La Muse du département

Chapitre 10Un billet de faire part

Cinq jours après, Bianchon et Duriau, le célèbre accoucheur,étaient établis chez Lousteau qui, depuis la réponse du petit LaBaudraye, étalait son bonheur et faisait du faste à propos del’accouchement de Dinah. Monsieur de Clagny et madame Piédefer,arrivée en hâte, étaient les parrain et marraine de l’enfantattendu, car le prévoyant magistrat craignit de voir commettrequelque faute grave à Lousteau. Madame de La Baudraye eut un garçonà faire envie aux reines qui veulent un héritier présomptif.Bianchon, accompagné de monsieur de Clagny, alla faire inscrire cetenfant à la mairie comme fils de monsieur et de madame de LaBaudraye, à l’insu d’Etienne qui, de son côté, courait à uneimprimerie faire composer ce billet:

Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accouchée d’ungarçon.

Monsieur Etienne Lousteau a le plaisir de vous en fairepart.

La mère et l’enfant se portent bien.

Un premier envoi de soixante billets avait été fait parLousteau, quand monsieur de Clagny, qui venait savoir des nouvellesde l’accouchée, aperçut la liste des personnes de Sancerre à quiLousteau se proposait d’envoyer ce curieux billet de faire part,écrite au-dessous des soixante Parisiens qui l’allaient recevoir.Le substitut saisit la liste et le reste des billets, il les montrad’abord à madame Piédefer en lui disant de ne pas souffrir queLousteau recommençât cette infâme plaisanterie, et il se jeta dansun cabriolet. Le dévoué magistrat commanda chez le même imprimeurun autre billet ainsi conçu:

Madame la baronne de La Baudraye est heureusement accouchée d’ungarçon.

Monsieur le baron de La Baudraye a l’honneur de vous en fairepart.

La mère et l’enfant se portent bien.

Après avoir fait détruire épreuves, composition, tout ce quipouvait attester l’existence du premier billet, monsieur de Clagnyse mit en course pour intercepter les billets partis, il ensubstitua beaucoup chez les portiers, il obtint la restitutiond’une trentaine; enfin, après trois jours de courses, il n’existaitplus qu’un seul billet de faire part, celui de Nathan. Le substitutétait revenu cinq fois chez cet homme célèbre sans pouvoir lerencontrer. Quand, après avoir demandé un rendez-vous, monsieur deClagny fut reçu, l’anecdote du billet de faire part avait courudans Paris. Les uns y voyaient une de ces spirituelles calomnies,espèce de plaie à laquelle sont sujettes toutes les réputations,même les éphémères. Les autres affirmaient avoir lu le billet etl’avoir rendu à un ami de la famille La Baudraye. Beaucoup de gensdéblatéraient contre l’immoralité des journalistes, en sorte que ledernier billet existant était devenu comme une curiosité. Florine,avec qui Nathan vivait, l’avait montré timbré de la poste,affranchi par la poste, et portant l’adresse écrite par Etienne.Aussi, quand le substitut eut parlé du billet de faire part, Nathanse mit-il à sourire.

– Vous rendre ce monument d’étourderie et d’enfantillage?s’écria-t-il. Cet autographe est une de ces armes dont ne doit passe priver un athlète dans le cirque. Ce billet prouve que Lousteaumanque de cœur, de bon goût, de dignité, qu’il ne connaît ni lemonde, ni la morale publique, qu’il s’insulte lui-même quand il nesait plus qui insulter… Il n’y a que le fils d’un bourgeois venu deSancerre pour être un poète et qui devient le bravo de la premièrerevue venue, qui puisse envoyer un pareil billet de faire part!Convenez-en? ceci, monsieur, est une pièce nécessaire aux archivesde notre époque… Aujourd’hui Lousteau me caresse, demain il pourrademander ma tête… Ah! pardon de cette plaisanterie, je ne pensaispas que vous êtes substitut. J’ai eu dans le cœur une passion pourune grande dame, et aussi supérieure à madame de La Baudraye quevotre délicatesse, à vous, monsieur, est au-dessus de la gamineriede Lousteau; mais je serais mort avant d’avoir prononcé son nom…Quelques mois de ses gentillesses et de minauderies m’ont coûtécent mille francs et mon avenir; mais je ne les trouve pas tropchèrement payés!… Et je ne me suis jamais plaint!… Que les femmestrahissent le secret de leur passion, c’est leur dernière offrandeà l’amour; mais que ce soit nous… il faut être bien Lousteau pourça! Non, pour mille écus je ne donnerais pas ce papier.

– Monsieur, dit enfin le magistrat après une lutte oratoired’une demi-heure, j’ai vu à ce sujet quinze ou seize littérateurs,et vous seriez le seul inaccessible à des sentiments d’honneur?… :Il ne s’agit pas ici d’Etienne Lousteau, mais d’une femme et d’unenfant qui l’un et l’autre ignorent le tort qu’on leur fait dansleur fortune, dans leur avenir, dans leur honneur. Qui sait,monsieur, si vous ne serez pas obligé de demander à la justicequelque bienveillance pour un ami, pour une personne à l’honneur delaquelle vous tiendrez plus qu’au vôtre? la justice pourra sesouvenir que vous avez été impitoyable… Un homme comme vous peut-ilhésiter? dit le magistrat.

– J’ai voulu vous faire sentir tout le prix de mon sacrifice,répondit alors Nathan qui livra le billet en pensant à la positiondu magistrat et acceptant cette espèce de marché.

Quand la sottise du journaliste eut été réparée, monsieur deClagny vint lui faire une semonce en présence de madame Piédefer;mais il trouva Lousteau très irrité de ces démarches.

– Ce que je faisais, monsieur, répondit Etienne, était fait avecintention. Monsieur de La Baudraye a soixante mille francs derente; et refuse une pension à sa femme; je voulais lui fairesentir que j’étais le maître de cet enfant.

Eh! monsieur, je vous ai bien deviné, répondit le magistrat.Aussi me suis-je empressé de recevoir le parrainage du petitPolydore, il est inscrit à l’état civil comme fils du baron et dela baronne de La Baudraye, et, si vous avez des entrailles de père,vous devez être joyeux de savoir cet enfant héritier d’un des plusbeaux majorats de France.

– Eh! monsieur, la mère doit-elle mourir de faim?

– Soyez tranquille, monsieur, dit amèrement le magistrat quiavait fait sortir du cœur de Lousteau l’expression du sentimentdont la preuve était si longtemps attendue, je me charge de cettenégociation avec monsieur de La Baudraye.

Et monsieur de Clagny sortit la mort dans le cœur. Dinah, sonidole, était aimée par intérêt! n’ouvrirait-elle pas les yeux troptard? – Pauvre femme! se disait le magistrat en s’en allant.Rendons-lui cette justice, car à qui la rendrait-on si ce n’est àun substitut? il aimait trop sincèrement Dinah pour voir dansl’avilissement de cette femme un moyen d’en triompher un jour, ilétait tout compassion, tout dévouement : il aimait.

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