La Muse du département

Chapitre 8Conduite exemplaire des amants de Dinah

Une fois posée en femme supérieure, Dinah voulut donner desgages visibles de son amour pour les créations les plusremarquables de l’Art, elle s’associa vivement aux idées de l’écoleromantique en comprenant dans l’Art, la poésie et la peinture, lapage et la statue, le meuble et l’opéra. Ainsi devint-ellemoyen-âgiste. Elle s’enquit aussi des curiosités qui pouvaientdater de la Renaissance, et fit de ses fidèles autant decommissionnaires dévoués. Elle acquit ainsi, dans les premiersjours de son mariage, le mobilier des Rouget à Isoudun, lors de lavente qui eut lieu vers le commencement de 1824. Elle acheta defort belles choses en Nivernais et dans la Haute-Loire. Auxétrennes, ou le jour de sa fête, ses amis ne manquaient jamais àlui offrir quelques raretés. Ces fantaisies trouvèrent grâce auxyeux de monsieur de La Baudraye, il eut l’air de sacrifier quelquesécus au goût de sa femme, mais, en réalité, l’homme aux terressongeait à son château d’Anzy. Ces antiquités coûtaient alorsbeaucoup moins que des meubles modernes. Au bout de cinq ou sixans, l’antichambre, la salle à manger, les deux salons et leboudoir que Dinah s’était arrangés au rez-de-chaussée de LaBaudraye, tout, jusqu’à la cage de l’escalier, regorgea dechefs-d’œuvre triés dans les quatre départements environnants. Cetentourage, qualifié d’étrange dans le pays, fut en harmonie avecDinah. Ces merveilles sur le point de revenir à la mode frappaientl’imagination des gens présentés, ils s’attendaient à desconceptions bizarres et ils trouvaient leur attente surpassée envoyant à travers un monde de fleurs ces catacombes de vieilleriesdisposées comme chez feu du Sommerard, cet Old Mortality desmeubles! Ces trouvailles étaient d’ailleurs autant de ressorts qui,sur une question, faisaient jaillir des tirades sur Jean Goujon,sur Michel Columb, sur Germain Pilon, sur Boulle, sur Van Huysium,sur Boucher, ce grand peintre berrichon; sur Clodion le sculpteuren bois, sur les placages vénitiens, sur Brustolone, ténor italien,le Michel-Ange du chêne vert; sur les treizième, quatorzième,quinzième, seizième et dix-septième siècles, sur les émaux deBernard de Palissy, sur ceux de Petitot, sur les gravuresd’Albrecht Dürer (elle prononçait Dur), sur les vélins enluminés,sur le gothique fleuri, flamboyant, orné, pur, à renverser lesvieillards et à enthousiasmer les jeunes gens.

Animée du désir de vivifier Sancerre, madame de La Baudrayetenta d’y former une société dite littéraire. Le président dutribunal, monsieur Boirouge, qui se trouvait alors sur les bras unemaison à jardin provenant de la succession Popinot-Chandier,favorisa la création de cette société. Ce rusé magistrat vints’entendre sur les statuts avec madame de La Baudraye, il voulutêtre un des fondateurs, et loua sa maison pour quinze ans à lasociété littéraire. Dès la seconde année, on y jouait aux dominos,au billard, à la bouillotte, en buvant du vin chaud sucré, du punchet des liqueurs. On y fit quelques petits soupers fins, et l’on ydonna des bals masqués au carnaval. En fait de littérature, on ylut les journaux, l’on y parla politique, et l’on y causad’affaires. Monsieur de La Baudraye y allait assidûment, à cause desa femme, disait-il plaisamment.

Ces résultats navrèrent cette femme supérieure, qui désespéra deSancerre, et concentra dès lors dans son salon tout l’esprit dupays. Néanmoins, malgré la bonne volonté de messieurs deChargebœuf, Gravier, de Clagny, de l’abbé Duret, des premier etsecond substituts, d’un jeune médecin, d’un jeune juge-suppléant,aveugles admirateurs de Dinah, il y eut des moments où, de guerrelasse, on se permit des excursions dans le domaine des agréablesfutilités qui composent le fonds commun des conversations du monde.Monsieur Gravier appelait cela: passer du grave au doux. Le whistde l’abbé Durer faisait une utile diversion aux quasi-monologues dela divinité. Les trois rivaux, fatigués de tenir leur esprit tendusur des discussions de l’ordre le plus élevé, car ilscaractérisaient ainsi leurs conversations, mais n’osant témoignerla moindre satiété, se tournaient parfois d’un air câlin vers levieux prêtre. – Monsieur le curé meurt d’envie de faire sa petitepartie, disaient-ils. Le spirituel curé se prêtait assez bien àl’hypocrisie de ses complices, il résistait, il s’écriait: « Nousperdrions trop à ne pas écouter notre belle inspirée! » Et ilstimulait la générosité de Dinah qui finissait par avoir pitié deson cher curé. Cette manœuvre hardie inventée par le sous-préfetfut pratiquée avec tant d’astuce que Dinah ne soupçonna jamaisl’évasion de ses forçats dans le préau de la table à jouer: on luilaissait alors le jeune substitut ou le médecin à gehenner. Unjeune propriétaire, le dandy de Sancerre, perdit les bonnes grâcesde Dinah pour quelques imprudentes démonstrations. Après avoirsollicité l’honneur d’être admis dans ce cénacle, en se flattantd’en enlever la fleur aux autorités constituées qui la cultivaient,il eut le malheur de bâiller pendant une explication que Dinahdaignait lui donner, pour la quatrième fois il est vrai, de laphilosophie de Kant. Monsieur de la Thaumassière, le petit-fils del’historien de Berry, fut regardé comme un homme complètementdépourvu d’intelligence et d’âme.

