La Muse du département

Chapitre 3Un mariage comme il s’en défait souvent

Vers la fin du mois de décembre, Lousteau ne lisait plus leslettres de Dinah qui s’accumulèrent dans un tiroir de sa commodetoujours ouvert, sur ses chemises qu’elles parfumaient. Il advenaità Lousteau d’un de ces hasards que ces bohémiens doivent saisir partous ses cheveux. Au milieu de ce mois, madame Schontz, quis’intéressait beaucoup à Lousteau, le fit prier de passer chez elleun matin pour affaire.

– Mon cher, tu peux te marier, lui dit-elle.

– Souvent, ma chère, heureusement!

– Quand je dis te marier, c’est faire un beau mariage. Tu n’aspas de préjugés, on n’a pas besoin de gazer: voici l’affaire. Unejeune personne a commis une faute, et la mère n’en sait pas lepremier baiser. Le père est un honnête notaire plein d’honneur, ila eu la sagesse de ne rien ébruiter. Il veut marier sa fille enquinze jours, il donne une dot de cent cinquante mille francs, caril a trois autres enfants; mais!… – pas bête – il ajoute unsupplément de cent mille francs de la main à la main pour couvrirle déchet. Il s’agit d’une vieille famille de la bourgeoisieparisienne, quartier des Lombards…

– Eh! bien, pourquoi l’amant n’épouse-t-il pas?

– Mort!

– Quel roman! il n’y a plus que rue des Lombards où les chosesse passent ainsi…

– Mais ne vas-tu pas croire qu’un frère jaloux a tué leséducteur?… Ce jeune homme est tout bêtement mort d’une pleurésie,attrapée en sortant du spectacle. Premier clerc, et sans un liard,mon homme avait séduit la fille pour avoir l’étude. En voilà, unevengeance du ciel?

– D’où sais-tu cela?

– De Malaga, le notaire est son milord.

– Quoi, c’est Cardot, le fils de ce petit vieillard à queue etpoudré, le premier ami de Florentine!…

– Précisément. Malaga, dont l’amant est un petit criquet demusicien de dix-huit ans, ne peut pas en conscience le marier à cetâge-là; elle n’a encore aucune raison de lui en vouloir. D’ailleursmonsieur Cardot veut un homme d’au moins trente ans. Ce notaire,selon moi, sera très flatté d’avoir pour gendre une célébrité.Ainsi, tâte-toi, mon bonhomme? Tu paies tes dettes, tu deviensriche de douze mille francs de rente, et tu n’as pas l’ennui de terendre père: en voilà, des avantages! Après tout, tu épouses uneveuve consolable. Il y a cinquante mille livres de rente dans lamaison, outre la charge; tu ne peux donc pas avoir un jour moins dequinze autres mille francs de rente, et tu appartiens à une famillequi, politiquement, se trouve dans une belle position. Cardot estle beau-frère du vieux Camusot le député qui est resté si longtempsavec Fanny Beaupré.

– Oui, dit Lousteau, Camusot le père a épousé la fille aînée àfeu le petit père Cardot, et ils faisaient leurs farcesensemble.

– Eh! bien, reprit madame Schontz, madame Cardot, la notaresse,est une Chiffreville, des fabricants de produits chimiques,l’aristocratie d’aujourd’hui, quoi? des Potasse! Là est le mauvaiscôté: tu auras une terrible belle-mère… oh! une femme à tuer safille si elle la savait dans l’état où… Cette Cardot est dévote,elle a les lèvres comme deux faveurs d’un rose passé… Un viveurcomme toi ne serait jamais accepté par cette femme-là, qui, dansune bonne intention, espionnerait ton ménage de garçon et sauraittout ton passé; mais Cardot fera, dit-il, usage de son pouvoirpaternel. Le pauvre homme sera forcé d’être gracieux pendantquelques jours pour sa femme, une femme de bois, mon cher; Malaga,qui l’a rencontrée, l’a nommée une brosse de pénitence. Cardot aquarante ans, il sera maire dans son arrondissement, il deviendrapeut-être député. Il offre, à la place des cent mille francs, dedonner une jolie maison, rue Saint-Lazare, entre cour et jardin,qui ne lui a coûté que soixante mille francs à la débâcle dejuillet; il te la vendrait, histoire de te fournir l’occasiond’aller et venir chez lui; de voir la fille, de plaire à la mère…Cela te constituerait un avoir aux yeux de madame Cardot. Enfin, tuserais comme un prince, dans ce petit hôtel. Tu te feras nommer,par le crédit de Camusot, bibliothécaire à un ministère où il n’yaura pas de livres. Eh! bien, si tu places ton argent encautionnement de journal, tu auras dix mille francs de rente, tu engagnes six, ta bibliothèque t’en donnera quatre… Trouve mieux? Tute marierais à un agneau sans tache, il pourrait se changer enfemme légère au bout de deux ans… Que t’arrive-t-il? un dividendeanticipé. C’est la mode! Si tu veux m’en croire, il faut venirdîner demain chez Malaga. Tu y verras ton beau-père, il saural’indiscrétion, censée commise par Malaga contre laquelle il nepeut pas se fâcher, et tu le domines alors. Quant à ta femme… Eh!…mais sa faute te laisse garçon…

– Ah! ton langage n’est pas plus hypocrite qu’un boulet decanon.

– Je t’aime pour toi, voilà tout, je raisonne. Eh! bien,qu’as-tu à rester là comme un Abd-el-Kader en cire? Il n’y a pas àréfléchir. C’est pile ou face, le mariage. Eh! bien, tu as tirépile?

– Tu auras ma réponse demain, dit Lousteau.

– J’aimerais mieux l’avoir tout de suite, Malaga feraitl’article pour toi ce soir.

– Eh! bien, oui…

Lousteau passa la soirée à écrire à la marquise une longuelettre où il lui disait les raisons qui l’obligeaient à se marier:sa constante misère, la paresse de son imagination, les cheveuxblancs, sa fatigue morale et physique, enfin quatre pages deraisons. – Quant à Dinah, je lui enverrai le billet de faire part,se dit-il. Comme dit Bixiou, je n’ai pas mon pareil pour savoircouper la queue à une passion…

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