La Muse du département

Chapitre 6Comment une femme devient supérieure à bon marché

Pendant les premiers jours de son mariage, Dinah obtint deschangements qui rendirent La Baudraye une maison très agréable.Elle fit un jardin anglais d’une cour immense en y abattant descelliers, des pressoirs et des communs ignobles. Elle ménageaderrière le manoir, petite construction à tourelles et à pignonsqui ne manquait pas de caractère, un second jardin à massifs, àfleurs, à gazon, et le sépara des vignes par un mur qu’elle cachasous des plantes grimpantes. Enfin elle introduisit dans la vieintérieure autant de comfort que l’exiguïté des revenus le permit.Pour ne pas se laisser dévorer par une jeune personne aussisupérieure que Dinah paraissait l’être, monsieur de La Baudraye eutl’adresse de se taire sur les recouvrements qu’il faisait à Paris.Ce profond secret gardé sur ses intérêts donna je ne sais quoi demystérieux à son caractère, et le grandit aux yeux de sa femmependant les premières années de son mariage, tant le silence a demajesté!… Les changements opérés à La Baudraye inspirèrent un désird’autant plus vif de voir la jeune mariée, que Dinah ne voulut passe montrer, ni recevoir, avant d’avoir conquis toutes ses aises,étudié le pays, et surtout le silencieux La Baudraye. Quand, parune matinée de Printemps, en 1825, on vit, sur le Mail, la bellemadame de La Baudraye en robe de velours bleu, sa mère en robe develours noir, une grande clameur s’éleva dans Sancerre. Cettetoilette confirma la supériorité de cette jeune femme, élevée dansla capitale du Berry. On craignit, en recevant ce phénix berruyer,de ne pas dire des choses assez spirituelles, et naturellement onse gourma devant madame de La Baudraye qui produisit une espèce deterreur parmi la gent femelle. Lorsqu’on admira dans le salon de LaBaudraye un tapis façonné comme un cachemire, un meuble Pompadour àbois dorés, des rideaux de brocatelle aux fenêtres, et sur unetable ronde un cornet japonais plein de fleurs au milieu dequelques livres nouveaux; lorsqu’on entendit la belle Dinah jouantà livre ouvert sans exécuter la moindre cérémonie pour se mettre aupiano, l’idée qu’on se faisait de sa supériorité prit de grandesproportions. Pour ne jamais se laisser gagner par l’incurie et parle mauvais goût, Dinah avait résolu de se tenir au courant desmodes et des moindres révolutions du luxe en entretenant une activecorrespondance avec Anna Grossetête, son amie de cœur au pensionnatChamarolles. Fille unique du receveur général de Bourges, Anna,grâce à sa fortune, avait épousé le troisième fils du comte deFontaine. Les femmes, en venant à La Baudraye, y furent alorsconstamment blessées par la priorité que Dinah sut s’attribuer enfait de modes; et, quoi qu’elles fissent, elles se virent toujoursen arrière, ou, comme disent les amateurs de courses, distancées.Si toutes ces petites choses causèrent une maligne envie chez lesfemmes de Sancerre, la conversation et l’esprit de Dinahengendrèrent une véritable aversion. Dans le désir d’entretenir sonintelligence au niveau du mouvement parisien, madame de La Baudrayene souffrit chez personne ni propos vides, ni galanterie arriérée,ni phrases sans valeur; elle se refusa net au clabaudage despetites nouvelles, à cette médisance de bas étage qui fait le fondde la langue en province, Aimant à parler des découvertes dans lascience ou dans les arts, des œuvres fraîchement écloses authéâtre, en poésie, elle parut remuer des pensées en remuant lesmots à la mode.

