La Muse du département

Chapitre 9Essai sur la fécondité littéraire

Cette soirée fut le dernier éclair de l’aisance trompeuse oùmadame de La Baudraye vivait depuis son arrivée à Paris. Troisjours après, elle aperçut des nuages sur le front de Lousteau quitournait dans son jardinet autour du gazon en fumant un cigare.Cette femme, à qui les mœurs du petit La Baudraye avaientcommuniqué l’habitude et le plaisir de ne jamais rien devoir,apprit que son ménage était sans argent en présence de deux termesde loyer; à la veille enfin d’un commandement! Cette réalité de lavie parisienne entra dans le cœur de Dinah comme une épine; elle serepentit d’avoir entraîné Lousteau dans les dissipations del’amour. Il est si difficile de passer du plaisir au travail que lebonheur a dévoré plus de poésies que le malheur n’en a fait jailliren jets lumineux. Heureuse de voir Etienne nonchalant, fumant uncigare après son déjeuner, la figure épanouie, étendu comme unlézard au soleil, jamais Dinah ne se sentit le courage de se fairel’huissier d’une revue. Elle inventa d’engager, par l’entremise dusieur Migeon, père de Paméla, le peu de bijoux qu’elle possédait,et sur lesquels ma tante, car elle commençait à parler la langue duquartier, lui prêta neuf cents francs. Elle garda trois centsfrancs pour sa layette, pour les frais de ses couches, et remitjoyeusement la somme due à Lousteau qui labourait sillon à sillon,ou si voulez, ligne à ligne, une nouvelle pour une revue.

– Mon petit chat, lui dit-elle, achève ta nouvelle sans riensacrifier à la nécessité, polis ton style, creuse ton sujet. J’aitrop fait la dame, je vais faire la bourgeoise et tenir leménage.

Depuis quatre mois, Etienne menait Dinah au café Riche dînerdans un cabinet qu’on leur réservait. La femme de province futépouvantée en apprenant qu’Etienne y devait cinq cents francs pourles derniers quinze jours.

– Comment, nous buvions du vin à six francs la bouteille! unesole normande coûte cent sous!… un petit pain vingt centimes!…s’écria-t-elle en lisant la note que lui tendit le journaliste.

– Mais, être volé par un restaurateur ou par une cuisinière, ily a peu de différence pour nous autres, dit Lousteau.

– Désormais, pour le prix de ton dîner, tu vivras comme unprince.

Après avoir obtenu du propriétaire une cuisine et deux chambresde domestiques, madame de La Baudraye écrivit deux mots à sa mèreen lui demandant du linge et un prêt de mille francs; elle reçutdeux malles de linge, de l’argenterie, deux mille francs par unecuisinière honnête et dévote que sa mère lui envoyait. Dix joursaprès la représentation où ils s’étaient rencontrés, monsieur deClagny vint voir madame de La Baudraye à quatre heures, en sortantdu Palais, et il la trouva brodant un petit bonnet. L’aspect decette femme si fière, si ambitieuse, dont l’esprit était sicultivé, qui trônait si bien dans le château d’Anzy, descendue àdes soins de ménage et cousant pour l’enfant à venir, émut lepauvre magistrat qui sortait de la cour d’assises. En voyant despiqûres à l’un de ces doigts tournés en fuseau qu’il avait baisés,il comprit que madame de La Baudraye ne faisait pas de cetteoccupation un jeu de l’amour maternel. Pendant cette premièreentrevue, le magistrat lut dans l’âme de Dinah. Cette perspicacitéchez un homme épris était un effort surhumain. Il devina que Didinevoulait se faire le bon génie du journaliste, le mettre dans unenoble voie; elle avait conclu des difficultés de la vie matérielleà quelque désordre moral. Entre deux êtres unis par un amour, sivrai d’une part et si bien joué de l’autre, plus d’une confidences’était échangée en quatre mois. Malgré le soin avec lequel Etiennese drapait, plus d’une parole avait éclairé Dinah sur lesantécédents de ce garçon dont le talent fut si comprimé par lamisère, si perverti par le mauvais exemple, si contrarié par desdifficultés au-dessus de son courage. Il grandira dans l’aisance,s’était-elle dit. Et elle voulait lui donner le bonheur, lasécurité du chez soi, par l’économie et par l’ordre familiers auxgens nés en province. Dinah devint femme de ménage comme elle étaitdevenue poète, par un élan de son âme vers les sommets.

– Son bonheur sera mon absolution.

