La Muse du département

Chapitre 15Le roman est du bon temps d’Anne Radcliffe

– Bon, dit Lousteau, elle est saine et entière! Elle est signéeIV; J, 2e édition. Mesdames, le IV indique le quatrième volume. LeJ, dixième lettre de l’alphabet, la dixième feuille. Il me paraîtdès lors prouvé que ce roman en quatre volumes in-12 a joui, saufles ruses du libraire, d’un grand succès, puisqu’il aurait eu deuxéditions. Lisons et déchiffrons cette énigme?

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corridor; mais, se sentant poursuivi par les gens de laduchesse, Rinaldo

– Va te promener!

– Oh! dit madame de La Baudraye, il y a eu des événementsimportants entre votre fragment de maculature et cette page.

– Dites, madame, cette précieuse bonne feuille! Mais lamaculature où la duchesse a oublié ses gants dans le bosquetappartient-elle au quatrième volume? Au diable! continuons:

ne trouve pas d’asile plus sûr que d’aller sur-le-champ dans lesouterrain où devaient être les trésors de la maison de Bracciano.Léger comme la Camille du poète latin, il courut vers l’entréemystérieuse des Bains de Vespasien. Déjà les torches éclairaientles murailles, lorsque l’adroit Rinaldo, découvrant avec laperspicacité dont l’avait doué la nature, la porte cachée dans lemur, disparut promptement. Une horrible réflexion sillonna l’âme deRinaldo comme la foudre quand elle déchire les nuages. Il s’étaitemprisonné!… Il tâta le

– Oh! cette bonne feuille et le fragment de maculature sesuivent! La dernière page du fragment est la 212 et nous avons ici217! Et, en effet, si dans la maculature, Rinaldo, qui a volé laclef des trésors de la duchesse Olympia en lui en substituant une àpeu près semblable, se trouve, dans la bonne feuille, au palais desducs de Bracciano, le roman me paraît marcher à une conclusionquelconque. Je souhaite que cela soit aussi clair pour vous quecela le devient pour moi… Pour moi, la fête est finie, les deuxamants sont revenus au palais Bracciano, il est nuit, il est uneheure du matin. Rinaldo va faire un bon coup!

– Et Adolphe?… dit le président Boirouge qui passait pour êtreun peu leste en paroles

– Et quel style! dit Bianchon: Rinaldo qui trouve l’asiled’aller!…

– Evidemment ni Maradan, ni les Treuttel et Wurtz, ni Doguereaun’ont imprimé ce roman-là, dit Lousteau; car ils avaient à leursgages des correcteurs qui revoyaient leurs épreuves, un luxe quenos éditeurs actuels devraient bien se donner, les auteursd’aujourd’hui s’en trouveraient à merveille… Ce sera quelquepacotilleur du quai…

– Quel quai? dit une dame à sa voisine. On parlait de bains…

– Continuez, dit madame de La Baudraye.

– En tout cas, ce n’est pas d’un conseiller d’Etat, ditBianchon.

– C’est peut-être de madame Hadot, dit Lousteau.

– Pourquoi fourrent-ils là-dedans madame Hadot de La Charité?demanda la présidente à son fils.

– Cette madame Hadot, ma chère présidente, répondit lachâtelaine, était une femme auteur qui vivait sous le Consulat…

– Les femmes écrivaient donc sous l’Empereur? demanda madamePopinot-Chandier.

– Et madame de Genlis, et madame de Staël? fit le procureur duroi piqué pour Dinah de cette observation.

– Ah!

– Continuez, de grâce, dit madame La Baudraye à Lousteau.

Lousteau reprit la lecture en disant: « Page 218! »

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mur avec une inquiète précipitation, et jeta un cri de désespoirquand il eut vainement cherché les traces de la serrure à secret.Il lui fut impossible de se refuser à reconnaître l’affreusevérité. La porte, habilement construite pour servir les vengeancesde la duchesse, ne pouvait pas s’ouvrir en dedans. Rinaldo colla sajoue à divers endroits, et ne sentit nulle part l’air chaud de lagalerie. Il espérait rencontrer une fente qui lui indiqueraitl’endroit où finissait le mur, mais, rien, rien!… la paroi semblaitêtre d’un bloc de marbre…

Alors il lui échappa un sourd rugissement d’hyène… ..