L’abbé Duret, curé de Sancerre, vieillard de l’ancien clergé deFrance, homme de bonne compagnie à qui le jeu ne déplaisait pas,n’osait se livrer à son penchant dans un pays aussi libéral queSancerre, il fut donc très heureux de l’arrivée de madame de LaBaudraye, avec laquelle il s’entendit admirablement. Lesous-préfet, un vicomte de Chargebœuf, fut enchanté de trouver dansle salon de madame de La Baudraye une espèce d’oasis où l’onfaisait trêve à la vie de province. Quant à monsieur de Clagny, leprocureur du roi, son admiration pour la belle Dinah le cloua dansSancerre. Ce passionné magistrat refusa tout avancement, et se mità aimer pieusement cet ange de grâce et de beauté. C’était un grandhomme sec, à figure patibulaire ornée de deux yeux terribles, àorbites charbonnées, surmontées de deux sourcils énormes, et dontl’éloquence, bien différente de son amour, ne manquait pas demordant. Monsieur Gravier était un petit homme gros et gras qui,sous l’Empire, chantait admirablement la romance, et qui dut à cetalent le poste éminent de payeur-général d’armée. Mêlé à de grandsintérêts en Espagne avec certains généraux en chef appartenantalors à l’opposition, il sut mettre à profit ces liaisonsparlementaires auprès du ministre, qui, par égard à sa positionperdue, lui promit la recette de Sancerre, et finit par la luilaisser acheter. L’esprit léger, le ton du temps de l’Empires’était alourdi chez monsieur Gravier, il ne comprit pas ou nevoulut pas comprendre la différence énorme qui sépara les mœurs dela Restauration de celles de l’Empire; mais il se croyait biensupérieur à monsieur de Clagny, sa tenue était de meilleur goût, ilsuivait les modes, il se montrait en gilet jaune, en pantalon gris,en petites redingotes serrées, il avait au cou des cravates desoieries à la mode ornées de bagues à diamants, tandis que leprocureur du roi ne sortait pas de l’habit, du pantalon et du giletnoirs, souvent râpés.

Ces quatre personnages s’extasièrent, les premiers, surl’instruction, le bon goût, la finesse de Dinah, et la proclamèrentune femme de la plus haute intelligence. Les femmes se dirent alorsentre elles: « Madame de la Baudraye doit joliment se moquer denous…  » Cette opinion, plus ou moins juste, eut pour résultatd’empêcher les femmes d’aller à La Baudraye. Atteinte et convaincuede pédantisme parce qu’elle parlait correctement; Dinah futsurnommée la Sapho de Saint-Satur. Chacun finit par se moquereffrontément des prétendues grandes qualités de celle qui devintainsi l’ennemie des Sancerroises. Enfin on alla jusqu’à nier unesupériorité, purement relative d’ailleurs, qui relevait lesignorances et ne leur pardonnait point. Quand tout le monde estbossu, la belle taille devient la monstruosité; Dinah fut doncregardée comme monstrueuse et dangereuse, et le désert se fitautour d’elle. Etonnée de ne voir les femmes, malgré ses avances,qu’à de longs intervalles et pendant des visites de quelquesminutes, Dinah demanda la raison de ce phénomène à monsieur deClagny.

– Vous êtes une femme trop supérieure pour que les autres femmesvous aiment, répondit le procureur du roi.

Monsieur Gravier, que la pauvre délaissée interrogea, se fiténormément prier pour lui dire: « Mais, belle dame, vous ne vouscontentez pas d’être charmante, vous avez de l’esprit, vous êtesinstruite, vous êtes au fait de tout ce qui s’écrit, vous aimez lapoésie, vous êtes musicienne, et vous avez une conversationravissante: les femmes ne pardonnent pas tant de supériorités!… »

Les hommes dirent à monsieur de La Baudraye: « Vous qui avez unefemme supérieure, vous êtes bien heureux…  » Et il finit par dire: »Moi qui ai une femme supérieure, je suis bien, etc. »

Madame Piédefer, flattée dans sa fille, se permit aussi de diredes choses dans ce genre: « Ma fille, qui est une femme trèssupérieure, écrivait hier à madame de Fontaine telles, telleschoses ».

Pour qui connaît le monde, la France, Paris, n’est-il pas vraique beaucoup de célébrités se sont établies ainsi?

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