La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

II – Entrez, madame

 

Le cocher, pendant cela, refermait la grandeporte.

Ce fut seulement alors qu’Échalot montra safigure effarée à l’ouverture de sa guérite. Un instant, il restabouche béante à regarder la porte close, puis il dit :

– J’ai tout vu par suite de mon habileté,mais ce que ça signifie, je n’en sais rien. Vois-tu, Saladin, c’estdes mystères et problèmes que le traître de l’Ambigu n’yconnaîtrait goutte ! On croit savoir, pas vrai, qu’Amédée estl’auteur de tes jours avec Ida, que ma passion a toujours respectéede son vivant : ah bien ! ça n’empêche que ton pèrelégitime est peut-être parmi ces gens-là, et que tu as droit à sonhéritage plein d’opulence. Y a de l’argent au fond de tous lesmystères, quoiqu’on y trouve parfois la mort, quand on n’a pas lamanière de s’en servir. Viens faire notre rapport ; àL’Épi-Scié, tu verras jouer la poule.

En prononçant ces derniers mots, Échalot, quiméprisait les éclaboussures, pataugeait déjà à pleine course dansla direction de la place Royale.

La rue Culture était déserte sous la pluieglacée. Les boutiques, d’aspect modeste et à peine éclairées,montraient à travers leurs vitres la salle de vente où nul clientne s’attardait, les demoiselles engourdies au comptoir et tout aufond, dans le trou de famille, les patrons pelotonnés autour dumaigre foyer.

Il paraît qu’on fait fortune au Marais commeailleurs, dans le commerce, mais on n’en a pas l’air.

On y est curieux outre mesure et dans laproportion même de l’ennui silencieux qui semble planer sur cetteville grise qui est, dans Paris, à cent lieues de Paris, si quelquemoniteur secourable eût entrouvert chaque porte et glissé lanouvelle du mystérieux événement : la visite nocturne faitepar quelques vivants à la maison morte, ni le froid ni la pluien’auraient empêché tous les seuils de se peupler comme en un jourde révolution. Du fond des allées obscures, une fourmilière humaineeût jailli à bas bruit, singulière foule qui sent le moisi et lerenfermé, cohue bavarde, mais timide, qui met une sourdine à sesclameurs et ne semble pas chez soi au grand air.

J’ai vu cela parfois quand le canon parle dansParis pour une fête ou pour une bataille, quand l’heure estannoncée où l’on aperçoit la queue de la comète, quand le premiervent d’une « affaire Tropmann » éveille des frémissementsterribles et joyeux dans ces profondeurs où Le PetitJournal lui-même est trop cher… Aucun quartier n’est siabondamment habité que ce Marais désert. J’ai vu toutes lesfenêtres de tous les étages s’entrouvrir à la fois, montrant descollections non décrites, des choses, des hommes, des femmes siabsolument invraisemblables que le Tour du Monde n’oseraiten donner la gravure.

En tout cela tranquille, discret, rangé, unpeu cauteleux même, comme si une loi d’acier, forçant la décence etproscrivant le bruit, pesait spécialement sur cette contrée quidort entre les cris de la place de la Bastille, les violons du paysdes écoles et l’éternelle farandole des boulevards.

Le bien vient en dormant, dit le proverbe,mais encore faut-il s’éveiller pour le prendre. Je ne sais pas decomète à queue, ni d’émeute, ni d’affaire Tropmann qui fussentcapables d’intéresser la rue Culture à l’égal de l’énigme poséedepuis des années : l’abandon de cette grande maison qui, partous les jours de l’année, du matin jusqu’au soir, jetait son défià la curiosité publique.

Eh bien ! le mot de la charade venait depasser dans la rue en berline à quatre chevaux, et personne ne s’endoutait ! La porte incessamment fermée (combien de regards laguettaient d’ordinaire !) s’était ouverte, et nul ne lesavait. Le corps de garde inutile n’avait pas envoyé ses hommesavec des clairons pour annoncer la grande nouvelle. La berline àquatre chevaux était entrée ; les deux battants de la lourdeporte étaient retombés sur l’énigme, et, le froid aidant, la pluie,la somnolente paresse des soirs d’hiver, pas un ni pas une, dans larue Culture, ne savait que le bonheur était là : charade,énigme, rébus, drame noir comme ceux de la Porte-Saint-Martin, etauxquels on aurait pu assister gratis !

Quand sonnèrent les neuf heures au clocher del’église Saint-Paul, un mouvement se fit. Les dernières boutiquesboulonnèrent leurs clôtures. La pluie tombait toujours, monotone etfroide, mais qui eût dénoncé la présence du drame, derrière ce murnoir au-delà duquel l’hôtel Fitz-Roy sommeillait, comme tous lesautres soirs de la vie, à l’abri de ses contreventsbarricadés ?…

Dans le grand salon aux quatre fenêtres, lemalade de la berline était couché sur le lit d’acajou, placé, sanscarrée ni rideaux, à droite de la cheminée. Auprès de lui, sur latable de nuit, était une cassette ouverte et vide.

On avait éteint le lustre, sur son ordre sansdoute, et un vieux paravent se dressait entre la lumière descandélabres et son regard.

Son visage, couvert de pâleur, restait ainsidans l’ombre.

Il était jeune encore ; ses cheveux noirsabondants et bouclés, épars sur l’oreiller, faisaient un cadre à safigure presque livide, aux traits réguliers et fiers, mais dont lamaigreur éveillait l’idée d’une fin prochaine.

Il y avait surtout cette ligne inquiète etdésolée qui abaisse les coins de la bouche en allongeant la lèvresupérieure. Les yeux, cependant, restaient calmes dans leursorbites agrandies.