Les trois amoureux en titre se soumettaient à ces exorbitantesdépenses d’esprit et d’attention dans l’espoir du plus doux destriomphes, au moment où Dinah s’humaniserait, car aucun d’eux n’eutl’audace de penser qu’elle perdrait son innocence conjugale avantd’avoir perdu ses illusions. En 1826, époque à laquelle Dinah sevit entourée d’hommages, elle atteignait à sa vingtième année, etl’abbé Duret la maintenait dans une espèce de ferveur catholique;les adorateurs de Dinah se contentaient donc de l’accabler depetits soins, ils la comblaient de services, d’attentions, heureuxd’être pris pour les chevaliers d’honneur de cette reine par lesgens présentés qui passaient une ou deux soirées à La Baudraye.

– Madame de La Baudraye est un fruit qu’il faut laisser mûrir,telle était l’opinion de monsieur Gravier qui attendait.

Quant au magistrat, il écrivait des lettres de quatre pagesauxquelles Dinah répondait par des paroles calmantes en tournantaprès le dîner autour de son boulingrin, en s’appuyant sur le brasde son adorateur. Gardée par ces trois passions, madame de LaBaudraye, d’ailleurs accompagnée de sa dévote mère, évita tous lesmalheurs de la médisance. Il fut si patent dans Sancerre qu’aucunde ces trois hommes n’en laissait un seul près de madame de LaBaudraye que leur jalousie y donnait la comédie. Pour aller de laPorte-César à Saint-Thibault, il existe un chemin beaucoup pluscourt que celui des Grands-Remparts, et que dans les pays demontagnes on appelle une coursière, mais qui se nomme à Sancerre leCasse-cou. Ce nom indique assez un sentier tracé sur la pente laplus roide de la montagne, encombré de pierres et encaissé par lestalus des clos de vignes. En prenant le Casse-cou, l’on abrège laroute de Sancerre à La Baudraye. Les femmes, jalouses de la Saphode Saint-Satur, se promenaient sur le Mail pour regarder ceLongchamp des autorités, que souvent elles arrêtaient en engageantdans quelque conversation tantôt le sous-préfet, tantôt leprocureur du roi qui donnaient alors les marques d’une visibleimpatience ou d’une impertinente distraction. Comme du Mail ondécouvre les tourelles de La Baudraye, plus d’un jeune homme yvenait contempler la demeure de Dinah en enviant le privilège desdix ou douze habitués qui passaient la soirée auprès de la reine duSancerrois. Monsieur de La Baudraye eut bientôt remarquél’ascendant que sa qualité de mari lui donnait sur les galants desa femme, et il se servit d’eux, avec la plus entière candeur, ilobtint des dégrèvements de contribution, et gagna deux procillons.Dans tous ses litiges, il fit pressentir l’autorité du procureur duroi de manière à ne plus se rien voir contester, et il étaitdifficultueux et processif en affaires comme tous les nains, maistoujours avec douceur.

Néanmoins, plus l’innocence de madame de La Baudraye éclatait,moins sa situation devenait possible aux yeux curieux des femmes.Souvent, chez la présidente Boirouge, les dames d’un certain âgediscutaient pendant des soirées entières, entre elles bien entendu,sur le ménage La Baudraye. Toutes pressentaient un de ces mystèresdont le secret intéresse vivement les femmes à qui la vie estconnue. Il se jouait en effet à La Baudraye une de ces longues etmonotones tragédies conjugales, qui demeureraient éternellementinconnues, si l’avide scalpel du dix-neuvième siècle n’allait pas,conduit par la nécessité de trouver du nouveau, fouiller les coinsles plus obscurs du cœur, ou, si vous voulez, ceux que la pudeurdes siècles précédents avait respectés. Et ce drame domestiqueexplique assez bien la vertu de Dinah pendant les premières annéesde son mariage.

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