première voix.

Le Marchef ne frappait jamais d’un seulcoup.

Derrière Agamemnon, roi d’Argos et de Mycènes,Homère a rangé tout un bataillon de héros immortels ; derrièrele Père-à-tous, il y avait aussi Achille, et plus de deux Ajax, etDiomède, et même le sage Ulysse, représenté par le fameux docteuren droit qui trouva la règle fondamentale de l’association :« Toujours payer la loi. »

C’est-à-dire : « Donner auxtribunaux un coupable pour chaque crime commis. »

Grâce à cette invention d’un infernal génie,non seulement la confrérie restait à l’abri des vengeancespubliques, mais encore elle faisait disparaître légalement sesennemis. Chacun de ses coups frappait deux victimes à lafois : celui qu’on livrait pieds et poings liés à la justice,accablé d’avance sous le poids des preuves savamment préparées.

Je me souviens bien que j’eus un sourire lapremière fois qu’il fut question devant moi de ce mécanisme sisimple et si puissant.

Il m’était expliqué pourtant par unjurisconsulte éminent, qui a laissé de profonds souvenirs aupalais.

C’était à l’époque où le procès dit « desHabits Noirs » éveilla si passionnément la curiosité publique.Le jurisconsulte dont je parle me dit : « Nous ne sauronsrien, parce que les gens qui sont aujourd’hui devant la courd’assises ne savent rien. Ce sont les goujats de l’armée ; jepenche même à croire qu’ils n’appartiennent pas du tout à laredoutable confrérie dont les chefs, à moins d’un hasard favorable,nous donneront le change éternellement. »

On ne sut rien en effet, sinon que le chef dela bande arrêtée était un vulgaire voleur ; ses soldats ni luin’avaient rien de commun avec ceux qui, protégés par leur systèmede compensation, menèrent leur criminelle industrie, tour à tour,en France sous le nom d’Habits Noirs ; en Angleterre sous lenom de Black Coats ; en Italie sous celui deCompagnons du Silence ; en Allemagne enfin où ils portaient lenom de Francs-Rosecroix, pendant près d’un demi-siècle, sans queles tribunaux de ces divers pays pussent les inquiéter une seulefois sérieusement.

Depuis lors, j’ai donné beaucoup de temps etd’efforts à l’étude d’une série de faits qui surexcitaient jusqu’àla fièvre mon désir de connaître à la fin le grand mot de cetteétrange énigme. Je n’ai à ma disposition, pour communiquer avec lepublic, que la forme du roman qui, par elle-même, excite ladéfiance. Assurément, les personnes, dites sérieuses, ne doiventaucune espèce d’égards aux romans ; mais il y a des personnesqui sont intelligentes avant même d’être sérieuses, et j’ai trouvéparmi celles-là des encouragements inattendus.

Mais première affirmation (elle date de loin)relative aux docteurs ès crimes, tenant boutique de moyenspropres à fausser les instructions et à produire l’erreurjudiciaire, avait été provoquée par des renseignements pris aupalais même et à la préfecture de police. Beaucoup l’ont dédaignéeet même raillée, mais un récent procès a prouvé qu’il ne fallaitpas trop hausser les épaules à la pensée qu’un ensemble deprésomptions arrivant à la plus complète vraisemblance peut êtrefabriqué de toutes pièces comme on imite une signature oucomme on falsifie un bilan.

Le hasard a eu bon dos jusqu’ici, et je ne niepas que ses jeux suffisent souvent à égarer notre pauvre justicehumaine ; mais il faut faire aussi la part du criminel talent,de l’industrie diabolique et de la science de malfaire qui, luttantde progrès avec les autres sciences, arrivent de nos jours à deprodigieux résultats.

En ces matières, j’ai étudié longtemps, je nesais pas tout, je puis apprendre encore.

Sous la Restauration et sous le règne deLouis-Philippe, il y avait une inquiétude, une terreur même, malgréle scepticisme étrange de l’administration. Vers l’année 1843, lorsde l’affaire du banquier J. -B. Schwartz, il fut dit publiquementque le bras droit du Maître des Habits Noirs, M. Lecoq de laPerrière (Toulonnais-l’Amitié), n’était autre que le fameux Vidocqlui-même qui avait un pied dans les bureaux de la rue deJérusalem.

La chose certaine c’est que, durant cettelongue période, le nombre des crimes dont on parlait tout bas, etqui n’arrivaient pas devant la cour d’assises, dépassa toutecroyance. Jamais non plus ne furent plus fréquents ces étonnementsincrédules qui courent dans le public à la suite de tant deverdicts, et le prodigieux succès populaire du drame qui mettait enscène le martyre de Lesurque (Le Courrier de Lyon) futcomme un symptôme de l’opinion.

Cependant, aucun soupçon ne s’égara jusqu’àl’illustre bienfaiteur de l’humanité, l’apôtre de la rue Thérèse,le colonel Bozzo, qui prodiguait les millions pour soudoyer sonarmée, tout en élargissant sa réputation de philanthrope ;Lecoq menait un train de prince ; le faux duc de Bourbon, lecomte Corona, la comtesse Marguerite marchaient à la tête de lahaute vie parisienne ; et, à la fin de chaque année, lePère-à-tous, réglé, probe, exact comme un comptable de la Banque deFrance, dressait son inventaire et faisait miroiter aux yeux desassociés le chiffre toujours grossissant du Trésor.

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