La Muse du département

Chapitre 11Histoire de bien des poésies et poésie de l’histoire

Quoique l’alliance des vers et de la prose soit vraimentmonstrueuse dans la littérature française, il est néanmoins desexceptions à cette règle. Cette histoire offrira donc une des deuxviolations qui, dans ces études, seront commises envers la chartedu conte; car, pour faire entrevoir les luttes intimes qui peuventexcuser Dinah sans l’absoudre, il est nécessaire d’analyser unpoème, le fruit de son profond désespoir.

Mise à bout de sa patience et de sa résignation par le départ duvicomte de Chargebœuf, Dinah suivit le conseil du bon abbé Duretqui lui dit de convertir ses mauvaises pensées en poésie; ce quipeut-être explique certains poètes.

– Il vous arrivera comme à ceux qui riment des épitaphes ou desélégies sur des êtres qu’ils ont perdus: la douleur se calme aucœur à mesure que les alexandrins bouillonnent dans la tête.

Ce poème étrange mit en révolution les départements de l’Allier,de la Nièvre et du Cher, heureux de posséder un poète capable delutter avec les illustrations parisiennes. PAQUITA DE LA SEVILLANEPAR JAN DIAZ fut publiée dans l’Echo du Morvan, espèce de Revue quilutta pendant dix-huit mois contre l’indifférence provinciale.Quelques gens d’esprit prétendirent à Nevers que Jan Diaz avaitvoulu se moquer de la jeune école qui produisait alors des poésiesexcentriques, pleines de verve et d’images, où l’on obtint degrands effets en violant la muse sous prétexte de fantaisiesallemandes, anglaises et romanes. Le poème commençait par cechant.

Si vous connaissiez l’Espagne,

Son odorante campagne,

Ses jours chauds aux soirs si frais;

D’amour, de ciel, de patrie,

Tristes filles de Neustrie,

Vous ne parleriez jamais.

C’est que là sont d’autres hommes

Qu’au froid pays où nous sommes!

Ah! là, du soir au matin,

On entend sur la pelouse

Danser la vive Andalouse

En pantoufles de satin.

Vous rougiriez les premières

De vos danses si grossières,

De votre laid Carnaval

Dont le froid bleuit les joues,

Et qui saute dans les boues,

Chaussé de peau de cheval.

C’est dans un bouge obscur, c’est à de pâles filles

Que Paquita redit ces chants;

Dans ce Rouen si noir, dont les frêles aiguilles

Mâchent l’orage avec leurs dents;

Dans ce Rouen si laid, si bruyant, si colère…

Une magnifique description de Rouen, où Dinah n’était jamaisallée, faite avec cette brutalité postiche qui dicta plus tard tantde poésies juvénalesques, opposait la vie des cités industrielles àla vie nonchalante de l’Espagne, l’amour du ciel et des beautéshumaines au culte des machines, enfin la poésie à la spéculation.Et Jan Diaz expliquait l’horreur de Paquita pour la Normandie endisant:

Paquita, voyez-vous, naquit dans la Séville

Au bleu ciel, aux soirs embaumés;

Elle était, à treize ans, la reine de sa ville,

Et tous voulaient en être aimés.

Oui, trois toréadors se firent tuer pour elle;

Car le prix du vainqueur était

Un seul baiser à prendre aux lèvres de la belle

Que tout Séville convoitait.

Le ponsif du portrait de la jeune Espagnole a servi depuis àtant de courtisanes dans tant de prétendus poèmes qu’il seraitfastidieux de reproduire ici les cent vers dont il se compose.Mais, pour juger des hardiesses auxquelles Dinah s’étaitabandonnée, il suffit d’en donner la conclusion. Selon l’ardentemadame de La Baudraye, Paquita fut si bien créée pour l’amourqu’elle pouvait difficilement rencontrer des cavaliers dignesd’elle; car,

… dans sa volupté vive,

On les eût vus tous succomber,

Quand au festin d’amour, dans son humeur lascive,

Elle n’eût fait que s’attabler.

Elle a pourtant quitté Séville la joyeuse,

Ses bois et ses champs d’orangers,

Pour un soldat normand qui la fit amoureuse

Et l’entraîna dans ses foyers.

Elle ne pleurait rien de son Andalousie,

Ce soldat était son bonheur!

Mais il fallut un jour partir pour la Russie

Sur les pas du grand Empereur.

