La Muse du département

Chapitre 6Histoire du chevalier de Beauvoir

– Peu de temps après le 18 brumaire, dit Lousteau, vous savezqu’il y eut une levée de boucliers en Bretagne et dans la Vendée.Le Premier consul, empressé de pacifier la France, entama desnégociations avec les principaux chefs et déploya, les plusvigoureuses mesures militaires; mais, tout en combinant des plansde campagne avec les séductions de sa diplomatie italienne, il miten jeu les ressorts machiavéliques de la police, alors confiée àFouché. Rien de tout cela ne fut inutile pour étouffer la guerreallumée dans l’Ouest. A cette époque, un jeune homme appartenant àla famille de Maillé fut envoyé par les Chouans, de Bretagne àSaumur, afin d’établir des intelligences entre certaines personnesde la ville ou des environs et les chefs de l’insurrectionroyaliste. Instruite de ce voyage, la police de Paris avait dépêchédes agents chargés de s’emparer du jeune émissaire à son arrivée àSaumur. Effectivement, l’ambassadeur fut arrêté le jour même de sondébarquement; car il vint en bateau, sous un déguisement de maîtremarinier. Mais, en homme d’exécution, il avait calculé toutes leschances de son entreprise: son passeport, ses papiers étaient sibien en règle que les gens envoyés pour se saisir de luicraignirent de se tromper. Le chevalier de Beauvoir, je me rappellemaintenant le nom, avait bien médité son rôle: il se réclama de safamille d’emprunt, allégua son faux domicile, et soutint sihardiment son interrogatoire qu’il aurait été mis en liberté sansl’espèce de croyance aveugle que les espions eurent en leursinstructions, malheureusement trop précises. Dans le doute, cesalguasils aimèrent mieux commettre un acte arbitraire que delaisser échapper un homme à la capture duquel le ministreparaissait attacher une grande importance. Dans ces temps deliberté, les agents du pouvoir national se souciaient fort peu dece que nous nommons aujourd’hui la légalité. Le chevalier fut doncprovisoirement emprisonné, jusqu’à ce que les autorités supérieureseussent pris une décision à son égard. Cette sentencebureaucratique ne se fit pas attendre. La police ordonna de gardertrès étroitement le prisonnier, malgré ses dénégations. Lechevalier de Beauvoir fut alors transféré, suivant de nouveauxordres, au château de l’Escarpe, dont le nom indique assez lasituation. Cette forteresse, assise sur des rochers d’une grandeélévation, a pour fossés des précipices; on y arrive de tous côtéspar des pentes rapides et dangereuses; comme dans tous les ancienschâteaux, la porte principale est à pont-levis et défendue par unelarge douve. Le commandant de cette prison, charmé d’avoir à garderun homme de distinction dont les manières étaient fort agréables,qui s’exprimait à merveille et paraissait instruit, qualités raresà cette époque, accepta le chevalier comme un bienfait de laProvidence; il lui proposa d’être à l’Escarpe sur parole, et defaire cause commune avec lui contre l’ennui. Le prisonnier nedemanda pas mieux. Beauvoir était un loyal gentilhomme, maisc’était aussi par malheur un fort joli garçon. Il avait une figureattrayante, l’air résolu, la parole engageante, une forceprodigieuse. Leste, bien découplé, entreprenant, aimant le danger,il eût fait un excellent chef de partisans; il les faut ainsi. Lecommandant assigna le plus commode des appartements à sonprisonnier, l’admit à sa table, et n’eut d’abord qu’à se louer duVendéen. Ce commandant était corse et marié: sa femme, jolie etagréable, lui semblait peut-être difficile à garder; bref, il étaitjaloux en sa qualité de Corse et de militaire assez mal tourné.Beauvoir plut à la dame, il la trouva fort à son goût; peut-êtres’aimèrent ils! en prison l’amour va si vite! Commirent-ils quelqueimprudence? Le sentiment qu’ils eurent l’un pour l’autredépassa-t-il les bornes de cette galanterie superficielle qui estpresque un de nos devoirs envers les femmes? Beauvoir ne s’estjamais franchement expliqué sur ce point assez obscur de sonhistoire: mais toujours est-il constant que le commandant se cruten droit d’exercer des rigueurs extraordinaires sur son