La Muse du département

Chapitre 6Une idée!…

Pendant les jours de printemps, qu’un caprice de notre planètefit luire sur Paris dès la première semaine du mois de mars 1843 etqui permit de voir les Champs-Elysées feuillés et verts àLongchamp, plusieurs fois déjà, l’amant de Fanny Beaupré, dans sespromenades avait aperçu madame de La Baudraye sans être vu d’elle.Il fut alors plus d’une fois mordu au cœur par un de ces mouvementsde jalousie et d’envie assez familiers aux gens nés et élevés enprovince, quand il revoyait son ancienne maîtresse, bien posée aufond d’une jolie voiture, bien mise, un air rêveur, et ses deuxenfants à chaque portière. Il s’apostrophait d’autant plus enlui-même qu’il se trouvait aux prises avec la plus aiguë de toutesles misères, une misère cachée. Il était, comme toutes les naturesessentiellement vaniteuses et légères, sujet à ce singulier pointd’honneur qui consiste à ne pas déchoir aux yeux de son public, quifait commettre des crimes légaux aux hommes de Bourse pour ne pasêtre chassés du temple de l’agiotage, qui donne à certainscriminels le courage de faire des actes de vertu. Lousteau dînaitet déjeunait, fumait comme s’il était riche. Il n’eût pas, pour unesuccession, manqué d’acheter les cigares les plus chers, pour lui,comme pour le dramaturge ou le prosateur avec lesquels il entraitdans un débit. Le journaliste se promenait en bottes vernies; maisil craignait des saisies qui, selon l’expression des huissiers,avaient reçu tous les sacrements. Fanny Beaupré ne possédait plusrien d’engageable, et ses appointements étaient frappésd’oppositions! Après avoir épuisé le chiffre possible des avancesaux revues, aux journaux et chez les libraires, Etienne ne savaitplus de quelle encre faire or. Les jeux, si maladroitementsupprimés, ne pouvaient plus acquitter, comme jadis, les lettres dechange tirées sur leurs tapis verts par les misères au désespoir.Enfin, le journaliste était arrivé à une telle indigence, qu’ilvenait d’emprunter au plus pauvre de ses amis, à Bixiou, à quijamais il n’avait rien demandé, cent francs! Ce qui peinait le plusLousteau, ce n’était pas de devoir cinq mille francs, mais de sevoir dépouillé de son élégance, de son mobilier acquis par tant deprivations, enrichi par madame de La Baudraye. Or, le 3 avril, uneaffiche jaune arrachée par le portier après avoir étincelé sur lemur, avait indiqué la vente d’un beau mobilier pour le samedisuivant, jour des ventes par autorité de justice. Lousteau sepromena, fumant des cigares et cherchant des idées; car les idées,à Paris, sont dans l’air, elles vous sourient au coin d’une rue,elles s’élancent sous une roue de cabriolet avec un jet de boue! Leflâneur avait déjà cherché des idées d’articles et des sujets denouvelles pendant tout un mois; mais il n’avait rencontré que desamis qui l’entraînaient à dîner, au théâtre, et qui grisaient sonchagrin, en lui disant que le vin de Champagne l’inspirerait.

– Prends garde, lui dit un soir l’atroce Bixiou qui pouvait toutà la fois donner cent francs à un camarade et le percer au cœuravec un mot. En t’endormant toujours soûl, tu te réveillerasfou.

La veille, le vendredi, le malheureux, malgré son habitude de lamisère, était affecté comme un condamné à mort. Jadis, il se seraitdit: « Bah! mon mobilier est vieux, je le renouvellerai ». Mais il sesentait incapable de recommencer des tours de force littéraires. Lalibrairie dévorée par la contrefaçon payait peu. Les journauxlésinaient avec les talents éreintés, comme les directeurs dethéâtre avec les ténors qui baissent d’une note. Et d’aller devantlui, l’oeil sur la foule sans y rien voir, le cigare à la bouche etles mains dans ses goussets, la figure crispée en dedans, un fauxsourire sur les lèvres. Il vit alors passer madame de La Baudrayeen voiture, elle prenait le boulevard par la rue de laChaussée-d’Antin pour se rendre au Bois. – Il n’y a plus que cela,se dit-il. Il rentra chez lui s’y adoniser. Le soir, à sept heures,il vint en citadine à la porte de madame de La Baudraye et pria leconcierge de faire parvenir à la comtesse un mot ainsi conçu:

« Madame la comtesse veut-elle faire à monsieur Lousteau la grâcede le recevoir pour un instant, et à l’instant. »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer