La Muse du département

Chapitre 10Comment Dinah devint femme de province

Ceci fut, dans cette existence, une première phase qui dura sixans, et pendant laquelle Dinah devint, hélas! une femme deprovince. A Paris, il existe plusieurs espèces de femmes; il y a laduchesse et la femme du financier, l’ambassadrice et la femme duconsul, la femme du ministre qui est ministre et la femme de celuiqui ne l’est plus; il y a la femme comme il faut de la rive droiteet celle de la rive gauche de la Seine; mais en province il n’y aqu’une femme, et cette pauvre femme est la femme de province. Cetteobservation indique une des grandes plaies de notre sociétémoderne. Sachons-le bien! la France au dix-neuvième siècle estpartagée en deux grandes zones: Paris et la province; la provincejalouse de Paris, Paris ne pensant à la province que pour luidemander de l’argent. Autrefois, Paris était la première ville deprovince, la Cour primait la Ville; maintenant Paris est toute laCour, la Province est toute la Ville. Quelque grande, quelquebelle, quelque forte que soit à son début une jeune fille née dansun département quelconque; si, comme Dinah Piédefer, elle se marieen province et si elle y reste, elle devient bientôt femme deprovince. Malgré ses projets arrêtés, les lieux communs, lamédiocrité des idées, l’insouciance de la toilette, l’horticulturedes vulgarités envahissent l’être sublime caché dans cette âmeneuve, et tout est dit, la belle plante dépérit. Comment enserait-il autrement? Dès leur bas âge, les jeunes filles deprovince ne voient que des gens de province autour d’elles, ellesn’inventent pas mieux, elles n’ont à choisir qu’entre desmédiocrités, les pères de province ne marient leurs filles qu’à desgarçons de province; personne n’a l’idée de croiser les races,l’esprit s’abâtardit nécessairement; aussi, dans beaucoup devilles, l’intelligence est-elle devenue aussi rare que le sang yest laid. L’homme s’y rabougrit sous les deux espèces, car lasinistre idée des convenances de fortune y domine toutes lesconventions matrimoniales. Les gens de talent, les artistes, leshommes supérieurs, tout coq à plumes éclatantes s’envole à Paris.Inférieure comme femme, une femme de province est encore inférieurepar son mari. Vivez donc heureuse avec ces deux pensées écrasantes?Mais l’infériorité conjugale et l’infériorité radicale de la femmede province sont aggravées d’une troisième et terrible inférioritéqui contribue à rendre cette figure sèche et sombre, à la rétrécir,à l’amoindrir, à la grimer fatalement. L’une des plus agréablesflatteries que les femmes s’adressent à elles-mêmes n’est-elle pasla certitude d’être pour quelque chose dans la vie d’un hommesupérieur choisi par elles en connaissance de cause, comme pourprendre leur revanche du mariage où leurs goûts ont été peuconsultés? Or, en province, s’il n’y a point de supériorité chezles maris, il en existe encore moins chez les célibataires. Aussi,quand la femme de province commet sa petite faute, s’est-elletoujours éprise d’un prétendu bel homme ou d’un dandy indigène,d’un garçon qui porte des gants, qui passe pour savoir monter àcheval; mais, au fond de son cœur, elle sait que ses vœuxpoursuivent un lieu commun plus ou moins bien vêtu. Dinah futpréservée de ce danger par l’idée qu’on lui avait donnée de sasupériorité. Elle n’eût pas été pendant les premiers jours de sonmariage aussi bien gardée qu’elle le fut par sa mère, dont laprésence ne lui fut importune qu’au moment où elle eut intérêt àl’écarter, elle aurait été gardée par son orgueil, et par lahauteur à laquelle elle plaçait ses destinées. Assez flattée de sevoir entourée d’admirateurs, elle ne vit pas d’amant parmi eux.Aucun homme ne réalisa le poétique idéal qu’elle avait jadiscrayonné de concert avec Anna Grossetête. Quand, vaincue par lestentations involontaires que les hommages éveillaient en elle, ellese dit: « Qui choisirais-je, s’il fallait absolument se donner? »elle se sentit une préférence pour monsieur de Chargebœuf,gentilhomme de bonne maison dont la personne et les manières luiplaisaient, mais dont l’esprit froid, dont l’égoïsme, dontl’ambition bornée à une préfecture et à un bon mariage larévoltaient. Au premier mot de sa famille, qui craignit de lui voirperdre sa vie pour une intrigue, le vicomte avait déjà laissé sansremords dans sa première sous-préfecture une femme adorée. Aucontraire la personne