prisonnier.Beauvoir, mis au donjon, fut nourri de pain noir, abreuvé d’eauclaire, et enchaîné suivant le perpétuel programme desdivertissements prodigués aux captifs. La cellule située sous laplate-forme était voûtée en pierre dure, les murailles avaient uneépaisseur désespérante, la tour donnait sur le précipice. Lorsquele pauvre Beauvoir eut reconnu l’impossibilité d’une évasion, iltomba dans ces rêveries qui sont tout ensemble le désespoir et laconsolation des prisonniers. Il s’occupa de ces riens quideviennent de grandes affaires: il compta les heures et les jours,il fit l’apprentissage du triste état de prisonnier, se replia surlui-même, et apprécia la valeur de l’air et du soleil; puis, aprèsune quinzaine de jours, il eut cette maladie terrible, cette fièvrede liberté qui pousse les prisonniers à ces sublimes entreprisesdont les prodigieux résultats nous semblent inexplicables quoiqueréels, et que mon ami le docteur (il se tourna vers Bianchon)attribuerait sans doute à des forces inconnues, le désespoir de sonanalyse physiologique, mystères de la volonté humaine dont laprofondeur épouvante la science, (Bianchon fit un signe négatif).Beauvoir se rongeait le cœur, car la mort seule pouvait le rendrelibre. Un matin le porte-clefs chargé d’apporter la nourriture duprisonnier, au lieu de s’en aller après lui avoir donné sa maigrepitance, resta devant lui les bras croisés, et le regardasingulièrement. Entre eux, la conversation se réduisaitordinairement à peu de chose, et jamais le gardien ne lacommençait. Aussi le chevalier fut-il très étonné lorsque cet hommelui dit: « Monsieur, vous avez sans doute votre idée en vous faisantappeler monsieur Lebrun ou citoyen Lebrun. Cela ne me regarde pas,mon affaire n’est point de vérifier votre nom. Que vous vousnommiez Pierre ou Paul, cela m’est bien indifférent. A chacun sonmétier, les vaches seront bien gardées. Cependant je sais, dit-ilen clignant de l’oeil, que vous êtes monsieurCharles-Félix-Théodore, chevalier de Beauvoir et cousin de madamela duchesse de Maillé… – Hein? » ajouta-t-il d’un air de triompheaprès un moment de silence en regardant son prisonnier. Beauvoir,se voyant incarcéré fort et ferme, ne crut pas que sa position pûtempirer par l’aveu de son véritable nom. – Eh! bien, quand jeserais le chevalier de Beauvoir, qu’y gagnerais-tu? lui dit-il. -Oh! tout est gagné, répliqua le porte-clefs à voix basse.Ecoutez-moi. J’ai reçu de l’argent pour faciliter votre évasion;mais un instant! Si j’étais soupçonné de la moindre chose, jeserais fusillé tout bellement. J’ai donc dit que je tremperais danscette affaire juste pour gagner mon argent. Tenez, monsieur, voiciune clef, dit-il en sortant de sa poche une petite lime, avec cela,vous scierez un de vos barreaux. Dam! ce ne sera pas commode,reprit-il en montrant l’ouverture étroite par laquelle le jourentrait dans le cachot. C’était une espèce de baie pratiquéeau-dessus du cordon qui couronnait extérieurement le donjon, entreces grosses pierres saillantes destinées à figurer les supports descréneaux. – Monsieur, dit le geôlier, il faudra scier le fer assezprès pour que vous puissiez passer. – Oh! sois tranquille! j’ypasserai, dit le prisonnier. – Et assez haut pour qu’il vous restede quoi attacher votre corde, reprit le porte-clefs. – Où est-elle?demanda Beauvoir. – La voici, répondit le guichetier en lui jetantune corde à nœuds. Elle a été fabriquée avec du linge afin de fairesupposer que vous l’avez confectionnée vous-même, et elle est delongueur suffisante. Quand vous serez au dernier nœud, laissez-vouscouler tout doucement, le reste est votre affaire. Vous trouverezprobablement dans les environs une voiture tout attelée et des amisqui vous attendent. Mais je ne sais rien, moi! je n’ai pas besoinde vous dire qu’il y a une sentinelle au dret de la tour. Voussaurez bien choisir une nuit noire, et guetter le moment où lesoldat de faction dormira. Vous risquerez peut-être d’attraper uncoup de fusil; mais… – C’est bon! c’est bon, je ne pourrirai pasici, s’écria le chevalier. – Ah! ça se pourrait bien tout de même,répliqua le