La Muse du département

Chapitre 3Le diable emporte les albums

Gatien Boirouge trouva moyen de dire à madame de La Baudraye lemot du feuilletoniste, pendant le dîner qui fut plantureux, sinonsplendide, et pendant lequel la châtelaine eut soin de peu parler.Cette langueur dans la conversation révéla l’indiscrétion deGatien. Etienne essaya de rentrer en grâce, mais toutes lesprévenances de Dinah furent pour Bianchon. Néanmoins, au milieu dela soirée, la baronne redevint gracieuse pour Lousteau. N’avez-vouspas remarqué combien de grandes lâchetés sont commises pour depetites choses? Ainsi cette noble Dinah, qui ne voulait pas sedonner à des sots, qui menait au fond de sa province uneépouvantable vie de luttes, de révoltes réprimées, de poésiesinédites, et qui venait de gravir, pour s’éloigner de Lousteau, laroche la plus haute et la plus escarpée de ses dédains, qui n’enserait pas descendue en voyant ce faux Byron à ses pieds luidemandant merci, dégringola soudain de cette hauteur en pensant àson album. Madame de La Baudraye avait donné dans la manie desautographes: elle possédait un volume oblong qui méritait d’autantmieux son nom que les deux tiers des feuillets étaient blancs. Labaronne de Fontaine, à qui elle l’avait envoyé pendant trois mois,obtint avec beaucoup de peine une ligne de Rossini, six mesures deMeyerbeer, les quatre vers que Victor Hugo met sur tous les albums,une strophe de Lamartine, un mot de Béranger, Calypso ne pouvait seconsoler du départ d’Ulysse écrit par George Sand, les fameux verssur le parapluie par Scribe, une phrase de Charles Nodier, uneligne d’horizon de Jules Dupré, la signature de David d’Angers,trois notes d’Hector Berlioz. Monsieur de Clagny récolta, pendantun séjour à Paris, une chanson de Lacenaire, autographe trèsrecherché, deux lignes de Fieschi, et une lettre excessivementcourte de Napoléon, qui toutes trois étaient collées sur le vélinde l’album. Monsieur Gravier, pendant un voyage, avait fait écriresur cet album mesdemoiselles Mars, Georges, Taglioni et Grisi, lespremiers artistes, comme Frédérick Lemaître, Monrose, Bouffé,Rubini, Lablache, Nourrit et Arnal; car il connaissait une sociétéde vieux garçons nourris, selon leur expression, dans le Sérail,qui lui procurèrent ces faveurs. Ce commencement de collection futd’autant plus précieux à Dinah qu’elle était seule à dix lieues àla ronde à posséder un album. Depuis deux ans, beaucoup de jeunespersonnes avaient des albums sur lesquels elles faisaient écriredes phrases plus ou moins grotesques par leurs amis etconnaissances. O vous qui passez votre vie à recueillir desautographes, gens heureux et primitifs, hollandais à tulipes, vousexcuserez alors Dinah, quand, craignant de ne pas garder ses hôtesplus de deux jours, elle pria Bianchon d’enrichir son trésor parquelques lignes en le lui présentant.

Le médecin fit sourire Lousteau en lui montrant cette pensée surla première page:

Ce qui rend le peuple si dangereux, c’est qu’il a pour tous sescrimes une absolution dans ses poches.

J.-B. DE CLAGNY.

– Appuyons cet homme assez courageux pour plaider la cause de lamonarchie, dit à l’oreille de Lousteau le savant élève de Desplein.Et Bianchon écrivit au-dessous:

Ce qui distingue Napoléon d’un porteur d’eau n’est sensible quepour la Société, cela ne fait rien à la Nature. Aussi ladémocratie, qui se refuse à l’inégalité des conditions, enappelle-t-elle sans cesse à la Nature.

H. BIANCHON.

– Voilà les riches, s’écria Dinah stupéfaite, ils tirent de leurbourse une pièce d’or comme les pauvres en tirent un liard… Je nesais, dit-elle en se tournant vers Lousteau, si ce ne sera pasabuser de l’hospitalité que de vous demander quelques stances…

– Ah! madame, vous me flattez, Bianchon est un grand homme, maismoi, je suis trop obscur!… Dans vingt ans d’ici, mon nom seraitplus difficile à expliquer que celui de monsieur le procureur duroi dont la pensée inscrite sur votre album indiquera certainementun Montesquieu méconnu. D’ailleurs il me faudrait au moinsvingt-quatre heures pour improviser quelque méditation bien amère;car, je ne sais peindre que ce que je ressens…

– Je voudrais vous voir me demander quinze jours, ditgracieusement madame de La Baudraye en tendant son album, je vousgarderais plus longtemps.

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