La Muse du département

Chapitre 3Deux personnes qui ne devaient être séparées que par la mort

Un beau jour, en mai 1842, madame de La Baudraye paya toutes lesdettes de son ménage, et laissa mille écus sur la liasse de tousles comptes acquittés. Après avoir envoyé sa mère et ses enfants àl’hôtel de La Baudraye, elle attendit Lousteau tout habillée, commepour sortir. Quand l’ex-roi de son cœur rentra pour dîner, elle luidit: « J’ai renversé la marmite, mon ami. Madame de La Baudraye vousdonne à dîner au Rocher de Cancale. Venez? »

Elle entraîna Lousteau stupéfait du petit air dégagé que prenaitcette femme, encore asservie le matin à ses moindres caprices, carelle aussi! avait joué la comédie depuis deux mois.

– Madame de La Baudraye est ficelée comme pour une première,dit-il en se servant de l’abréviation par laquelle on désigne enargot de journal une première représentation.

– N’oubliez pas le respect que vous devez à madame de LaBaudraye, dit gravement Dinah. Je ne veux déjà plus savoir ce quesignifie ce mot ficelée…

– Didine se révolte? fit-il en la prenant par la taille.

– Il n’y a plus de Didine, vous l’avez tuée, mon ami,répondit-elle en se dégageant. Et je vous donne la premièrereprésentation de madame la comtesse de La Baudraye…

– C’est donc vrai, notre insecte est pair de France?

– La nomination sera ce soir dans le Moniteur, m’a dit monsieurde Clagny qui lui-même passe à la Cour de Cassation.

– Au fait, dit le journaliste, l’entomologie sociale devait êtrereprésentée à la Chambre…

– Mon ami, nous nous séparons pour toujours, dit madame de LaBaudraye en comprimant le tremblement de sa voix. J’ai congédié lesdeux domestiques. En rentrant, vous trouverez votre ménage en règleet sans dettes. J’aurai toujours pour vous, mais secrètement lecœur d’une mère. Quittons-nous tranquillement, sans bruit, en genscomme il faut. Avez-vous un reproche à me faire sur ma conduitependant ces six années?

– Aucun, si ce n’est d’avoir brisé ma vie et détruit mon avenir,dit-il d’un ton sec. Vous avez beaucoup lu le livre de BenjaminConstant, et vous avez même étudié le dernier article qu’on a faitdessus; mais vous ne l’avez lu qu’avec des yeux de femme. Quoiquevous ayez une de ces belles intelligences qui ferait la fortuned’un poète, vous n’avez pas osé vous mettre au point de vue deshommes. Ce livre, ma chère, a les deux sexes. Vous savez?… Nousavons établi qu’il y a des livres mâles ou femelles, blonds ounoirs… Dans Adolphe, les femmes ne voient qu’Ellénore, les jeunesgens y voient Adolphe, les hommes faits y voient Ellénore etAdolphe, les politiques y voient la vie sociale! Vous vous êtesdispensée d’entrer dans l’âme d’Adolphe, comme votre critiqued’ailleurs qui n’a vu qu’Ellénore. Ce qui tue ce pauvre garçon, machère, c’est d’avoir perdu son avenir pour une femme; de ne pouvoirrien être de ce qu’il serait devenu, ni ambassadeur, ni ministre,ni chambellan, ni poète, ni riche. Il a donné six ans de sonénergie, du moment de la vie où l’homme peut accepter les rudessesd’un apprentissage quelconque, à une jupe qu’il devance dans lacarrière de l’ingratitude, car une femme qui a pu quitter sonpremier amant devait tôt ou tard laisser le second. Enfin, Adolpheest un Allemand blondasse qui ne se sent pas la force de tromperEllénore. Il est des Adolphe qui font grâce à leur Ellénore desquerelles déshonorantes, des plaintes, et qui se disent: je neparlerai pas de ce que j’ai perdu! je ne montrerai pas toujours àl’égoïsme que j’ai couronné mon poing coupé comme fait le Ramornyde La Jolie Fille de Perth; mais ceux-là, ma chère, on les quitte…Adolphe est un fils de bonne maison, un cœur aristocrate qui veutrentrer dans la voie des honneurs, et rattraper sa dot sociale, saconsidération compromise. Vous jouez en ce moment à la fois lesdeux personnages. Vous ressentez la douleur que cause une positionperdue, et. vous vous croyez en droit d’abandonner un pauvre amantqui a eu le malheur de vous croire assez supérieure pour admettreque si chez l’homme le cœur doit être constant, le sexe peut selaisser aller à des caprices…

– Et croyez-vous que je ne serai pas occupée de vous rendre ceque je vous ai fait perdre? Soyez tranquille, répondit madame de LaBaudraye foudroyée par cette sortie, votre Ellénore ne meurt pas,et si Dieu lui prête vie, si vous changez de conduite, si vousrenoncez aux lorettes et aux actrices, nous vous trouverons mieuxqu’une Félicie Cardot.

Chacun des deux amants devint maussade: Lousteau jouait latristesse, il voulait paraître sec et froid; tandis que Dinah,vraiment triste, écoutait les reproches de son cœur.

– Pourquoi, dit Lousteau, ne pas finir comme nous aurions dûcommencer, cacher à tous les yeux notre amour, et nous voirsecrètement?

– Jamais! dit la nouvelle comtesse en prenant un air glacial. Nedevinez-vous pas que nous sommes, après tout, des êtres finis. Nossentiments nous paraissent infinis à cause du pressentiment quenous avons du ciel; mais ils ont ici-bas pour limites les forces denotre organisation. Il est des natures molles et lâches qui peuventrecevoir un nombre infini de blessures et persister; mais il en estde plus fortement trempées qui finissent par se briser sous lescoups. Vous m’avez…

– Oh! assez, dit-il, ne faisons plus de copie!… Votre article mesemble inutile, car vous pouvez vous justifier par un seul mot: Jen’aime plus!…

– Ah! c’est moi qui n’aime plus!… s’écria-t-elle étourdie.

– Certainement. Vous avez calculé que je vous causais plus dechagrins, plus d’ennuis que de plaisirs, et vous quittez votreassocié…

– Je le quitte!… s’écria-t-elle en levant les deux mains.

– Ne venez-vous pas de dire jamais!…

– Eh! bien, oui, jamais, reprit-elle avec force. Ce dernierjamais, dicté par la peur de retomber sous la domination deLousteau, fut interprété par lui comme la fin de son pouvoir, dumoment où Dinah restait insensible à ses méprisants sarcasmes. Lejournaliste ne put retenir une larme: il perdait une affectionsincère, illimitée. Il avait trouvé dans Dinah la plus douce LaVallière, la plus agréable Pompadour qu’un égoïste qui n’est pasroi pouvait désirer; et, comme l’enfant qui s’aperçoit qu’à forcede tracasser son hanneton, il l’a tué, Lousteau pleurait. Madame deLa Baudraye s’élança hors de la petite salle où elle dînait, payale dîner et se sauva rue de l’Arcade en se grondant et se trouvantféroce.

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