La Muse du département

Chapitre 9Le journaliste se révolte

– Il faut raconter cela, dit le journaliste, à des charbonniers,car il faut leur foi robuste pour y croire. Pourriez-vousm’expliquer qui, du mort ou de l’Espagnol, a causé?

– Monsieur, répondit le receveur des contributions, j’ai soignéce pauvre Béga, qui mourut cinq jours après dans d’horriblessouffrances. Ce n’est pas tout. Lors de l’expédition entreprisepour rétablir Ferdinand VII, je fus nommé à un poste en Espagne, etfort heureusement je n’allai pas plus loin qu’à Tours, car on mefit alors espérer la recette de Sancerre. La veille de mon départ,j’étais à un bal chez madame de Listomère où devaient se trouverplusieurs Espagnols de distinction. En quittant la table d’écarté,j’aperçus un Grand d’Espagne, un Afrancesado en exil, arrivé depuisquinze jours en Touraine. Il était venu fort tard à ce bal, où ilapparaissait pour la première fois dans le monde, et visitait lessalons accompagné de sa femme, dont le bras droit, était absolumentimmobile. Nous nous séparâmes en silence pour laisser passer cecouple, que nous ne vîmes pas sans émotion. Imaginez un vivanttableau de Murillo? Sous des orbites creusées et noircies, l’hommemontrait des yeux de feu qui restaient fixes; sa face étaitdesséchée, son crâne sans cheveux offrait des tons ardents, et soncorps effrayait le regard, tant il était maigre. La femme!imaginez-la? non, vous ne la feriez pas vraie. Elle avait cetteadmirable taille qui a fait créer ce mot de meného dans la langueespagnole; quoique pâle, elle était belle encore; son teint par unprivilège inouï pour une Espagnole, éclatait de blancheur; mais sonregard, plein du soleil de l’Espagne, tombait sur vous comme un jetde plomb fondu. – Madame, demandai-je à la marquise vers la fin dela soirée, par quel événement avez-vous donc perdu le bras? – Dansla guerre de l’indépendance, me répondit-elle.

– L’Espagne est un singulier pays, dit madame de La Baudraye, ily reste quelque chose des mœurs arabes.

– Oh! dit le journaliste en riant, cette manie de couper lesbras y est fort ancienne, elle reparaît à certaines époques commequelques-uns de nos canards dans les journaux, car ce sujet avaitdéjà fourni des pièces au théâtre espagnol, dès 1570…

– Me croyez-vous donc capable d’inventer une histoire? ditmonsieur Gravier piqué de l’air impertinent de Lousteau.

– Vous en êtes incapable, répondit finement le journaliste.

– Bah! dit Bianchon, les inventions des romanciers et desdramaturges sautent aussi souvent de leurs livres et de leurspièces dans la vie réelle que les événements de la vie réellemontent sur le théâtre et se prélassent dans les livres. J’ai vu seréaliser sous mes yeux la comédie de Tartuffe, à l’exception dudénouement: on n’a jamais pu dessiller les yeux à Orgon.

– Et, la tragi-comédie d’Adolphe par Benjamin Constant, se joueà toute heure, s’écria Lousteau.

– Croyez-vous qu’il puisse encore arriver en France desaventures comme celle que vient de nous raconter monsieur Gravier?dit madame de La Baudraye.

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