Rien de plus délicat que la peinture des adieux de l’Espagnoleet du capitaine d’artillerie normand qui, dans le délire d’unepassion rendue avec un sentiment digne de Byron, exigeait dePaquita une promesse de fidélité absolue, dans la cathédrale deRouen, à l’autel de la Vierge, qui

Quoique vierge est femme, et jamais ne pardonne

Aux traîtres à serments d’amour

Une grande portion du poème était consacrée à la peinture dessouffrances de Paquita seule dans Rouen, attendant la fin de lacampagne; elle se tordait aux barreaux de ses fenêtres en voyantpasser de joyeux couples, elle contenait l’amour dans son cœur avecune énergie qui la dévorait, elle vivait de narcotiques, elle sedépensait en rêves!

Elle faillit mourir, mais elle fut fidèle.

Quand son soldat fut de retour,

A la fin de l’année il retrouva la belle

Digne encor de tout son amour.

Mais lui, pâle et glacé par la froide Russie

Jusque dans la moelle des os,

Accueillit tristement sa languissante, amie…

Le poème avait été conçu pour cette situation exploitée avec uneverve, une audace qui donnait un peu trop raison à l’abbé Duret.Paquita, en reconnaissant les limites où finissait l’amour, ne sejetait pas, comme Héloïse et Julie, dans l’infini, dans l’idéal;non, elle allait, ce qui peut-être est atrocement naturel, dans lavoie du vice, mais sans aucune grandeur, faute d’éléments, car ilest difficile de trouver à Rouen des gens assez passionnés pourmettre une Paquita dans son milieu de luxe et d’élégance. Cetteaffreuse réalité, relevée par une sombre poésie, avait dictéquelques-unes de ces pages dont abuse la Poésie moderne, et un peutrop semblables à ce que les peintres appellent des écorchés. Parun retour empreint de philosophie, le poète, après avoir dépeintl’infâme maison où l’Andalouse achevait ses jours, revenait auchant du début:

Paquita maintenant est vieille et ridée,

Et c’était elle qui chantait

Si vous connaissiez l’Espagne

Son odorante, etc.

La sombre énergie empreinte en ce poème d’environ six centsvers, et qui, s’il est permis d’emprunter ce mot à la peinture,faisait un vigoureux repoussoir à deux séguidilles, semblables àcelle qui commence et termine l’œuvre, cette mâle expression d’unedouleur indicible épouvanta la femme que trois départementsadmiraient sous le frac noir de l’anonyme. Tout en savourant lesenivrantes délices du succès, Dinah craignit les méchancetés de laprovince où plus d’une femme, en cas d’indiscrétion, voudrait voirdes rapports entre l’auteur et Paquita. Puis la réflexion vint.Dinah frémit de honte à l’idée d’avoir exploité quelques-unes deses douleurs.

– Ne faites plus rien, lui dit l’abbé Duret, vous ne seriez plusune femme, vous seriez un poète.

On chercha Jan Diaz à Moulins, à Nevers, à Bourges; mais Dinahfut impénétrable. Pour ne pas laisser d’elle une mauvaise idée,dans le cas où quelque hasard fatal révélerait son nom, elle fit uncharmant poème en deux chants sur le Chêne de la Messe, unetradition du Nivernais que voici. Un jour les gens de Nevers etceux de Saint-Saulge, en guerre les uns contre les autres, vinrentà l’aurore pour se livrer une bataille mortelle aux uns ou auxautres, et se rencontrèrent dans la forêt de Faye. Entre les deuxpartis se dressa de dessous un chêne un prêtre dont l’attitude, ausoleil levant, eut quelque chose de si frappant que les deuxpartis, écoutant ses ordres, entendirent la messe, qui fut ditesous un chêne, et à la voix de l’Evangile ils se réconcilièrent. Onmontre encore un chêne quelconque dans le bois de Faye. Ce poème,infiniment supérieur à Paquita la Sévillane, eut beaucoup moins desuccès. Depuis ce double essai, madame de La Baudraye, en sesachant poète, eut des éclairs soudains sur le front, dans les yeuxqui la rendirent plus belle qu’autrefois. Elle jetait les yeux surParis, elle aspirait à la gloire et retombait dans son trou de LaBaudraye, dans ses chicanes journalières avec son mari, dans soncercle où les caractères, les intentions, le discours étaient tropconnus pour ne pas être devenus à la longue ennuyeux. Si elletrouva dans ses travaux littéraires une distraction à ses malheurs;si, dans le vide de sa vie, la poésie eut de grandsretentissements, si elle occupa ses forces, la littérature lui fitprendre en haine la grise et lourde atmosphère de province.

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