La Muse du département

Chapitre 5Une manière de payer ses dettes

Peut-être convient-il d’écheniller cette histoire ou le moraljoue un grand rôle, des vils intérêts matériels dont se préoccupaitexclusivement monsieur de La Baudraye, en racontant avec brièvetéles résultats de ses négociations à Paris. Ceci d’ailleursexpliquera plusieurs parties mystérieuses de l’histoirecontemporaine, et les difficultés sous-jacentes que rencontraientles ministres pendant la Restauration, sur le terrain politique.Les promesses ministérielles eurent si peu de réalité que monsieurde La Baudraye se rendit à Paris au moment où le Cardinal y futappelé par la session des Chambres. Voici comment le duc deNavarreins, le premier créancier menacé par monsieur de LaBaudraye, se tira d’affaire. Le Sancerrois vit arriver un matin àl’hôtel de Mayence où il s’était logé rue Saint-Honoré, près de laplace Vendôme, un confident des ministres qui se connaissait enliquidations. Cet élégant personnage sorti d’un élégant cabrioletet vêtu de la façon la plus élégante fut obligé de monter au numéro37, c’est-à-dire au troisième étage, dans une petite chambre où ilsurprit le provincial se cuisinant au feu de sa cheminée une tassede café.

– Est-ce à monsieur Milaud de La Baudraye que j’ail’honneur…

– Oui, répondit le petit homme en se drapant dans sa robe dechambre.

Après avoir lorgné ce produit incestueux d’un ancien pardessuschiné de madame Piédefer et d’une robe de feu madame de LaBaudraye, le négociateur trouva l’homme, la robe de chambre et lepetit fourneau de terre où bouillait le lait dans une casserole defer-blanc si caractéristiques, qu’il jugea les finasseriesinutiles.

– Je parie, monsieur, dit-il audacieusement, que vous dînez àquarante sous chez Hurbain, au Palais-Royal.

– Et pourquoi?…

– Oh! je vous reconnais pour vous y avoir vu, répliqua leParisien en gardant son sérieux. Tous les créanciers des princes ydînent. Vous savez qu’on trouve à peine dix pour cent des créancessur les plus grands seigneurs… Je ne vous donnerais pas cinq pourcent d’une créance sur le feu duc d’Orléans… et même sur… (ilbaissa la voix) sur Monsieur…

– Vous venez m’acheter mes titres… dit le vigneron qui se crutspirituel.

– Acheter!… fit le négociateur, pour qui me prenez-vous?… Jesuis monsieur des Lupeaulx, maître des requêtes, secrétaire généraldu ministère, et je viens vous proposer une transaction.

– Laquelle?

– Vous n’ignorez pas, monsieur, la position de votredébiteur…

– De mes débiteurs…

– Hé! bien, monsieur, vous connaissez la situation de vosdébiteurs, ils sont dans les bonnes grâces du roi, mais ils sontsans argent, et obligés à une grande représentation … Vousn’ignorez pas les difficultés de la politique: l’aristocratie est àreconstruire, en présence d’un Tiers Etat formidable. La pensée duroi, que la France juge très mal, est de créer dans la pairie uneinstitution nationale, analogue à celle de l’Angleterre. Pourréaliser cette grande pensée, il nous faut des années et desmillions… Noblesse oblige, le duc de Navarreins, qui, vous lesavez, est premier gentilhomme de la Chambre, ne nie pas sa dette,mais il ne peut pas… (soyez raisonnable! jugez la politique! Noussortons de l’abîme des révolutions. Vous êtes noble aussi!) donc ilne peut pas vous payer…

– Monsieur…

– Vous êtes vif, dit des Lupeaulx, écoutez?… il ne peut pas vouspayer en argent; hé! bien, en homme d’esprit que vous êtes,payez-vous en faveurs… royales ou ministérielles.

