La Muse du département

Chapitre 11Où M. de La Baudraye se montre superbe à Dinah qui se montre endébardeur

Les soins exigés pour la nourriture de l’enfant, les cris del’enfant, le repos nécessaire à la mère pendant les premiers jours,la présence de madame Piédefer, tout conspirait si bien contre lestravaux littéraires, que Lousteau s’installa dans les troischambres louées au premier étage pour la vieille dévote. Lejournaliste obligé d’aller aux premières représentations sansDinah, et séparé d’elle la plupart du temps, trouva je ne sais quelattrait dans l’exercice de sa liberté. Plus d’une fois il se laissaprendre sous le bras et entraîner dans une joyeuse partie. Plusd’une fois il se retrouva chez la loterie d’un ami dans le milieude la bohème. Il revoyait des femmes d’une jeunesse éclatante,mises splendidement, et à qui l’économie apparaissait comme unenégation de leur jeunesse et de leur pouvoir. Dinah, malgré labeauté merveilleuse qu’elle montra dès son troisième mois denourriture, ne pouvait soutenir la comparaison avec ces fleurssitôt fanées, mais si belles pendant le moment où elles vivent lespieds dans l’opulence. Néanmoins la vie de ménage eut de grandsattraits pour Etienne. En trois mois, la mère et la fille, aidéespar la cuisinière venue de Sancerre et par la petite Paméla,donnèrent à l’appartement un aspect tout nouveau.. Le journaliste ytrouva son déjeuner, son dîner servis avec une sorte de luxe.Dinah, belle et bien mise, avait soin de prévenir les goûts de soncher Etienne, qui se sentit le roi du logis où tout, jusqu’àl’enfant, fut subordonné, pour ainsi dire, à son égoïsme. Latendresse de Dinah éclatait dans les plus petites choses, il futdonc impossible à Lousteau de ne pas lui continuer les charmantestromperies de sa passion feinte. Cependant Dinah prévit dans la vieextérieure où Lousteau se laissait engager, une cause de ruine etpour son amour et pour le ménage. Après dix, mois de nourriture,elle sevra son fils, remit sa mère dans l’appartement d’Etienne, etrétablit cette intimité qui lie indissolublement un homme à unefemme quand une femme est aimante et spirituelle. Un des traits lesplus saillants de la nouvelle due à Benjamin Constant, et l’une desexplications de l’abandon d’Ellénore est ce défaut d’intimitéjournalière ou nocturne, si vous voulez, entre elle et Adolphe.Chacun des deux amants a son chez soi, l’un et l’autre ont obéi aumonde, ils ont gardé les apparences. Ellénore, périodiquementquittée, est obligée à d’énormes travaux de tendresse pour chasserles pensées de liberté qui saisissent Adolphe au-dehors. Leperpétuel échange des regards et des pensées dans la vie en commundonne de telles armes aux femmes que, pour les abandonner, un hommedoit objecter des raisons majeures qu’elles ne lui fournissentjamais tant qu’elles aiment. Ce fut tout une nouvelle période etpour Etienne et pour Dinah. Dinah voulut être nécessaire, ellevoulut rendre de l’énergie à cet homme dont la faiblesse luisouriait, elle y voyait des garanties: elle lui trouva des sujets,elle lui en dessina les canevas, au besoin, elle lui écrivit deschapitres entiers ; elle rajeunit les veines de ce talent àl’agonie par un sang frais, elle lui donna ses idées et sesjugements. Enfin, elle fit deux livres qui eurent du succès. Plusd’une fois elle sauva l’amour-propre d’Etienne au désespoir de sesentir sans idées, en lui dictant, lui corrigeant, ou lui finissantses feuilletons. Le secret de cette collaboration futinviolablement gardé: madame Piédefer n’en sut rien. Ce galvanismemoral fut récompensé par un surcroît de recettes qui permit auménage de bien vivre jusqu’à la fin de l’année 1838. Lousteaus’habituait à voir sa besogne faite par Dinah, et il la payaitcomme dit le peuple dans son langage énergique, en monnaie desinge. Ces dépenses du dévouement deviennent un trésor auquel lesâmes généreuses s’attachent et plus elle donna, plus madame de