– Hé! bien, nous croyions avoir récemment inventé les cris dehyène? dit Lousteau, la littérature de l’Empire les connaissaitdéjà, les mettait même en scène avec un certain talent d’histoirenaturelle; ce que prouve le mot sourd.

– Ne faites plus de réflexions, monsieur, dit madame de LaBaudraye.

– Vous y voilà, s’écria Bianchon, l’intérêt, ce monstreromantique, vous a mis la main au collet comme à moi tout àl’heure.

– Lisez! cria le procureur du roi, je comprends!

– Le fat! dit le président à l’oreille de son voisin lesous-préfet.

– Il veut flatter madame de La Baudraye, répondit le nouveausous-préfet.

– Eh ! bien, je lis de suite, dit solennellementLousteau.

On écouta le journaliste dans le plus profond silence.

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Un gémissement profond répondit au cri de Rinaldo; mais, dansson trouble, il le prit pour un écho, tant ce gémissement étaitfaible et creux! il ne pouvait pas sortir d’une poitrinehumaine…

– Santa Maria! dit l’inconnu.

– Si je quitte cette place, je ne saurai plus la retrouver!pensa Rinaldo quand il reprit son sang-froid accoutumé. Frapper, jeserai reconnu: que faire?

– Qui donc est là? demanda la voix.

– Hein! dit le brigand les crapauds parleraient-ils, ici?

– Je suis le duc de Bracciano! Qui

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que vous soyez, si vous n’appartenez pas à la duchesse, venez aunom de tous les saints, venez à moi…

– Il faudrait savoir où tu es, monseigneur le duc, réponditRinaldo avec l’impertinence d’un homme qui se voit nécessaire.

– Je te vois, mon ami, car mes yeux se sont accoutumés àl’obscurité. Ecoute, marche droit… bien… tourne à gauche… viens…ici… Nous voilà réunis.

Rinaldo, mettant ses mains en. avant par prudence, rencontra desbarres de fer.

– On me trompe! cria le bandit.

– Non, tu as touché ma cage…

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Assieds-toi sur un fût de marbre qui est là.

– Comment le duc de Bracciano peut-il être dans une cage?demanda le bandit.

– Mon ami, j’y suis, depuis trente mois, debout, sans avoir pum’asseoir… Mais qui es-tu toi?

– Je suis Rinaldo, le prince de la campagne, le chef dequatre-vingts braves que les lois nomment à tort des scélérats, quetoutes les dames admirent et que les juges pendent par une vieillehabitude.

– Dieu soit loué!… je suis sauvé… Un honnête homme aurait eupeur; tandis que je suis sûr de pouvoir très

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bien m’entendre avec toi, s’écria le duc. O mon cher libérateur,tu dois être armé jusqu’aux dents.

– E verissimo!

– Aurais-tu des…

– Oui, des limes, des pinces… Corpo di Bacco! je venaisemprunter indéfiniment les trésors des Bracciani.

– Tu en auras légitimement une bonne part, mon cher Rinaldo, etpeut-être irai-je faire la chasse aux hommes en ta compagnie…

– Vous m’étonnez, Excellence!…

– Ecoute-moi, Rinaldo! Je ne te parlerai pas du désir devengeance qui me ronge le cœur: je suis là depuis trente mois – tues Italien- tu

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me comprendras! Ah! mon ami, ma fatigue et mon épouvantablecaptivité ne sont rien en comparaison du mal qui me ronge le cœur.La duchesse de Bracciano est encore une des plus belles femmes deRome, je l’aimais assez pour en être jaloux…

– Vous, son mari!…

– Oui, j’avais tort peut-être!

– Certes, cela ne se fait pas, dit Rinaldo.