– Quoi, mon père aura donné en 1793, cent mille…

– Mon cher monsieur, ne récriminez pas! Ecoutez une propositiond’arithmétique politique : la recette de Sancerre est vacante, unancien payeur général des armées y a droit, mais il n’a pas dechances; vous avez des chances et vous n’y avez aucun droit; vousobtiendrez la recette. Vous exercerez pendant un trimestre, vousdonnerez votre démission et monsieur Gravier vous donnera vingtmille francs. De plus, vous serez décoré de l’ordre royal de laLégion d’honneur.

– C’est quelque chose, dit le vigneron beaucoup plus appâté parla somme que par le ruban.

– Mais, reprit des Lupeaulx, vous reconnaîtrez les bontés de SonExcellence en rendant à Sa Seigneurie le duc de Navarreins tous vostitres…

Le vigneron revint à Sancerre en qualité de receveur desContributions. Six mois après il fut remplacé par monsieur Gravier,qui passait pour l’un des hommes les plus aimables de la Financesous l’Empire et qui naturellement fut présenté par monsieur de LaBaudraye à sa femme. Dès qu’il ne fut plus receveur, monsieur de LaBaudraye revint à Paris s’expliquer avec d’autres débiteurs. Cettefois, il fut nommé référendaire au Sceau, baron, et officier de laLégion d’honneur. Après avoir vendu la charge de référendaire auSceau, le baron de La Baudraye fit quelques visites à ses derniersdébiteurs, et reparut à Sancerre avec le titre de maître desrequêtes, avec une place de commissaire du roi près d’une compagnieanonyme établie en Nivernais, aux appointements de six millefrancs, une vraie sinécure. Le bonhomme La Baudraye, qui passa pouravoir fait une folie, financièrement parlant, fit donc uneexcellente affaire en épousant sa femme. Grâce à sa sordideéconomie, à l’indemnité qu’il reçut pour les biens de son pèrenationalement vendus en 1793, le petit homme réalisa, vers 1827, lerêve de toute sa vie! En donnant quatre cent mille francs comptantet prenant des engagements qui le condamnaient à vivre pendant sixans, selon son expression, de l’air du temps, il put acheter, surles bords de la Loire, à deux lieues au-dessus de Sancerre, laterre d’Anzy dont le magnifique château bâti par Philibert de Lormeest l’objet de la juste admiration des connaisseurs et qui, depuiscinq cents ans appartenait à la maison d’Uxelles. Il fut enfincompté parmi les grands propriétaires du pays! Il n’est pas sûr quela joie causée par l’érection d’un majorat composé de la terred’Anzy, du fief de La Baudraye et du domaine de La Hautoy, en vertude lettres patentes en date de décembre 1829, ait compensé leschagrins de Dinah qui se vit alors réduite à une secrète indigencejusqu’en 1835. Le prudent La Baudraye ne permit pas à sa femmed’habiter Anzy ni d’y faire le moindre changement, avant le dernierpaiement du prix. Ce coup d’oeil sur la politique du premier baronde La Baudraye explique l’homme en entier. Ceux à qui les maniesdes gens de province sont familières reconnaîtront en lui lapassion de la terre, passion dévorante, passion exclusive, espèced’avarice étalée au soleil, et qui souvent mène à la ruine par undéfaut d’équilibre entre les intérêts hypothécaires et les produitsterritoriaux. Les gens qui, de 1802 à 1827, se moquaient du petitLa Baudraye en le voyant trottant à Saint-Thibault et s’y occupantde ses affaires avec l’âpreté d’un bourgeois vivant de sa vigne,ceux qui ne comprenaient pas son dédain de la faveur à laquelle ilavait dû ses places aussitôt quittées qu’obtenues, eurent enfin lemot de l’énigme quand ce formicaléo sauta sur sa proie, après avoirattendu le moment où les prodigalités de la duchesse deMaufrigneuse amenèrent la vente de cette terre magnifique.

Madame Piédefer vint vivre avec sa fille. Les fortunes réuniesde monsieur de La Baudraye et de sa belle-mère, qui s’étaitcontentée d’une rente viagère de douze cents francs en abandonnantà son gendre le domaine de La Hautoy, composèrent un revenu visibled’environ quinze mille francs.

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