LaBaudraye aima Lousteau; aussi vint-il bientôt un moment où ilcoûtait trop à Dinah pour qu’elle pût jamais renoncer à lui. Maiselle eut une seconde grossesse. L’année fut terrible à passer.Malgré les soins des deux femmes, Lousteau contracta des dettes; ilexcéda ses forces pour les payer par son travail pendant lescouches de Dinah qui le trouva héroïque, tant elle le connaissaitbien! Après cet effort, épouvanté d’avoir deux femmes, deuxenfants, deux domestiques, il se regarda comme incapable de lutteravec sa plume pour soutenir une famille, quand lui seul n’avait puvivre. Il laissa donc les choses aller à l’aventure. Ce férocecalculateur outra la comédie de l’amour chez lui pour avoirau-dehors plus de liberté. La fière Dinah soutint le fardeau decette existence à elle seule. Cette pensée: il m’aime! lui donnades forces surhumaines. Elle travailla comme travaillent les plusvigoureux talents de cette époque. Au risque de perdre sa fraîcheuret sa santé, Didine fut pour Lousteau ce que fut mademoiselleDelachaux pour Gardane dans le magnifique conte vrai de Diderot.Mais en se sacrifiant elle-même, elle commit la faute sublime desacrifier sa toilette.- Elle fit reteindre ses robes, elle ne portaplus que du noir. – « Elle pua le noir », comme disait Malaga qui semoquait beaucoup de Lousteau. Vers la fin de l’année 1839, Etienne,à l’instar de Louis XV, en était arrivé, par d’insensiblescapitulations de conscience, à établir une distinction entre sabourse et celle de son ménage, comme Louis XV distinguait entre sontrésor secret et sa cassette. Il trompa Dinah sur le montant desrecettes. En s’apercevant de ces lâchetés, madame de La Baudrayeeut d’atroces souffrances de jalousie. Elle voulut mener de frontla vie du monde et la vie littéraire, elle accompagna lejournaliste à toutes les premières représentations, et surprit chezlui des mouvements d’amour-propre offensé, car le noir de latoilette déteignait sur lui, rembrunissait sa physionomie, et lerendait parfois brutal. Jouant, dans son ménage, le rôle de lafemme, il en eut les féroces exigences: il reprochait à Dinah lepeu de fraîcheur de sa mise, tout en profitant de ce sacrifice quicoûte tant à une maîtresse; absolument comme une femme qui, aprèsvous avoir ordonné de passer par un égout pour lui sauverl’honneur, vous dit: « je n’aime pas la boue! » quand vous en sortez.Dinah fut donc obligée de ramasser les guides jusqu’alors assezflottantes de la domination que toutes les femmes spirituellesexercent sur les gens sans volonté. Mais à cette manœuvre elleperdit beaucoup de son lustre moral. Les soupçons qu’elle laissavoir attirent aux femmes des querelles où le manque de respectcommence, parce qu’elles descendent elles-mêmes de la hauteur àlaquelle elles se sont primitivement placées. Puis elle fit desconcessions. Ainsi Lousteau put recevoir plusieurs de ses amis,Nathan, Bixiou, Blondet, Finot dont les manières, les discours, lecontact étaient dépravants. On essaya de persuader à madame de LaBaudraye que ses principes, ses répugnances étaient un reste depruderie provinciale. Enfin on lui prêcha le code de la supérioritéféminine. Bientôt sa jalousie donna des armes contre elle. Aucarnaval de 1840, elle se déguisait, allait au bal de l’Opéra,faisait quelques soupers où il se trouvait des lorettes, afin desuivre Etienne dans tous ses amusements. Le jour de la mi-carême,ou plutôt le lendemain, à huit heures du matin, Dinah déguiséearrivait du bal pour se coucher. Elle était allée épier Lousteauqui, la croyant malade, avait disposé de sa mi-carême en faveur deFanny Beaupré. Le journaliste prévenu par un ami, s’était comportéde manière à tromper la pauvre femme, qui ne demandait pas mieuxque d’être trompée. En descendant de sa citadine 160, Dinahrencontra monsieur de La Baudraye, à qui le portier la désigna. Lepetit vieillard dit froidement à sa femme en la prenant par lebras: « Est-ce vous, madame?…  »