geôlier d’un air bête. Beauvoir prit cela pour une deces réflexions niaises que font ces gens-là. L’espoir d’êtrebientôt libre le rendait si joyeux qu’il ne pouvait guère s’arrêteraux discours de cet homme, espèce de paysan renforcé. Il se mit àl’ouvrage aussitôt, et la journée lui suffit pour scier lesbarreaux. Craignant une visite du commandant, il cacha son travail,en bouchant les fentes avec de la mie de pain roulée dans de larouille, afin de lui donner la couleur du fer. Il serra sa corde,et se mit à épier quelque nuit favorable, avec cette impatienceconcentrée et cette profonde agitation d’âme qui dramatisent. lavie des prisonniers. Enfin, par une nuit grise, une nuit d’automne,il acheva de scier les barreaux, attacha solidement sa corde,s’accroupit à l’extérieur sur le support de pierre, en secramponnant d’une main au bout de fer qui restait dans la baie.Puis il attendit ainsi le moment le plus obscur de la nuit etl’heure à laquelle les sentinelles doivent dormir. C’est vers lematin, à peu près. Il connaissait la durée des factions, l’instantdes rondes, toutes choses dont s’occupent les prisonniers, mêmeinvolontairement. Il guetta le moment où l’une des sentinellesserait aux deux tiers de sa faction et retirée dans sa guérite, àcause du brouillard. Certain d’avoir réuni toutes les chancesfavorables à son évasion, il se mit alors à descendre, nœud à nœud,suspendu entre le ciel et la terre, en tenant sa corde avec uneforce de géant. Tout alla bien. A l’avant-dernier nœud, au momentde se laisser couler à terre, il s’avisa, par une pensée prudente,de chercher le sol avec ses pieds, et ne trouva pas de sol. Le casétait assez embarrassant pour un homme en sueur, fatigué, perplexe,et dans une situation où il s’agissait de jouer sa vie à pair ounon. Il allait s’élancer. Une raison frivole l’en empêcha: sonchapeau venait de tomber, heureusement il écouta le bruit que sachute devait produire, et il n’entendit rien! Le prisonnier conçutde vagues soupçons sur sa position; il se demanda si le commandantne lui avait pas tendu quelque piège: mais dans quel intérêt? Enproie à ces incertitudes, il songea presque à remettre la partie àune autre nuit. Provisoirement, il résolut d’attendre les clartésindécises du crépuscule; heure qui ne serait peut-être pas tout àfait défavorable à sa fuite. Sa force prodigieuse lui permit degrimper vers le donjon; mais il était presque épuisé au moment oùil se remit sur le support extérieur, guettant tout comme un chatsur le bord d’une gouttière. Bientôt, à la faible clarté del’aurore, il aperçut, en faisant flotter sa corde, une petitedistance de cent pieds entre le dernier nœud et les rochers pointusdu précipice. – Merci, commandant! dit-il avec le sang-froid qui lecaractérisait. Puis, après avoir quelque peu réfléchi à cettehabile vengeance, il jugea nécessaire de rentrer dans son cachot.Il mit sa défroque en évidence sur son lit, laissa la corde endehors pour faire croire à sa chute; il se tapit tranquillementderrière la porte et attendit l’arrivée du perfide guichetier entenant à la main une des barres de fer qu’il avait sciées. Leguichetier, qui ne manqua pas de venir plus tôt qu’à l’ordinairepour recueillir la succession du mort, ouvrit la porte en sifflant;mais, quand il fut à une distance convenable, Beauvoir lui assénasur le crâne un si furieux coup de barre que le traître tomba commeune masse, sans jeter un cri: la barre lui avait brisé la tête. Lechevalier déshabilla promptement le mort, prit ses habits, imitason allure, et, grâce à l’heure matinale et au peu de défiance dessentinelles de la porte principale, il s’évada.

Ni le procureur du roi ni madame de La Baudraye ne parurentcroire qu’il y eût dans ce récit la moindre prophétie qui lesconcernât. Les intéressés se jetèrent des regards interrogatifs, engens surpris de la parfaite indifférence des deux prétendusamants.

– Bah! j’ai mieux à vous raconter, dit Bianchon.

– Voyons, dirent les auditeurs à un signe que fit Lousteau pourdire que Bianchon. avait sa petite réputation de conteur.

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