La Muse du département

Chapitre 5Le procureur du roi se pique

SPLEEN

Des vers de moi chétif et perdu dans la foule

De ce monde égoïste où tristement je roule,

Sans m’attacher à rien;

Qui ne vis s’accomplir jamais une espérance,

Et dont l’oeil, affaibli par la morne souffrance,

Voit le mal sans le bien!

Cet album, feuilleté par les doigts d’une femme,

Ne doit pas s’assombrir au reflet de mon âme.

Chaque chose en son lieu;

Pour une femme, il faut parler d’amour, de joie,

De bals resplendissants, de vêtements de soie

Et même un peu de Dieu.

Ce serait exercer sanglante raillerie

Que de me dire, à moi, fatigué de la vie:

Dépeins-nous le bonheur!

Au pauvre aveugle-né vante-t-on la lumière,

A l’orphelin pleurant parle-t-on d’une mère,

Sans leur briser le cœur?

Quand le froid désespoir vous prend jeune en ce monde,

Quand on n’y peut trouver un cœur qui vous réponde,

Il n’est plus d’avenir.

Si personne avec vous quand vous pleurez ne pleure,

Quand il n’est pas aimé, s’il faut qu’un homme meure,

Bientôt je dois mourir.

Plaignez-moi! plaignez-moi! car souvent je blasphème

Jusqu’au nom saint de Dieu, me disant à moi-même il n’a pour moirien fait.

Pourquoi le bénirais-je, et que lui dois-je en somme?

Il eût pu me créer beau, riche, gentilhomme,

Et je suis pauvre et laid!

ETIENNE LOUSTEAU

Septembre 1836, château d’Anzy.

Et vous avez composé ces vers depuis hier?… s’écria le procureurdu roi d’un ton défiant.

– Oh! mon Dieu, oui, tout en chassant, mais cela ne se voit quetrop! J’aurais voulu faire mieux pour madame.

– Ces vers sont ravissants, fit Dinah en levant les yeux auciel.

– C’est l’expression d’un sentiment malheureusement trop vrai,répondit Lousteau d’un air profondément triste.

Chacun devine que le journaliste gardait ces vers dans samémoire depuis au moins dix ans, car ils lui furent inspirés sousla Restauration par la difficulté de parvenir. Madame de LaBaudraye regarda le journaliste avec la pitié que les malheurs dugénie inspirent, et monsieur de Clagny, qui surprit ce regard,éprouva de la haine pour ce faux Jeune Malade. Il se mit autrictrac avec le curé de Sancerre. Le fils du président eutl’excessive complaisance d’apporter la lampe aux deux joueurs, demanière que la lumière tombât d’aplomb sur madame de La Baudrayequi prit son ouvrage; elle garnissait de laine l’osier d’unecorbeille à papier. Les trois conspirateurs se groupèrent auprès deces personnages.

– Pour qui faites-vous donc cette jolie corbeille, madame? ditle journaliste. Pour quelque loterie de bienfaisance?

– Non, dit-elle, je trouve beaucoup trop d’affectation dans labienfaisance faite à son de trompe.

– Vous êtes bien indiscret, dit monsieur Gravier.

– Y a-t-il de l’indiscrétion, dit Lousteau, à demander quel estl’heureux mortel chez qui se trouvera la corbeille de madame.

Il n’y a pas d’heureux mortel, reprit Dinah, elle est pourmonsieur de La Baudraye.

Le procureur du roi regarda sournoisement madame de La Baudrayeet la corbeille comme s’il se fût dit intérieurement: « Voilà macorbeille à papier perdue! »

– Comment, madame, vous ne voulez pas que nous le disionsheureux d’avoir une jolie femme, heureux de ce qu’elle lui fait desi charmantes choses sur ses corbeilles à papier? Le dessin estrouge et noir, à la Robin-des-Bois. Si je me marie, je souhaitequ’après douze ans de ménage les corbeilles que brodera ma femmesoient pour moi.

– Pourquoi ne seraient-elles pas pour vous? dit madame de LaBaudraye en levant sur Etienne son bel oeil gris plein decoquetterie.

Les Parisiens ne croient à rien, dit le procureur du roi d’unton amer. La vertu des femmes est surtout mise en question avec uneeffrayante audace, Oui, depuis quelque temps, les livres que vousfaites, messieurs les écrivains, vos revues, vos pièces de théâtre,toute votre infâme littérature repose sur l’adultère…

– Eh! monsieur le procureur du roi, reprit Etienne en riant, jevous laissais jouer tranquillement, je ne vous attaquais point, etvoilà que vous faites un réquisitoire contre moi. Foi dejournaliste, j’ai broché plus de cent articles contre les auteursde qui vous parlez; mais j’avoue que, si je les ai attaqués,c’était pour dire quelque chose qui ressemblât à de la critique.Soyons justes, si vous les condamnez, il faut condamner Homère etson Iliade qui roule sur la belle Hélène; il faut condamner leParadis Perdu de Milton, Eve et le serpent me paraissent un gentilpetit adultère symbolique. Il faut supprimer les Psaumes de David,inspirés par les amours excessivement adultères de ce Louis XIVhébreu. Il faut jeter au feu Mithridate, le Tartuffe; l’Ecole des,femmes; Phèdre, Andromaque, le Mariage de Figaro, l’Enfer de Dante,les Sonnets de Pétrarque, tout Jean-Jacques Rousseau; les romans duMoyen Age, l’Histoire de France, l’Histoire romaine, etc., etc. Jene crois pas; hormis l’Histoire des Variations de Bossuet et lesProvinciales de Pascal, qu’il y ait beaucoup de livres à lire, sivous voulez en retrancher ceux où il est question de femmes aiméesà l’encontre des lois.

