La Muse du département

Chapitre 8Un premier pli de rose

Une fois sa grossesse devenue visible, madame de La Baudrayerésolut de ne plus quitter son appartement; mais avant de s’yrenfermer, de ne plus se promener que dans la campagne, elle voulutassister à la première représentation d’un drame de Nathan. Cetteespèce de solennité littéraire occupait les deux mille personnesqui se croient tout Paris. Dinah, qui n’avait jamais vu de premièrereprésentation, éprouvait une curiosité bien naturelle. Elle enétait d’ailleurs arrivée à un tel degré d’affection pour Lousteauqu’elle se glorifiait de sa faute; elle mettait une force sauvage àheurter le monde, elle voulait le regarder en face sans détournerla tête. Elle fit une toilette ravissante, appropriée à son airsouffrant, à la maladive morbidesse de sa figure. Son teint pâlilui donnait une expression distinguée, et ses cheveux noirs enbandeaux faisaient encore ressortir cette pâleur. Ses yeux grisétincelants semblaient plus beaux cernés par la fatigue. Mais unehorrible souffrance l’attendait. Par un hasard assez commun, laloge donnée au journaliste, aux premières, était à côté de cellelouée par Anna Grossetête. Ces deux amies intimes ne se saluèrentpas, et ne voulurent se reconnaître ni l’une ni l’autre. Après lepremier acte, Lousteau quitta sa loge et y laissa Dinah seule,exposée au feu de tous les regards, à la clarté de tous leslorgnons, tandis que la baronne de Fontaine et la comtesse Marie deVandenesse, venue avec Anna, reçurent quelques-uns des hommes lesplus distingués du grand monde. La solitude où restait Dinah fut unsupplice d’autant plus grand, qu’elle ne sut pas se faire unecontenance avec sa lorgnette en examinant les loges; elle eut beauprendre une pose noble et pensive, laisser son regard dans le vide,elle se sentait trop le point de mire de tous les yeux; elle ne putcacher sa préoccupation, elle fut un peu provinciale, elle étalason mouchoir, elle fit convulsivement des gestes qu’elle s’étaitinterdits. Enfin, dans l’entr’acte du second au troisième acte, unhomme se fit ouvrir la loge de Dinah! Monsieur de Clagny se montrarespectueux, mais triste.

– Je suis heureuse de vous voir pour vous exprimer tout leplaisir que m’a causé votre promotion, dit-elle.

– Eh! madame, pour qui suis-je venu à Paris?…

– Comment? dit-elle. Serais-je donc pour quelque chose dansvotre nomination?

– Pour tout. Dès que vous n’avez plus habité Sancerre, Sancerrem’est devenu insupportable, j’y mourais…

– Votre amitié sincère me fait du bien, dit-elle en tendant lamain au substitut. Je suis dans une situation à choyer mes vraisamis, maintenant je sais quel est leur prix… Je croyais avoir perduvotre estime; mais le témoignage que vous m’en donnez par votrevisite me touche plus que vos dix ans d’attachement.

– Vous êtes le sujet de la curiosité de toute la salle, repritle substitut. Ah! chère, était-ce là votre rôle? Ne pouviez-vouspas être heureuse et rester honorée?… Je viens d’entendre dire quevous êtes la maîtresse de monsieur Etienne Lousteau, que vous vivezensemble maritalement!… Vous avez rompu pour toujours avec lasociété, même pour le temps où, si vous épousiez votre amant, vousauriez besoin de cette considération que vous méprisez aujourd’hui…Ne devriez-vous pas être chez vous, avec votre mère qui vous aimeassez pour vous couvrir de son égide; au moins les apparencesseraient gardées…

– J’ai le tort d’être ici, répondit-elle, voilà tout. J’ai ditadieu sans retour à tous les avantages que le monde accorde auxfemmes qui savent accommoder leur bonheur avec les convenances. Monabnégation est si complète que j’aurais voulu tout abattre autourde moi pour faire de mon amour un vaste désert plein de Dieu, delui, et de moi… Nous nous sommes fait l’un à l’autre trop desacrifices pour ne pas être unis; uni par la honte, si vous voulez,mais indissolublement unis… Je suis heureuse, et si heureuse que jepuis vous aimer à mon aise, en ami, vous donner plus de confianceque par le passé; car maintenant il me faut un ami!…

Le magistrat fut vraiment grand et même sublime. a cettedéclaration où vibrait l’âme de Dinah, il répondit d’un son de voixdéchirant: « Je voudrais aller vous voir afin de savoir si vous êtesaimée… Je serais tranquille, votre avenir ne m’effrayerait plus…Votre ami comprendra-t-il la grandeur de vos sacrifices, et ya-t-il de la reconnaissance dans son amour?…  »

– Venez rue des Martyrs, et vous verrez!

– Oui, j’irai, dit-il. J’ai déjà passé devant la porte sans oservous demander. Vous ne connaissez pas encore la littérature,reprit-il. Certes, il s’y trouve de glorieuses exceptions; mais cesgens de lettres traînent avec eux des maux inouïs, parmi lesquelsje compte en première ligne la publicité qui flétrit tout! Unefemme commet une faute avec…

– Un procureur du roi, dit la baronne en souriant.

– Eh! bien, après une rupture, il y a quelques ressources, lemonde n’a rien su; mais avec un homme plus ou moins célèbre, lepublic a tout appris. Eh! tenez… quel exemple vous en avez là, sousles yeux. Vous êtes dos à dos avec la comtesse Marie de Vandenessequi a failli faire les dernières folies pour un homme plus célèbreque Lousteau, pour Nathan, et les voilà séparés à ne pas sereconnaître… Après être allée au bord de l’abîme, la comtesse a étésauvée on ne sait comment, elle n’a quitté ni son mari, ni samaison; mais comme il s’agissait d’un homme célèbre, on a parléd’elle pendant tout un hiver. Sans la grande fortune, le grand nomet la position de son mari, sans l’habileté de la conduite de cethomme d’Etat qui s’est montré, dit-on, excellent pour sa femme,elle eût été perdue: à sa place, toute autre femme n’aurait purester honorée comme elle l’est…

– Comment était Sancerre quand vous l’avez quitté? dit madame deLa Baudraye pour changer la conversation.

– Monsieur de La Baudraye a dit que votre tardive grossesseexigeait que vos couches se fissent à Paris, et qu’il avait exigéque vous y allassiez pour y avoir les soins des princes de lamédecine, répondit le substitut en devinant bien ce que Dinahvoulait savoir. Ainsi, malgré le tapage qu’a fait votre départ,jusqu’à ce soir vous étiez encore dans la légalité.

– Ah! s’écria-t-elle, monsieur de La Baudraye conserve encoredes espérances?

– Votre mari, madame, a fait comme toujours: il a calculé.

Le magistrat quitta la loge en voyant le journaliste y entrer,et il le salua dignement.

– Tu as plus de succès que la pièce, dit Etienne à Dinah.

Ce court moment de triomphe apporta plus de joie à cette femmequ’elle n’en avait eu pendant toute sa vie en province; mais, ensortant du théâtre, elle était pensive.

– Qu’as-tu, ma Didine? demanda Lousteau.

– Je me demande comment une femme peut dompter le monde?

– Il y a deux manières: être madame de Stael, ou posséder deuxcent mille francs de rente!

– La société, dit-elle, nous tient par la vanité, par l’envie deparaître… Bah! nous serons philosophes!

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