La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 6M. Larsonneur

 

Noël, le surveillant disciple d’Épicure, quis’était donné pour but dans la vie de jouir à trente francs parjour pendant deux ans et de « claquer après », entenditle bruit de pas dans le corridor en même temps que le prisonnierlui-même.

– Affaire manquée, dit-il, c’estLarsonneur ! Emballé !

Et, changeant aussitôt de contenance, il serapprocha de la porte, dans la posture du soldat sans armes.

Mais cela ne l’empêchait pas de causerrapidement et à voix basse, car il en avait gros sur le cœur.

– Je risquais bon, disait-il, car j’étaisobligé de rester ici à votre place, puisque vous emportiez meshabits, mais je comptais me faire des bleus, me bâillonner et mêmem’évanouir pour crier au secours d’une voix faible quand vousauriez eu le temps de glisser dehors. Va bien, ce ne sera pasencore de cette fois-ci que je mettrai Clémentine etMme Roufat dans leurs meubles. Ah ! je ne suispas hypocrite, d’abord, il n’y aurait pas plus gredin que moi, sij’avais les moyens. Va te faire fiche ! Jamais de bonheur auxcartes ! Ça se trouve que je tombe sur un imbécile au lieud’un lapin n° 1, et qui ne sait pas ce que c’est qu’unmonseigneur !

Il tenait toujours son outil à la main etregardait le prisonnier avec un mépris mêlé de rancune. Celui-ciavait les yeux baissés et prêtait l’oreille. Dans le couloir, del’autre côté de la porte, on causait.

– Vous n’aurez pas fait factionlongtemps, mes fils, disait une forte voix, parlant avec autorité.On va lever l’écrou, j’ai les menottes.

– C’est bien fait, dit Noël :Mazas ! Reconnaissez-vous l’organe de Larsonneur ?

Il ajouta :

– Vous savez, Manchot, ma poule, commevous pourriez avoir l’idée, de vous faire bien venir en mecalomniant, on va prendre les devants. Pas bête, moi !

Une autre voix reprit du dehors :

– M. Noël est avec lui depuistantôt, et nous n’avons pas quitté d’ici : ah ! il étaitjoliment gardé… Est-ce qu’on va l’emmener tout de suite ?

– Le temps de river ses manchettes et dele conduire au greffe.

– Mais le directeur ?

– Fait ! On a son papier. Il est denoce ici près, le directeur. C’était la voix de Larsonneur quiavait parlé la dernière. Une clef tourna dans la serrure.

Un des surveillants de factionajouta :

– Ça va le changer rude à Mazas, car ilse gobergeait dans du coton ici, vous allez voir !

– Pas de pistole à Mazas : àl’attache ! un Habit-Noir ! Noël se frotta les mainsméchamment.

– Attrape ! gronda-t-il.Réglé ! vous entendez ?

– Est-ce que vous croyez ça, vous,monsieur Larsonneur, demanda-t-on encore au-dehors, qu’il est desHabits Noirs ?

– Parbleu ! fut-il répondu. Et laporte s’ouvrit.

Ils furent trois à entrer :M. Larsonneur et deux employés qui l’accompagnaient. Les deuxsurveillants de garde restèrent dans le corridor.

– Faisons vite, dit M. Larsonneur,en passant le seuil, voilà déjà un bon quart d’heure que la patacheet l’escorte sont en bas. Bonjour, monsieur Noël, aidez-moi àmettre les menottes, si c’est un effet de votre complaisance.

– Je veux bien, répondit Noël avec unegravité tout officielle, mais je demande la permission de fournirun renseignement pour le rapport. Partout où cet homme seratransféré, il devra être l’objet d’une surveillance exceptionnelle.Jusqu’à présent, je n’avais jamais eu à me plaindre de lui ;mais aujourd’hui… d’abord, voilà ce que j’ai trouvé surlui !

Il tendit le monseigneur, qui fut pris par undes employés, lequel dit, en l’examinant :

– L’objet a du service.

Le prisonnier restait immobile etsilencieux.

– D’autre part, poursuivit Noël, je nesais pas si c’est en biens-fonds ou en valeurs qu’il est riche,mais il m’a offert un mandat de 20 000 francs sur les neveux deSchwartz et Nazel…

– Impudent coquin ! voulutinterrompre le prisonnier.

– La paix ! fit Larsonneur durement.Allez, monsieur Noël, j’écoute.

– À cette fin, acheva celui-ci, que jelui aurais communiqué mes effets du gouvernement pour se pousser dularge et rejoindre ses complices en ville. Ah ! il connaît sonétat, celui-là !

Clément ne renouvela point saprotestation.

– Aux manchettes ! ordonnaLarsonneur. Mention de votre conduite et de vos dires sera aurapport, monsieur Noël. Vous vous êtes conduit en homme fidèle etintelligent !

Pendant qu’il parlait ainsi, il jeta un regardrapide au prisonnier, qui baissa aussitôt les yeux.

C’était, ce Larsonneur, un personnageévidemment beaucoup plus considérable que ses compagnons. Il étaitbas sur jambes et très robuste, avec une figure fortementcaractérisée, qui semblait faite pour dénoncer un audacieux mélangede sang-froid et de bonne humeur, mais qui, en ce moment, étaitgrave jusqu’à la dureté.