– Ma jalousie fut excitée par la conduite de la duchesse, repritle duc. L’événement a prouvé que j’avais raison. Un jeune Françaisaimait Olympia, il était aimé d’elle, j’eus des preuves de leurmutuelle affection…

-Mille pardons! mesdames, dit Lousteau; mais voyez-vous, ilm’est impossible de ne pas vous faire observer combien lalittérature de l’Empire allait droit au fait sans aucun détail, cequi me semble le caractère des temps primitifs. La littérature decette époque tenait le milieu entre le sommaire des chapitres duTélémaque et les réquisitoires du ministère public. Elle avait desidées, mais elle ne les exprimait pas, la dédaigneuse! elleobservait, mais elle ne faisait part de ses observations àpersonne, l’avare! il n’y avait que Fouché qui fît part de sesobservations à quelqu’un. La littérature se contentait alors,suivant l’expression d’un des plus niais critiques de la Revue desDeux Mondes, d’une assez pure esquisse et du contour bien net detoutes les figures à l’antique, elle ne dansait pas sur lespériodes! Je le crois bien, elle n’avait pas de périodes, ellen’avait pas de mots à faire chatoyer; elle vous disait Lubin aimaitToinette, Toinette n’aimait pas Lubin; Lubin tua Toinette, et lesgendarmes prirent Lubin qui fut mis en prison, mené à la courd’assises et guillotiné. Forte esquisse, contour net! Quel beaudrame! Eh! bien, aujourd’hui, les barbares font chatoyer lesmots.

– Et quelquefois les morts, dit Monsieur de Clagny.

– Ah! répliqua Lousteau, vous vous donnez de ces R-là?

– Que veut-il dire? demanda madame de Clagny que ce calembourinquiéta.

– Il me semble que je marche dans un four, répondit lamairesse.

– Sa plaisanterie perdrait à être expliquée, fit observerGatien.

– Aujourd’hui, reprit Lousteau, les romanciers dessinent descaractères; et au lieu du contour net, ils vous dévoilent le cœurhumain, ils vous intéressent soit à Toinette, soit à Lubin.

– Moi, je suis effrayé de l’éducation du public en fait delittérature, dit Bianchon. Comme les Russes battus par Charles XIIqui ont fini par savoir la guerre, le lecteur a fini par apprendrel’art. Jadis on ne demandait que de l’intérêt au roman; quant austyle, personne n’y tenait, pas même l’auteur; quant à des idées,zéro; quant à la couleur locale, néant. Insensiblement le lecteur avoulu du style, de l’intérêt, du pathétique, des connaissancespositives; il a exigé les cinq sens littéraires: l’invention, lestyle, la pensée, le savoir, le sentiment; puis la critique estvenue, brochant sur le tout. Le critique, incapable d’inventerautre chose que des calomnies, a prétendu que toute œuvre quin’émanait pas d’un cerveau complet, était boiteuse. Quelquescharlatans, comme Walter Scott, qui pouvaient réunir les cinq senslittéraires, s’étant alors montrés, ceux qui n’avaient que del’esprit, que du savoir, que du style, ou que du sentiment, ceséclopés, ces acéphales, ces manchots, ces borgnes littéraires sesont mis à crier que tout était perdu, ils ont prêché des croisadescontre les gens qui gâtaient le métier, ou ils en ont nié lesœuvres.

– C’est l’histoire de vos dernières querelles littéraires, fitobserver Dinah.

– De grâce! s’écria monsieur de Clagny; revenons au duc deBracciano.

Au grand désespoir de l’assemblée, Lousteau reprit la lecture dela bonne feuille.

224 OLYMPIA,

Alors je voulus m’assurer de mon malheur, afin de pouvoir mevenger sous l’aile de la Providence et de la Loi. La duchesse avaitdeviné mes projets. Nous nous combattions par la pensée avant denous combattre le poison à la main. Nous voulions nous imposermutuellement une confiance que nous n’avions pas; moi pour luifaire prendre un breuvage, elle pour s’emparer de moi. Elle étaitfemme, elle l’emporta; car les femmes ont un piège de plus que nousautres à tendre, et j’y tombai: je fus heureux; mais le lendemainmatin je me réveillai dans cette cage de fer. Je rugis pendanttoute la journée dans l’obscurité.

