La Muse du département

Chapitre 1Le journaliste vu de près

De retour à Paris, Lousteau perdit en quelques semaines lesouvenir des beaux jours passés au château d’Anzy. Voici pourquoiLousteau vivait de sa plume. Dans ce siècle, et surtout depuis letriomphe d’une Bourgeoisie qui se garde bien d’imiter François Ierou Louis XV, vivre de sa plume est un travail auquel serefuseraient les forçats, ils préféreraient la mort. Vivre de saplume, n’est-ce pas créer? créer aujourd’hui, demain, toujours… ouavoir l’air de créer; or, le semblant coûte aussi cher que le réel!Outre son feuilleton dans un journal quotidien qui ressemblait aurocher de Sisyphe et qui tombait tous les lundis sur la barbe de saplume, Etienne travaillait à trois ou quatre journaux littéraires.Mais, rassurez-vous? il ne mettait aucune conscience d’artiste àses productions. Le Sancerrois appartenait, par sa facilité, parson insouciance, si vous voulez, à ce groupe d’écrivains appelés dunom de faiseurs ou hommes de métier. En littérature, à Paris, denos jours, le métier est une démission donnée de toutes prétentionsà une place quelconque. Lorsqu’il ne peut plus ou qu’il ne veutplus rien être, un écrivain se fait faiseur. On mène alors une vieassez agréable. Les débutants, les bas-bleus, les actrices quicommencent et celles qui finissent leur carrière, auteurs etlibraires caressent ou choyent ces plumes à tout faire. Lousteau,devenu viveur, n’avait plus guère que son loyer à payer en fait dedépenses. Il avait des loges à tous les théâtres. La vente deslivres dont il rendait ou ne rendait pas compte soldait songantier; aussi disait-il à ces auteurs qui s’impriment à leursfrais: « J’ai toujours votre livre dans les mains. » il percevait surles amours-propres des redevances en dessins, en tableaux. Tous sesjours étaient pris par des dîners, ses soirées par le théâtre, lamatinée par les amis, par des visites, par la flânerie. Sonfeuilleton, ses articles, et les deux nouvelles qu’il écrivait paran pour les journaux hebdomadaires, étaient l’impôt frappé surcette vie heureuse. Etienne avait cependant combattu pendant dixans pour arriver à cette position. Enfin connu de toute lalittérature, aimé pour le bien comme pour le mal qu’il commettaitavec une irréprochable bonhomie, il se laissait aller en dérive,insouciant, de l’avenir. Il régnait au milieu d’une coterie denouveaux venus, il avait des amitiés, c’est-à-dire des habitudesqui duraient depuis quinze ans, des gens avec lesquels il soupait,il dînait, et se livrait à ses plaisanteries. Il gagnait environsept à huit cents francs par mois, somme que la prodigalitéparticulière aux pauvres rendait insuffisante. Aussi Lousteau setrouvait-il alors aussi misérable qu’à son début à Paris quand ilse disait: « Si j’avais cinq cents francs par mois, je serais bienriche! » Voici la raison de ce phénomène. Lousteau demeurait rue desMartyrs, dans un joli petit rez-de-chaussée à jardin, meublémagnifiquement. Lors de son installation, en 1833, il avait faitavec un tapissier un arrangement qui rogna son bien-être pendantlongtemps. Cet appartement coûtait douze cents francs de loyer. Orles mois de janvier, d’avril, de juillet et d’octobre étaient,selon son mot, des mois indigents. Le loyer et les notes du portierfaisaient rafle. Lousteau n’en prenait pas moins des cabriolets,n’en dépensait pas moins une centaine de francs en déjeuners; ilfumait pour trente francs de cigares, et ne savait refuser ni undîner, ni une robe à ses maîtresses de hasard. Il anticipait alorssi bien sur le produit toujours incertain des mois suivants, qu’ilne pouvait pas plus se voir cent francs sur sa cheminée, en gagnantsept à huit cents francs par mois, que quand il en gagnait à peinedeux cents en 1822. Fatigué parfois de ces tournoiements de la vielittéraire; ennuyé du plaisir comme l’est une courtisane, Lousteauquittait le courant, il s’asseyait parfois sur le penchant de laberge; et disait à certains de ses intimes, à Nathan; à Bixiou,tout en fumant un cigare au fond de son jardinet, devant un gazontoujours vert, grand comme une table à manger: « Commentfinirons-nous? Les cheveux blancs nous font leurs sommationsrespectueuses!… – Bah! nous nous marierons, quand nous voudronsnous occuper de notre mariage, autant que nous nous occupons d’undrame ou d’un livre, disait Nathan. – Et Florine? répondait Bixiou.- Nous avons tous une Florine », disait Etienne en jetant son boutde cigare sur le gazon et pensant à madame Schontz. Madame Schontzétait une femme assez jolie pour pouvoir vendre très cherl’usufruit de sa beauté, tout en conservant la nue-propriété àLousteau, son ami de cœur. Comme toutes ces femmes qui, du nom del’église autour de laquelle elles se sont groupées, ont été nomméesLorettes, elle demeurait rue Fléchier, à deux pas de Lousteau.Cette lorette trouvait une jouissance d’amour-propre à narguer sesamies en se disant aimée par un homme d’esprit. Ces détails sur lavie et les finances de Lousteau sont nécessaires; car cette pénurieet cette existence de bohémien à qui le luxe parisien étaitindispensable, devaient, cruellement influer sur l’avenir deDinah.

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