– Le beau malheur! dit monsieur de Clagny.

Etienne, piqué de l’air magistral que prenait monsieur deClagny, voulut le faire enrager par une de ces froidesmystifications qui consistent à défendre des opinions auxquelles onne tient pas, dans le but de rendre furieux un pauvre homme debonne foi, véritable plaisanterie de journaliste.

– En nous plaçant au point de vue politique où vous êtes forcéde vous mettre, dit-il en continuant sans relever l’exclamation dumagistrat, en revêtant la robe du procureur général à toutes lesépoques, car tous les gouvernements ont leur ministère public, eh!bien, la religion catholique se trouve infectée dans sa sourced’une violente illégalité conjugale. Aux yeux du roi Hérode, à ceuxde Pilate qui défendait le gouvernement romain, la femme de Josephpouvait paraître adultère, puisque, de son propre aveu, Josephn’était pas le père du Christ. Le juge païen n’admettait pas plusl’Immaculée Conception que vous n’admettriez un miracle semblable,si quelque religion se produisait aujourd’hui en s’appuyant sur unmystère de ce genre. Croyez-vous qu’un tribunal de policecorrectionnelle reconnaîtrait une nouvelle opération duSaint-Esprit? Or, qui peut oser dire que Dieu ne viendra pasracheter encore l’humanité? est-elle meilleure aujourd’hui que sousTibère?

– Votre raisonnement est un sacrilège, répondit le procureur duroi.

– D’accord, dit le journaliste, mais je ne le fais pas dans unemauvaise intention. Vous ne pouvez supprimer les faits historiques.Selon moi, Pilate condamnant Jésus-Christ, Anytus, organe du partiaristocratique d’Athènes et demandant la mort de Socrate,représentaient des sociétés établies, se croyant légitimes,revêtues de pouvoirs consentis, obligées de se défendre. Pilate etAnytus étaient alors aussi logiques que les procureurs généraux quidemandaient la tête des sergents de la Rochelle et qui font tomberaujourd’hui la tête des républicains armés contre le trône dejuillet, et celle des novateurs dont le but est de renverser àleurs profits les sociétés sous prétexte de les mieux organiser. Enprésence des grandes familles d’Athènes et de l’empire romain,Socrate et Jésus étaient criminels; pour ces vieillesaristocraties, leurs opinions ressemblaient à celles de laMontagne: supposez leurs sectateurs triomphants, ils eussent faitun léger 93 dans l’empire romain ou dans l’Attique.

– Où voulez-vous en venir, monsieur? dit le procureur duroi.

– A l’adultère! Ainsi, monsieur, un bouddhiste en fumant sa pipepeut parfaitement dire que la religion des chrétiens est fondée sutl’adultère; comme nous croyons que Mahomet est un imposteur, queson Coran est une réimpression de la Bible et de l’Evangile, et queDieu n’a jamais eu la moindre intention de faire, de ce conducteurde chameaux, son prophète.

– S’il y avait en France beaucoup d’hommes comme vous, et il yen a malheureusement trop, tout gouvernement y seraitimpossible.

– Et il n’y aurait pas de religion, dit madame Piédefer dont levisage avait fait d’étranges grimaces pendant cette discussion.

– Tu leur causes une peine infinie, dit Bianchon à l’oreilled’Etienne, ne parle pas religion, tu leur dis des choses à lesrenverser.

– Si j’étais écrivain ou romancier, dit monsieur Gravier, jeprendrais le parti des maris malheureux. Moi qui ai vu beaucoup dechoses et d’étranges choses, je sais que dans le nombre des maristrompés il s’en trouve dont l’attitude ne manque point d’énergie,et qui, dans la crise, sont très dramatiques, pour employer un devos mots, monsieur; dit-il en regardant Etienne.

– Vous avez raison, mon cher monsieur Gravier, dit Lousteau, jen’ai jamais trouvé ridicules les maris trompés; au contraire, jeles aime…

– Ne trouvez-vous pas un mari sublime de confiance? dit alorsBianchon; il croit en sa femme, il ne la soupçonne point, il a lafoi du charbonnier. S’il a la faiblesse de se confier à sa femme,vous vous en moquez; s’il est défiant et jaloux, vous le haïssez:dites-moi quel est le moyen terme pour un homme d’esprit?

– Si monsieur le procureur du roi ne venait pas de se prononcersi ouvertement contre l’immoralité des récits où la charteconjugale est violée, je vous raconterais une vengeance de mari,dit Lousteau.

Monsieur de Clagny jeta ses dés d’une façon convulsive, et neregarda point le journaliste.

– Comment donc, mais une narration de vous, s’écria madame de LaBaudraye, à peine aurais-je osé vous la demander…

– Elle n’est pas de moi, madame, je n’ai pas tant de talent;elle me fut, et avec quel charme! racontée par un de nos écrivainsles plus célèbres, le plus grand musicien littéraire que nousayons, Charles Nodier.

– Eh! bien, dites, reprit Dinah, je n’ai jamais entendu monsieurNodier, vous n’avez pas de comparaison à craindre.

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