Ce mourant, car aucun autre mot ne pouvait lemieux désigner, s’appelait William-Henry Fitz-Roy Stuart de Clare,prince de Souzay. Il n’avait pas plus de trente ans. Depuisquelques mois seulement, il était duc de Clare par la mort dugénéral pair de France du même nom, et chef de cette noble maison,devenue française après la déchéance du roi Jacques Stuart, dont lepremier Fitz-Roy était, dit-on, le fils naturel.

Il y avait une demi-heure environ queM. le duc de Clare avait été apporté sur son matelas, àtravers les chambres ravagées. Depuis lors, il n’avait pas bougé,couché qu’il était là sur le dos, les yeux ouverts et fixes.

Les valets à la livrée sombre s’étaientretirés.

Il ne restait dans le salon que M. Morandet Tilde, qui s’était cachée, curieuse, mais tremblante, dans unpli de draperie le plus loin possible du lit d’agonie.

La pendule sonna. Une étincelle s’alluma dansles prunelles mornes du malade, pendant qu’il comptait les coupsfrappés par le timbre au nombre de neuf.

– C’est l’heure, dit-il d’une voix creuseet dont le son fit tressaillir la petite fille dans son coin etMorand dans son fauteuil.

C’était la première parole que M. le ducde Clare, prince de Souzay eût prononcée.

Il ajouta :

– Elle va venir.

Morand se leva et se rapprocha du lit, auprèsduquel il se tint désormais debout, dans une attitude triste etsoumise.

M. le duc tourna vers lui son regard quiétait bienveillant et doux.

– Mon cousin, dit-il, j’ai beaucoupsouffert, c’est vrai, puisque j’en vais mourir, mais cela nem’excuse point de vous avoir oublié.

– Prince, répondit Morand qui baisa unede ses mains pâles avec un respect mêlé de tendresse, vous ne medevez rien et je ne me plains pas.

– Si fait, Stuart, vous êtes mon parentet vous n’êtes pas riche. Vous m’aimiez quand j’étais enfant…

– Et je vous aime encore, prince, dumeilleur de mon cœur !

– Je le crois, je l’espère… N’avez-vouspas une fille, Morand ? La petite Tilde s’entortilla dans lerideau pendant que son père répondait :

– Grâce à Dieu, si fait, prince. L’enfantest tout ce qui me reste en ce monde.

Les paupières lourdes du malade retombèrent.Sa pensée avait tourné.

– Elle sera riche, murmura-t-il comme parmanière d’acquit. Elle est Stuart de Clare comme moi, je veuxqu’elle soit riche.

Puis il ajouta, en élevant la voix :

– Moi aussi, j’ai un fils !

– Assurément, mon cousin… commençaMorand.

Mais le malade l’interrompit d’un gestedouloureux, et prononça si bas qu’on eut peine àl’entendre :

– Ai-je un fils ?… Il y eut unsilence.

Le malade avait fermé tout à fait les yeux etsa respiration râlait sourdement dans sa poitrine.

Au bout d’un instant, il répéta :

– Ai-je un fils ? Puis ildemanda :

– Morand, mon cousin, combien de minutesla pendule marque-t-elle après neuf heures ?

Morand fit le tour du paravent, regarda etrépondit :

– Cinq minutes.

– Elle est en retard, dit le malade, etje me sens bien faible.

– Voulez-vous prendre un doigt de vin,prince ?

– Non…

Ses lèvres continuèrent de remuer lentement,mais sans produire aucun son. Morand crut comprendre qu’ildemandait un médecin.

– Nous en avons un qui demeure prèsd’ici, dit-il, un savant et un saint ; je ne l’ai jamais vu,mais tout le monde sait le nom du Dr Abel Lenoir.

Ce nom produisit sur le malade un effetextraordinaire. Il se leva tout d’une pièce comme si une décharged’électricité l’eût dressé sur son séant et son visage blême pritune expression si effrayante que Tilde se colla au mur en poussantun cri de terreur.

– Pardonnez-moi, balbutia Morand, je n’aipas voulu…

– Ai-je un fils ? prononça pour latroisième fois le mourant qui se laissa retomber sur sonoreiller.

Au bout d’un instant, il demandaencore :

– Combien de minutes après neufheures ?

– Huit, répondit Morand.

– Avez-vous pris soin de tenir ouverte laporte qui est au bout du jardin ?

– Oui, prince. J’ai obéi en cela comme entout ce qu’ordonnait votre lettre.

– Huit minutes, dit tout bas le malade,et je lui avais écrit : « Je me meurs… »

Il s’interrompit et sembla tendrel’oreille.

– Écoutez ! fit-il.

Le papa Morand écouta, mais il n’entenditrien.

– C’est que vous n’êtes pas pour mourir,dit M. de Clare avec son morne sourire. Allez, mais nonpas dans la chambre voisine. Soyez au rez-de-chaussée ; je neveux pas qu’on entende ce qui sera dit ici.

– Cependant, objecta Morand, si vousaviez besoin…

Le gland d’un cordon de sonnette pendait aucoin de la cheminée. M. de Clare montra qu’il pouvaitl’atteindre en étendant le bras.

Morand sortit, et Tilde, délivrée, seprécipita sur ses pas.

Dès que M. le duc fut seul, il recommençaà prêter l’oreille, et bien qu’aucun bruit appréciable ne se fît,il éleva la voix pour dire :

– Entrez, madame !

Et tout aussitôt s’ouvrit la porte qui faisaitface à celle par où Morand était sorti.

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