On le devinait geôlier, sous son costume debourgeois sans gêne, comme on lit la profession du militaire ou duprêtre sur les habits étrangers qu’ils ont empruntés parhasard.

M. Buin l’avait sans doute mis àl’épreuve, car il lui témoignait une entière confiance.

Quand ce Larsonneur remit les menottes à Noël,celui-ci dit, d’un air aimable :

– Faites excuse, on n’en a besoin qued’une pour le moment, le malfaiteur ne pouvant gesticuler qu’avecun bras.

Tous les surveillants rirent en dedans et endehors de la porte. L’un d’eux prêta sa ceinture, et la main gauchede Clément fut, par ce moyen, assujettie solidement à sesreins.

Pendant l’opération, Larsonneur affecta de setenir à l’écart. Depuis son entrée, il n’avait échangé, avec leprisonnier, ni un signe ni même un regard. La seule parole qu’illui eût adressée était l’ordre de se taire.

– Monsieur Noël, dit-il, pendant que nousserons au greffe de la geôle pour enregistrer l’ordre de transfertet lever l’écrou, dressez l’inventaire des objets appartenant auprisonnier ; Louis et Bouret affirmeront votre procès-verbal.Nous autres, en marche !

Le prisonnier jeta un dernier regard autour delui, comme s’il eût voulu dire adieu à ce paradis de la Force, puisil suivit les deux gardiens, qui étaient entrés avecLarsonneur ; celui-ci formait l’arrière-garde.

Au moment où le prisonnier s’engageait dans lagalerie, le vent de la porte ouverte lui apporta encore, maisvenant de bien loin, l’écho rauque de ces voix qui criaient sacondamnation.

Il fallait passer devant le cabinet dudirecteur pour arriver à la geôle. Larsonneur fit arrêter lecortège, et entra dans les bureaux d’administration, où il restadeux ou trois minutes à causer de l’événement du jour. Les commisvinrent sur le pas de la porte pour jeter un coup d’œil au Manchot,et il fut convenu, à l’unanimité, que jamais assassin n’avait portéson crime mieux ni plus lisiblement écrit sur son visage.

De l’administration à la geôle, Larsonneuraborda plusieurs employés. Le fait d’une translation de prisonnier,opérée à cette heure, n’était pas ordinaire. L’escorte s’étaittrouvée en retard, et Larsonneur racontait qu’il avait dû monterchez les Jaffret pour prendre l’avis de M. Buin, qui, nevoulant à aucun prix garder la responsabilité du condamné, avaitordonné de passer outre.

Certes, le moment était tranquille, et levoyage d’une prison à l’autre, dans une bonne voiture entourée degendarmes, ne présentait aucune espèce de danger ; là n’étaitpas la raison de s’étonner.

C’était bien plutôt l’absence même deM. Buin, le directeur, en une circonstance pareille :absence d’autant plus inexplicable de la part d’un fonctionnaire siminutieux dans l’accomplissement de ses devoirs que M. Buin,au su de tout le monde, était dans le quartier, presque dans lamême rue, en un mot à deux pas.

Larsonneur ne prenait pas de gants pour seplaindre, et comme on lui objectait la confiance vraimentexceptionnelle prouvée par cette conduite, il répondait avecmauvaise humeur : « Confiance tant que vous voudrez, çan’ajoute rien du tout à ma paye de la fin du mois. »

Tout homme est porté du premier coup àcontredire l’assertion quelconque de tout autre homme. Ceci estvrai, surtout entre gens de bureau. Les employés de la prisonoubliaient l’incident pour ne penser qu’aux « embarras »faits par leur camarade, tout gonflé des bonnes grâces du patron.Ils se disaient, en haussant les épaules : « C’est unposeur ! Si M. Buin revenait par hasard, vousverriez tomber sa crête ! »

Les braves gens ne croyaient pas deviner sijuste !

Ce fut seulement en sortant de la geôle, aprèsl’écrou levé, que Larsonneur donna, pour la première fois, signe devie à son prisonnier. On traversait le dernier couloir avant lacour des Poules, où s’ouvrait la grand-porte donnant sur la ruePavée.

Ce passage était désert.

Larsonneur s’approcha rapidement de Clément,qui sentit un choc à sa main, assujettie derrière ses reins.

Clément entendit qu’on lui disait en mêmetemps :

– Ne bougez pas le bras et continuez demarcher.

Puis, encore, au moment où l’on débouchaitdans la cour :

– Passez sous la voiture au moment où lescrieurs aboieront en avant des chevaux ; une fois là,laissez-vous faire… et puis ressortez de l’autre côté vivement. Sile gendarme y est, piquez son cheval à l’endroit de l’éperon, voilàmon couteau. Tâchez de bien prendre le ton pour crier, et ne vousétonnez de rien en chemin : tout le long de votre route, ilfera jour.

On entra dans la cour des Poules, et certes, àla place du prisonnier, les paroles de ce Larsonneur eussent excitévotre surprise, car il faisait nuit, au contraire, nuit close.

À travers la porte, fermée, un grand murmurevenait de la rue. Dans ce murmure passaient les voix des vendeursd’imprimés qui criaient ici comme de l’autre côté de la prison oùnous les entendions tout à l’heure :

– Condamnation de Clément-le-Manchot, labande Cadet, renaissance des Habits Noirs !

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