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de cette cave, située sous la chambre à coucher de la duchesse.Le soir, enlevé par un contrepoids habilement ménagé, je traversailes planchers et vis dans les bras de son amant la duchesse qui mejeta un morceau de pain, ma pitance de tous les soirs. Voilà ma viedepuis trente mois! Dans cette prison de marbre, mes cris nepeuvent parvenir à aucune oreille. Pas de hasard pour moi. Jen’espérais plus! En effet, la chambre de la duchesse est au fond dupalais, et ma voix, quand j’y monte, ne peut être entendu, depersonne. Chaque fois que je vois ma femme, elle me montre lepoison que j’avais préparé

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pour elle et pour son amant; je le demande pour moi, mais elleme refuse la mort, elle me donne du pain et je mange! J’ai bienfait de manger, de vivre, j’avais compté sans les bandits!…

– Oui, Excellence; quand ces imbéciles d’honnêtes gens sontendormis, nous veillons, nous…

– Ah! Rinaldo, tous mes trésors sont à toi, nous les partageronsen frères, et je voudrais te donner tout… jusqu’à mon duché…

– Excellence, obtenez-moi du pape une absolution in articulamortis, cela me vaudra mieux pour faire mon état.

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– Tout ce que tu voudras; mais lime les barreaux de ma cage etprête-moi ton poignard… Nous n’avons guère de temps, va vite… Ah!si mes dents étaient des limes… J’ai essayé de mâcher ce fer…

– Excellence, dit Rinaldo en écoutant les dernières paroles duduc, j’ai déjà scié un barreau.

Tu es un dieu!

– Votre femme était à la fête de la princesse Villaviciosa; elleest revenue avec son petit Français, elle est ivre d’amour, nousavons donc le temps.

– As-tu fini?

– Oui…

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– Ton poignard? demanda vivement le duc au bandit.

– Le voici.

– Bien.

– J’entends le bruit du ressort.

– Ne m’oubliez pas! dit le bandit qui se connaissait enreconnaissance.

– Pas plus que mon père, dit le duc.

– Adieu! lui dit Rinaldo. Tiens, comme il s’envole! ajouta lebandit en voyant disparaître le duc. Pas plus que son père, sedit-il, si c’est ainsi qu’il compte se souvenir de moi… Ah! J’avaispourtant fait le serment de ne jamais nuire aux femmes… .

Mais laissons, pour un moment, le

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bandit livré à ses réflexions, et montons comme le duc dans lesappartements du palais.

– Encore une vignette un Amour sur un colimaçon? Puis la 230 estune page blanche, dit le journaliste. Voici deux autres pagesblanches prises par ce titre, si délicieux à écrire quand on al’heureux malheur de faire des romans: Conclusion!

CONCLUSION.

Jamais la duchesse n’avait été si jolie; elle sortit de son bainvêtue comme une déesse, et voyant Adolphe

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couché voluptueusement sur des piles de coussins Tu es bienbeau, lui dit-elle.

– Et toi, Olympia?…

– Tu m’aimes toujours?

– Toujours mieux, dit-il…

– Ah! il n’y a que les Français qui sachent aimer! s écria laduchesse… M’aimeras-tu bien ce soir?

– Oui…

– Viens donc?

Et, par un mouvement de haine et d’amour, soit que le cardinalBorborigano lui eût remis plus vivement au cœur son mari, soitqu’elle se sentît plus d’amour à lui montrer, elle fit partir leressort et tendit les bras à

– Voilà tout! s’écria Lousteau, car le prote a déchiré le resteen enveloppant mon épreuve; mais c’est bien assez pour nous prouverque l’auteur donnait des espérances.

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