de monsieur de Clagny, le seul dont l’espritparlât à celui de Dinah, dont l’ambition avait l’amour pourprincipe et qui savait aimer, lui déplaisait souverainement. Quandelle fut condamnée à rester encore six ans à La Baudraye, elleallait accepter les soins de monsieur le vicomte de Chargebœuf;mais il fut nommé préfet et quitta le pays. Au grand contentementdu procureur du roi, le nouveau sous-préfet fut un homme marié dontla femme devint intime avec Dinah. Monsieur de Clagny n’eut plus àcombattre d’autre rivalité que celle de monsieur Gravier. Ormonsieur Gravier était le type du quadragénaire dont se servent etdont se moquent les femmes, dont les espérances sont savamment etsans remords entretenues par elles comme on a soin d’une bête desomme. En six ans, parmi tous les gens qui lui furent présentés, devingt lieues à la ronde, il ne s’en trouva pas un seul à l’aspectde qui Dinah ressentît cette commotion que cause la beauté, lacroyance au bonheur, le choc d’une âme supérieure, ou lepressentiment d’un amour quelconque, même malheureux. Aucune desprécieuses facultés de Dinah ne put donc se développer, elle dévorales blessures faites à son orgueil constamment opprimé par son mariqui se promenait si paisiblement et en comparse sur la scène de savie. Obligée d’enterrer les trésors de son amour, elle ne livra quedes dehors à sa société. Par moments, elle se secouait, ellevoulait prendre une résolution virile; mais elle était tenue enlisières par la question d’argent. Ainsi, lentement et malgré lesprotestations ambitieuses, malgré les récriminations élégiaques deson esprit, elle subissait les transformations provinciales quiviennent d’être décrites. Chaque jour emportait un lambeau de sespremières résolutions. Elle s’était écrit un programme de soins detoilette que par degrés elle abandonna. Si, d’abord, elle suivitles modes, si elle se tint au courant des petites intentions duluxe, elle fut forcée de restreindre ses achats au chiffre de sapension. Au lieu de quatre chapeaux, de six bonnets, de six robes,elle se contenta d’une robe par saison. On trouva Dinah si joliedans un certain chapeau qu’elle fit servir le chapeau l’annéesuivante. Il en fut de tout ainsi. Souvent l’artiste immola lesexigences de sa toilette au désir d’avoir un meuble gothique. Elleen arriva, dès la septième année, à trouver commode de faire fairesous ses yeux ses robes du matin par la plus habile couturière dupays, et sa mère, son mari, ses amis la trouvèrent charmante dansces toilettes économiques où, selon ses habitués, brillait songoût. On copia ses idées!… Comme elle n’avait sous les yeux aucunterme de comparaison, Dinah tomba dans les pièges tendus aux femmesde province. Si une Parisienne n’a pas les hanches assez biendessinées, son esprit inventif et l’envie de plaire lui fonttrouver quelque remède héroïque; si elle a quelque vice, quelquegrain de laideur, une tare quelconque, elle est capable d’en faireun agrément, cela se voit souvent: mais la femme de province,jamais! Si sa taille est trop courte, si son embonpoint se placemal, hé! bien, elle en prend son parti, et ses adorateurs, souspeine de ne pas l’aimer, doivent l’accepter comme elle est, tandisque la Parisienne veut toujours être prise pour ce qu’elle n’estpas. De là ces tournures grotesques, ces maigreurs effrontées, cesampleurs ridicules, ces lignes disgracieuses offertes avecingénuité, auxquelles toute une ville s’est habituée, et quiétonnent quand une femme de province se produit à Paris ou devantdes Parisiens. Dinah, dont la taille était svelte, la fit valoir àoutrance et ne s’aperçut point du moment où elle devint ridicule,où l’ennui l’ayant maigrie, elle parut être un squelette habillé;ses amis, en la voyant tous les jours, ne remarquaient point leschangements insensibles de sa personne. Ce phénomène est un desrésultats naturels de la vie de province. Malgré le mariage, unejeune fille reste encore pendant quelque temps belle, la ville enest fière; mais chacun la voit tous les jours, et quand on se voittous les jours, l’observation se blase. Si, comme madame de LaBaudraye, elle perd un peu de son éclat, on s’en aperçoit à peine.Il y a mieux, une petite rougeur, on la comprend, on s’y intéresse.Une petite négligence est adorée. D’ailleurs la physionomie est sibien étudiée, si bien comprise, que les légères altérations sont àpeine remarquées, et peut-être finit-on par