Cette parole, arrachée par le magistrat à madame de La Baudraye,expliquait l’état actuel des choses. La publicité donnée parEtienne, à son triomphe le jour de la première représentation avaitassez mis à nu aux yeux du magistrat les intentions du journaliste.Pour Etienne, madame de La Baudraye était, selon une expressionanglaise, une assez belle plume à son bonnet. Loin de goûter lescharmes d’un amour mystérieux et timide, de cacher à toute la terreun si grand bonheur, il éprouvait une jouissance de parvenu à separer de la première femme comme il faut qui l’honorait de sonamour. Néanmoins le substitut fut pendant quelque temps la dupe dessoins que tout homme prodigue à une femme dans la situation où setrouvait madame de La Baudraye, et que Lousteau rendait charmantspar des câlineries particulières aux hommes, dont les manières sontnativement agréables. Il y a des hommes, en effet, qui naissent unpeu singes, chez qui l’imitation des plus charmantes choses dusentiment est si naturelle, que le comédien ne se sent plus, et lesdispositions naturelles du Sancerrois avaient été très développéessur le théâtre où jusqu’alors il avait vécu. Entre le mois d’avrilet le mois de juillet, moment où Dinah devait accoucher, elledevina pourquoi Lousteau n’avait pas vaincu la misère: il étaitparesseux et manquait de volonté. Certainement le cerveau n’obéitqu’à ses propres lois, il ne reconnaît ni les nécessités de la vie,ni les commandements de l’honneur; on ne produit pas une belleœuvre parce qu’une femme expire, ou pour payer des dettesdéshonorantes, ou pour nourrir des enfants; néanmoins il n’existepas de grands talents sans une grande volonté. Ces deux forcesjumelles sont nécessaires à la construction de l’immense édificed’une gloire. Les hommes d’élite maintiennent leur cerveau dans lesconditions de la production, comme jadis un preux avait ses armestoujours en état. Ils domptent la paresse, ils se refusent auxplaisirs énervants, ou n’y cèdent qu’avec une mesure indiquée parl’étendue de leurs facultés. Ainsi s’expliquent Scribe, Rossini,Walter Scott, Cuvier, Voltaire, Newton, Buffon, Bayle, Bossuet,Leibnitz, Lope de Véga, Calderon, Boccace, l’Arétin, Aristote,enfin tous les gens qui divertissent, régentent ou conduisent leurépoque. La volonté peut et doit être un sujet d’orgueil bien plusque le talent. Si le talent a son germe dans une prédispositioncultivée, le vouloir est une conquête faite à tout moment sur lesinstincts, sur les goûts domptés, refoulés, sur les fantaisies etles entraves vaincues, sur les difficultés de tout genrehéroïquement surmontées. L’abus du cigare entretenait la paresse deLousteau. Si le tabac endort le chagrin, il engourditinfailliblement l’énergie. Tout ce que le cigare éteignait auphysique, la critique l’annihilait au moral chez ce garçon sifacile au plaisir. La critique est funeste au critique comme lepour et le contre à l’avocat. a ce métier, l’esprit se fausse,l’intelligence perd sa lucidité rectiligne. L’écrivain n’existe quepar des partis pris. Aussi doit-on distinguer deux critiques, demême que, dans la peinture, on reconnaît l’art et le métier.Critiquer à la manière de la plupart des feuilletonistes actuels,c’est exprimer des jugements, tels quels d’une façon plus ou moinsspirituelle, comme un avocat plaide au Palais les causes les pluscontradictoires. Les Faiseurs trouvent toujours un thème àdévelopper dans l’œuvre qu’ils analysent. Ainsi fait, ce métierconvient aux esprits paresseux, aux gens dépourvus de la facultésublime d’imaginer, ou qui, la possédant, n’ont pas le courage dela cultiver. Toute pièce de théâtre, tout livre devient sous leursplumes un sujet qui ne coûte aucun effort à leur imagination; etdont le compte rendu s’écrit, ou moqueur ou sérieux, au gré despassions du moment. Quant au jugement, quel qu’il soit, il esttoujours justifiable avec l’esprit français qui se prêteadmirablement au pour et au contre. La conscience est si peuconsultée, ces bravi tiennent si peu à leur avis, qu’ils vantentdans un foyer de théâtre l’œuvre qu’ils déchirent dans leursarticles. On en a vu passant, au besoin, d’un journal à un autresans prendre la peine d’objecter que les opinions du nouveaufeuilleton doivent être diamétralement opposées à celles del’ancien. Bien plus, madame de La Baudraye souriait en voyant faireà Lousteau un article dans le sens légitimiste et un article dansle sens dynastique sur un même événement. Elle applaudissait àcette maxime dite par lui: « Nous sommes les avoués de l’opinionpublique!…  » L’autre critique est toute une science, elle exige unecompréhension complète des œuvres, une vue lucide sur les tendancesd’une époque, l’adoption d’un système, une foi dans certainsprincipes; c’est-à-dire une jurisprudence, un rapport, un arrêt. Cecritique devient alors le magistrat des idées, le censeur de sontemps, il exerce un sacerdoce; tandis que l’autre est un acrobatequi fait des tours pour gagner sa vie, tant qu’il a des jambes.Entre Claude Vignon et Lousteau, se trouvait la distance qui séparele métier de l’art. Dinah, dont l’esprit se dérouilla promptementet dont l’intelligence avait de la portée, eut bientôt jugélittérairement son idole. Elle vit Lousteau travaillant au derniermoment, sous les exigences les plus déshonorantes, et lâchant,comme disent les peintres d’une œuvre où manque le faire; mais ellele justifiait en se disant: « C’est un poète! » tant elle avaitbesoin de se justifier à ses propres yeux. En devinant ce secret dela vie littéraire de bien des gens, elle devina que la plume deLousteau ne serait jamais une ressource. L’amour lui fit alorsentreprendre des démarches auxquelles elle ne serait jamaisdescendue pour elle-même. Elle entama par sa mère des négociationsavec son mari pour en obtenir une pension, mais à l’insu deLousteau dont la délicatesse devait, dans ses idées, être ménagée.Quelques jours avant la fin de juillet, Dinah froissa de colère lalettre où sa mère lui rapportait la réponse définitive du petit LaBaudraye. « Madame de La Baudraye n’a pas besoin de pension à Parisquand elle a la plus belle existence du monde à son château d’Anzy:qu’elle y vienne! » Lousteau ramassa la lettre et la lut.

– Je nous vengerai, dit-il à madame de La Baudraye de ce tonsinistre qui plaît tant aux femmes quand on caresse leursantipathies.

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