La Muse du département

Chapitre 5Un souvenir

Un soir monsieur de Clagny ramenait en compagnie de sa femme sachère comtesse profondément soucieuse. Tous trois venaientd’assister à la première représentation de la Main droite et laMain gauche, le premier drame de Léon Gozlan.

– A quoi pensez-vous? demanda le magistrat effrayé de lamélancolie de son idole.

La persistance de la tristesse cachée mais profonde qui dévoraitla comtesse était un mal dangereux que l’avocat général ne savaitpas combattre, car le véritable amour est souvent maladroit,surtout quand il n’est pas partagé. Le véritable amour emprunte saforme au caractère. Or, le digne magistrat aimait à la manièred’Alceste, quand madame de La Baudraye voulait être aimée à lamanière de Philinte. Les lâchetés de l’amour s’accommodent fort peude la loyauté du Misanthrope. Aussi Dinah se gardait-elle biend’ouvrir son cœur à son Patito. Comment oser avouer qu’elleregrettait parfois son ancienne fange? Elle sentait un vide énormedans la vie du monde, elle ne savait à qui rapporter ses succès,ses triomphes, ses toilettes. Parfois les souvenirs de ses misèresrevenaient mêlées au souvenir de voluptés dévorantes. Elle envoulait parfois à Lousteau de ne pas s’occuper d’elle, elle auraitvoulu recevoir de lui des lettres ou tendres ou furieuses. Dinah nerépondant pas, le magistrat répéta sa question en prenant la mainde la comtesse et la lui serrant entre les siennes d’un airdévot.

– Voulez-vous la main droite ou la main gauche? répondit-elle ensouriant.

– La main gauche, dit-il, car je présume que vous parlez dumensonge et de la vérité.

– Eh! bien, je l’ai vu, lui répliqua-t-elle en parlant demanière à n’être entendue que du magistrat. En l’apercevant triste,profondément découragé, je me suis dit: « A-t-il des cigares? a-t-ilde l’argent? »

– Eh! si vous voulez la vérité, je vous dirai, s’écria monsieurde Clagny, qu’il vit maritalement avec Fanny Beaupré. Vousm’arrachez cette confidence, je ne vous l’aurais jamais appris,vous auriez cru peut-être à quelque sentiment peu généreux chezmoi.

Madame de La Baudraye donna une poignée de main à l’avocatgénéral.

– Vous avez pour mari, dit-elle à son chaperon, un des hommesles plus rares. Ah! pourquoi…

Et elle se cantonna dans son coin en regardant par les glaces ducoupé; mais elle supprima le reste de sa phrase que l’avocatgénéral devina: « Pourquoi Lousteau n’a-t-il pas un peu de lanoblesse de cœur de votre mari!…  »

Néanmoins cette nouvelle dissipa la mélancolie de madame de LaBaudraye qui se jeta dans la vie des femmes à la mode, elle voulutavoir du succès et elle en obtint; mais elle faisait peu de progrèsdans le monde des femmes, elle éprouvait des difficultés à s’yintroduire. Au mois de mars, les prêtres amis de madame Piédefer etl’avocat général frappèrent un grand coup en faisant nommer madamela comtesse de La Baudraye quêteuse pour l’œuvre de bienfaisancefondée par madame de Carcado. Enfin elle fut désignée à la courpour recueillir les dons en faveur des victimes du tremblement deterre de la Guadeloupe. La marquise d’Espard, à qui monsieur deCanalis lisait les noms de ces dames à l’Opéra, dit en entendantcelui de la comtesse: « je suis depuis bien longtemps dans le monde;je ne me rappelle pas quelque chose de plus beau que les manœuvresfaites pour le sauvetage de l’honneur de madame de LaBaudraye ».

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