Cette apparition du pouvoir conjugal devant lequel elle setrouvait si petite, et surtout ce mot glaça presque le cœur à cettepauvre créature surprise en débardeur. Pour mieux échapper àl’attention d’Etienne, Didine avait pris un déguisement sous lequelil ne devait pas la chercher. Elle profita de ce qu’elle étaitencore masquée pour se sauver sans répondre, alla se déshabiller,et monta chez sa mère où l’attendait monsieur de La Baudraye.Malgré son air digne, elle rougit en présence du petitvieillard.

– Que voulez-vous de moi, monsieur? dit-elle. Ne sommes-nous pasà jamais séparés?…

– De fait, oui, répondit monsieur de La Baudraye; maislégalement, non… ..

Madame Piédefer faisait des signes à sa fille que Dinah finitpar apercevoir et par comprendre.

– Il n’y a que vos intérêts qui puissent vous amener ici,dit-elle avec amertume.

– Nos intérêts, répondit froidement le petit homme, car nousavons des enfants… Votre oncle Silas Piédefer est mort à New Yorkoù, après avoir fait et perdu plusieurs fortunes dans divers pays,il a laissé quelque chose comme sept à huit cent mille francs, ondit douze cent mille francs; mais il s’agit de réaliser desmarchandises… Je suis le chef de la communauté, j’exerce vosdroits.

– Oh! s’écria Dinah, en tout ce qui concerne les affaires, jen’ai de confiance qu’en monsieur de Clagny; il connaît les lois,entendez-vous avec lui; ce qui sera fait par lui sera bienfait.

– Je n’ai pas besoin de monsieur de Clagny, dit monsieur de LaBaudraye, pour vous retirer mes enfants…

– Vos enfants! s’écria Dinah, vos enfants à qui vous n’avez pasenvoyé une obole! vos enfants!…

Elle n’ajouta rien qu’un immense éclat de rire; maisl’impassibilité du petit La Baudraye jeta de la glace sur cetteexplosion.

– Madame votre mère vient de me les montrer, ils sont charmants,je ne veux pas me séparer d’eux, et je les emmène à notre châteaud’Anzy, dit monsieur de La Baudraye, quand ce ne serait que pourleur éviter de voir leur mère déguisée comme se déguisent les…

– Assez! dit impérieusement madame de La Baudraye. Quevouliez-vous de moi en venant ici?…

– Une procuration pour recueillir la succession de notre oncleSilas…

Dinah prit une plume, écrivit deux mots à monsieur de Clagny etdit à son mari de revenir le soir. A cinq heures, l’avocat général,car monsieur de Clagny avait eu de l’avancement, éclaira madame deLa Baudraye sur sa position; mais il se chargea de tout régulariseren faisant un compromis avec le petit vieillard, que l’avariceavait seule amené. Monsieur de La Baudraye, à qui la procuration desa femme était nécessaire pour agir à sa guise, l’acheta par lesconcessions suivantes: il s’engagea d’abord à faire à sa femme unepension de dix mille francs tant qu’il lui conviendrait, fut-il ditdans l’acte, de vivre à Paris; mais, à mesure que les enfantsatteindraient à l’âge de six ans, ils seraient remis à monsieur deLa Baudraye. Enfin le magistrat obtint le paiement préalable d’uneannée de la pension. Le petit La Baudraye, qui vint dire adieugalamment à sa femme et à ses enfants, se montra vêtu d’un petitpaletot blanc en caoutchouc. Il était si ferme sur ses jambes et sisemblable au La Baudraye de 1836, que Dinah désespéra d’enterrerjamais ce terrible nain.

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