La Muse du département

Chapitre 22Où M. de La Baudraye se sent bien vengé du beau Milaud deNevers

Le mois d’octobre fut ravissant, l’automne est la plus bellesaison des vallées de la Loire; mais en 1836 il futparticulièrement magnifique. La nature semblait être la complice dubonheur de Dinah, qui, selon les prédictions de Bianchon, arrivapar degrés à un violent amour de cœur. En un mois, la châtelainechangea complètement. Elle fut étonnée de retrouver tant defacultés inertes, endormies, inutiles jusqu’alors. Lousteau fut unange pour elle, car l’amour de cœur, ce besoin réel des âmesgrandes, faisait d’elle une femme entièrement nouvelle. Dinahvivait! elle trouvait l’emploi de ses forces, elle découvrait desperspectives inattendues dans son avenir, elle était heureuseenfin, heureuse sans soucis, sans entraves. Cet immense château,les jardins, le parc, la forêt étaient si favorables à l’amour!Lousteau rencontra chez madame de La Baudraye une naïvetéd’impression, une innocence, si vous voulez, qui la renditoriginale: il y eut en elle du piquant, de l’imprévu beaucoup plusque chez une jeune fille. Lousteau fut sensible à une flatterie quichez presque toutes les femmes est une comédie, mais qui chez Dinahfut vraie: elle apprenait de lui l’amour, il était bien le premierdans ce cœur. Enfin, il se donna la peine d’être excessivementaimable. Les hommes ont, comme les femmes d’ailleurs, un répertoirede récitatifs, de cantilènes, de nocturnes, de motifs, de rentrées(faut-il dire de recettes, quoiqu’il s’agisse d’amour?), qu’ilscroient leur exclusive propriété. Les gens arrivés à l’âge deLousteau tâchent de distribuer habilement les pièces de ce trésordans l’opéra d’une passion; mais, en ne voyant qu’une bonne fortunedans son aventure avec Dinah, le Parisien voulut graver sonsouvenir en traits ineffaçables sur ce cœur, et il prodigua durantce beau mois d’octobre ses plus coquettes mélodies et ses plussavantes barcarolles. Enfin, il épuisa les ressources de la mise enscène de l’amour, pour se servir d’une de ces expressionsdétournées de l’argot du théâtre et qui rend admirablement bien cemanège. – Si cette femme-là m’oublie!… se disait-il parfois enrevenant avec elle au château d’une longue promenade dans les bois,je ne lui en voudrai pas, elle aura trouvé mieux!… Quand, de partet d’autre, deux êtres ont échangé les duos de cette délicieusepartition et qu’ils se plaisent encore, on peut dire qu’ilss’aiment véritablement. Mais Lousteau ne pouvait pas avoir le tempsde se répéter, car il comptait quitter Anzy vers les premiers joursde novembre, son feuilleton le rappelait à Paris. Avant déjeuner,la veille du départ projeté, le journaliste et Dinah virent arriverle petit La Baudraye avec un artiste de Nevers, un restaurateur desculptures.

– De quoi s’agit-il? dit Lousteau, que voulez-vous faire à votrechâteau?

-.Voici ce que je veux, répondit le petit vieillard en emmenantle journaliste, sa femme et l’artiste de province sur laterrasse.

Il montra sur la façade, au-dessus de la porte d’entrée, unprécieux cartouche soutenu par deux sirènes, assez semblable àcelui qui décore l’arcade actuellement condamnée par où l’on allaitjadis du quai des Tuileries dans la cour du vieux Louvre, etau-dessus de laquelle on lit: Bibliothèque du cabinet du Roi. Cecartouche offrait le vieil écusson des d’Uxelles qui portent d’oret de gueules, à la fasce de l’un à l’autre, avec deux lions degueules à dextre et d’or à senestre pour supports; l’écu timbré ducasque de chevalier, lambrequiné des émaux de l’écu et sommé de lacouronne ducale. Puis pour devise Çy paroist! parole fière etsonnante.

– Je veux remplacer les armes de la maison d’Uxelles par lesmiennes; et comme elles se trouvent répétées six fois dans les deuxfaçades et dans les deux ailes, ce n’est pas une petiteaffaire.

– Vos armes d’hier, s’écria Dinah, et après 1830!

– N’ai-je pas constitué un majorat?

– Je concevrais cela si vous aviez des enfants, lui dit lejournaliste.

– Oh! répondit le petit vieillard, madame de La Baudraye estencore jeune, il n’y a pas encore de temps perdu.

Cette fatuité fit sourire Lousteau qui ne comprit pas monsieurde La Baudraye.

– Hé! bien, Didine, dit-il à l’oreille de madame de La Baudraye,à quoi bon tes remords?

Dinah plaida pour obtenir un jour de plus, et les deux amants sefirent leurs adieux à la manière de ces théâtres qui donnent dixfois de suite la dernière représentation d’une pièce à recettes.Mais combien de promesses échangées! combien de pactes solennelsexigés par Dinah et conclus sans difficultés par l’impudentjournaliste! Avec la supériorité d’une femme supérieure, Dinahconduisit, au vu et au su de tout le pays, Lousteau jusqu’à Cosne,en compagnie de sa mère et du petit La Baudraye. Quand, dix joursaprès, madame de La Baudraye eut dans son salon à La Baudrayemessieurs de Clagny, Gatien et Gravier, elle trouva moyen de direaudacieusement à chacun d’eux: « je dois à monsieur Lousteau d’avoirsu que je n’étais pas aimée pour moi-même ». Et quelles bellestartines elle débita sur les hommes, sur la nature de leurssentiments, sur le but de leur vil amour, etc. Des trois amants deDinah, monsieur de Clagny, seul, lui dit: « Je vous aime quandmême!…  » Aussi Dinah le prit-elle pour confident et luiprodigua-t-elle toutes les douceurs d’amitié que les femmesconfisent pour les Gurth qui portent ainsi le collier d’unesclavage adoré.

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