les regarder comme desgrains de beauté. Quand Dinah ne renouvela plus sa toilette parsaison, elle parut avoir fait une concession à la philosophie dupays. Il en est du parler, des façons du langage, et des idées,comme du sentiment: l’esprit se rouille aussi bien que le corps,s’il ne se renouvelle pas dans le milieu parisien; mais ce en quoila vie de province se signe le plus, est le geste, la démarche, lesmouvements, qui perdent cette agilité que Paris communiqueincessamment. La femme de province est habituée à marcher, à semouvoir dans une sphère sans accidents, sans transitions; elle n’arien à éviter, elle va comme les recrues, dans Paris, en ne sedoutant pas qu’il y ait des obstacles; car il ne s’en trouve paspour elle dans sa province où elle est connue, où elle est toujoursà sa place et où tout le monde lui fait place. La femme perd alorsle charme de l’imprévu. Enfin, avez-vous remarqué le singulierphénomène de la réaction que produit sur l’homme la vie en commun?Les êtres tendent, par le sens indélébile de l’imitation simiesque,à se modeler les uns sur les autres. On prend, sans s’enapercevoir, les gestes, les façons de parler, les attitudes, lesairs, le visage les uns des autres. En six ans, Dinah se mit audiapason de sa société. En prenant les idées de monsieur de Clagny,elle en prit le son de voix; elle imita sans s’en apercevoir lesmanières masculines en ne voyant que des hommes: elle crut segarantir de tous leurs ridicules en s’en moquant; mais comme ilarrive à certains railleurs, il resta quelques teintes de cettemoquerie dans sa nature. Une Parisienne a trop d’exemples de bongoût pour que le phénomène contraire n’arrive pas. Ainsi, lesfemmes de Paris attendent l’heure et le moment de se faire valoir;tandis que madame de La Baudraye, habituée à se mettre en scène,contracta je ne sais quoi de théâtral et de dominateur, un air deprima donna entrant en scène que des sourires moqueurs eussentbientôt réformés à Paris. Quand elle eut acquis son fonds deridicules, et que, trompée par ses adorateurs enchantés, elle crutavoir acquis des grâces nouvelles, elle eut un moment de réveilterrible qui fut comme l’avalanche tombée de la montagne. Dinah futravagée en un jour par une affreuse comparaison. En 1828, après ledépart de monsieur de Chargebœuf, elle fut agitée par l’attented’un petit bonheur: elle allait revoir la baronne de Fontaine. A lamort de son père, le mari d’Anna, devenu directeur-général auministère des Finances, mit à profit un congé pour mener sa femmeen Italie pendant son deuil. Anna voulut s’arrêter un jour àSancerre chez son amie d’enfance. Cette entrevue eut je ne saisquoi de funeste. Anna, beaucoup moins belle au pensionnatChamarolles que Dinah, parut en baronne de Fontaine mille fois plusbelle que la baronne de La Baudraye, malgré sa fatigue et soncostume de route. Anna descendit d’un charmant coupé de voyagechargé des cartons de la Parisienne: elle avait avec elle une femmede chambre dont l’élégance effraya Dinah. Toutes les différencesqui distinguent la Parisienne de la femme de province éclatèrentaux yeux intelligents de Dinah, elle se vit alors telle qu’elleparaissait à son amie qui la trouva méconnaissable. Anna dépensaitsix mille francs par an pour elle, le total de ce que coûtait lamaison de monsieur de La Baudraye. En vingt-quatre heures, les deuxamies échangèrent bien des confidences; et la Parisienne, setrouvant supérieure au phénix du pensionnat Chamarolles, eut pourson amie de province de ces bontés, de ces attentions, en luiexpliquant certaines choses, qui firent de bien autres blessures àDinah: car la provinciale reconnut que les supériorités de laParisienne étaient tout en surface; tandis que les siennes étaientà jamais enfouies.

Après le départ d’Anna, madame de La Baudraye, alors âgée devingt-deux ans, tomba dans un désespoir sans bornes.

– Qu’avez-vous? lui dit monsieur de Clagny en la voyant siabattue.

– Anna, dit-elle, apprenait à vivre pendant que j’apprenais àsouffrir…

Il se jouait, en effet, dans le ménage de madame de La Baudrayeune tragi-comédie en harmonie avec ses luttes relativement à lafortune, avec ses transformations successives, et dont, aprèsl’abbé Duret, monsieur de Clagny seul eut connaissance, lorsqueDinah, par désœuvrement, par vanité peut-être, lui livra le secretde sa gloire anonyme.

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