La Muse du département

Chapitre 4Une innocente conspiration

Le lendemain, à cinq heures du matin, les hôtes du châteaud’Anzy furent sur pied. Le petit La Baudraye avait organisé pourles Parisiens une chasse; moins pour leur plaisir que par vanité depropriétaire, il était bien aise de leur faire arpenter ses bois etde leur faire traverser les douze cents hectares de landes qu’ilrêvait de mettre en culture, entreprise qui voulait quelque centmille francs, mais qui pouvait porter de trente à soixante millefrancs les revenus de la terre d’Anzy.

– Savez-vous pourquoi le procureur du roi n’a pas voulu venirchasser avec nous? dit Gatien Boirouge à monsieur Gravier.

– Mais il nous l’a dit, il doit tenir l’audience aujourd’hui,car le tribunal juge correctionnellement, répondit le receveur descontributions.

– Et vous croyez cela? s’écria Gatien, Eh! bien, mon papa m’adit: « Vous n’aurez pas monsieur Lebas de bonne heure, car monsieurde Clagny a prié son substitut de tenir l’audience. »

– Ah! ah! fit Gravier, dont la physionomie changea; et monsieurde La Baudraye qui part pour La Charité!

– Mais pourquoi vous mêlez-vous de ces affaires? dit HoraceBianchon à Gatien.

– Horace a raison, dit Lousteau. Je ne comprends pas commentvous vous occupez autant, les uns des autres; vous perdez votretemps a des riens…

Horace Bianchon regarda Etienne Lousteau comme pour lui dire queles malices de feuilleton, les bons mots de petit journal étaientincompris à Sancerre. En atteignant un fourré, monsieur Gravierlaissa les deux hommes célèbres et Gatien s’y engager, sous laconduite du garde, dans un pli de terrain.

– Eh! bien, attendons le financier, dit. Bianchon quand leschasseurs arrivèrent à une clairière.

– Ah! bien, si vous êtes un grand homme en médecine, répliquaGatien, vous êtes un ignorant en fait de vie de province. Vousattendez monsieur Gravier?… mais il court comme un lièvre, malgréson petit ventre rondelet; il est maintenant à vingt minutesd’Anzy… (Gatien tira sa montre) Bien! il arrivera juste àtemps.

– Où?…

– Au château pour le déjeuner, répondit Gatien. Croyez-vous queje serais à mon aise si madame de La Baudraye restait seule avecmonsieur de Clagny? Les voilà deux, ils se surveilleront, Dinahsera bien gardée.

– Ah! çà, madame de La Baudraye en est donc encore à faire unchoix? dit Lousteau.

– Maman le croit; mais, moi, j’ai, peur que monsieur de Clagnyn’ait fini par fasciner madame, de La Baudraye; s’il a pu luimontrer dans la députation quelques chances de revêtir la simarredes Sceaux, il a bien pu changer en agréments d’Adonis sa peau detaupe, ses yeux terribles, sa crinière ébouriffée, sa voixd’huissier enroué, sa maigreur de poète crotté. Si Dinah voitmonsieur de Clagny procureur-général, elle peut le voir joligarçon. L’éloquence a de grands privilèges. D’ailleurs madame de LaBaudraye est pleine d’ambition, Sancerre lui déplaît, elle rêve desgrandeurs parisiennes.

– Mais quel intérêt avez-vous à cela, dit Lousteau, car si elleaime le procureur du roi… Ah! vous croyez qu’elle ne l’aimera paslongtemps, et vous espérez lui succéder.

– Vous autres, dit Gatien, vous rencontrez à Paris autant defemmes différentes qu’il y a de jours dans l’année. Mais à Sancerreoù il ne s’en trouve pas, six, et où, de ces six femmes, cinq ontdes prétentions. désordonnées à la vertu; quand la plus belle voustient à une distance énorme par des regards dédaigneux comme sielle était princesse de sang royal, il est bien permis à un jeunehomme de vingt-deux ans de chercher à deviner les secrets de cettefemme, car alors elle sera forcée d’avoir des égards pour lui.

– Cela s’appelle ici des égards, dit le journaliste ensouriant.

– J’accorde à madame de La Baudraye trop de bon goût pour croirequ’elle s’occupe de ce vilain singe, dit Horace Bianchori.

– Horace, dit le journaliste, voyons, savant interprète de lanature humaine, tendons un piège à loup au procureur du roi, nousrendrons service à notre ami Gatien, et nous rirons. Je n’aime pasles procureurs du roi.

– Tu as un juste pressentiment de ta destinée, dit Horace. Maisque faire?

– Eh bien, racontons, après le dîner, quelques histoires defemmes surprises par leurs maris, et qui soient tuées, assassinéesavec des circonstances terrifiantes. Nous verrons la mine queferont madame de La Baudraye et monsieur de Clagny.

– Pas mal, dit Bianchon, il est, difficile que l’un ou l’autrene se trahissent pas par un geste ou par une réflexion.

– Je connais, reprit le journaliste en s’adressant à Gatien, undirecteur de journal qui, dans le but d’éviter une triste destinée,n’admet que des histoires où les amants sont brûlés, hachés, pilés,disséqués; où les femmes sont bouillies, frites, cuites; il apportealors ces effroyables récits à sa femme en espérant qu’elle luisera fidèle par peur; il se contente de ce pis-aller, le modestemari: « Vois-tu, ma mignonne, où conduit la plus petite faute! » luidit-il en traduisant le discours d’Arnolphe à Agnès.

– Madame de La Baudraye est parfaitement innocente, ce jeunehomme a la berlue, dit Bianchon. Madame Piédefer me paraît êtrebeaucoup trop dévote pour inviter au château d’Anzy l’amant de safille. Madame de La Baudraye aurait à tromper sa mère, son mari, safemme de chambre et celle de sa mère; c’est trop d’ouvrage, jel’acquitte.

– D’autant plus que son mari ne la quitte pas, dit Gatien enriant de son calembour.

– Nous nous souviendrons bien d’une ou deux histoires à fairetrembler Dinah, dit Lousteau. Jeune homme, et toi Bianchon, je vousdemande une tenue sévère, montrez-vous diplomates, ayez unlaisser-aller sans affectation, épiez, sans en avoir l’air, lafigure des deux criminels, vous savez?… en dessous, ou dans laglace, à la dérobée. Ce matin nous chasserons le lièvre, ce soirnous chasserons le procureur du roi.

La soirée commença triomphalement pour Lousteau qui remit à lachâtelaine son album où elle trouva cette élégie.

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