La Muse du département

Chapitre 19Services que se rendent les amis de collège

Lousteau se mit près de la châtelaine et Bianchon se plaça surle devant de la voiture. La conversation des deux amis futaffectueuse et pleine de pitié pour le sort de cette âme d’élite sipeu comprise, et surtout si mal entourée. Bianchon servitadmirablement le journaliste en se moquant du procureur du roi, dureceveur des contributions et de Gatien; il y eut je ne sais quoide si méprisant dans ses observations que madame de La Baudrayen’osa pas défendre ses adorateurs.

– Je m’explique parfaitement, dit le médecin en traversant laLoire, l’état où vous êtes restée. Vous ne pouviez être accessiblequ’à l’amour de tête qui souvent mène à l’amour de cœur, et certesaucun de ces hommes-là n’est capable de déguiser ce que les sensont d’odieux dans les premiers jours de la vie aux yeux d’une femmedélicate. Aujourd’hui, pour vous, aimer devient une nécessité.

– Une nécessité! s’écria Dinah qui regarda le médecin aveccuriosité. Dois-je donc aimer par ordonnance?

– Si vous continuez à vivre comme vous vivez, dans trois ansvous serez affreuse, répondit Bianchon d’un ton magistral.

– Monsieur?… dit madame de La Baudraye presque effrayée.

– Excusez mon ami, dit Lousteau d’un air plaisant à la baronne,il est toujours médecin, et l’amour n’est pour lui qu’une questiond’hygiène. Mais. il n’est pas égoïste, il ne s’occupe évidemmentque de vous, puisqu’il s’en va dans une heure…

A Cosne, il s’attroupa beaucoup de monde autour de la vieillecalèche repeinte sur les panneaux de laquelle se voyaient les armesdonnées par Louis XIV aux néo-La Baudraye: de gueules à une balanced’or, au chef cousu d’azur chargé de trois croisettes recroisettéesd’argent; pour support, deux lévriers d’argent colletés d’azur etenchaînés d’or. Cette ironique devise: Deo sic patet fides ethominibus, avait été infligé au calviniste converti par lesatirique d’Hozier.

– Sortons, on viendra nous avertir, dit la baronne qui mit soncocher en vedette.

Dinah prit le bras de Bianchon, et le médecin alla se promenersur le bord de la Loire d’un pas si rapide que le journaliste dutrester en arrière. Un seul clignement d’yeux avait suffi au docteurpour faire comprendre à Lousteau qu’il voulait le servir.

– Etienne vous a plu, dit Bianchon à Dinah, il a parlé vivementà votre imagination, nous nous sommes entretenus de vous hier ausoir; et il vous aime… Mais c’est un homme léger, difficile àfixer, sa pauvreté le condamne à vivre à Paris, tandis que toutvous ordonne de vivre à Sancerre… Voyez la vie d’un peu haut…faites de Lousteau votre ami, ne soyez pas exigeante, il viendratrois fois par an passer quelques beaux jours près de vous, et vouslui devrez la beauté, le bonheur et la fortune. Monsieur de LaBaudraye peut vivre cent ans, mais il peut aussi périr en neufjours, faute d’avoir mis le suaire de flanelle dont il s’enveloppe;ne compromettez donc rien. Soyez sages tous deux. Ne me dites pasun mot… J’ai lu dans votre cœur.

Madame de La Baudraye était sans défense devant des affirmationssi précises et devant un homme qui se posait à la fois en médecin,en confesseur et en confident.

– Eh! comment, dit-elle, pouvez-vous imaginer qu’une femmepuisse se mettre en concurrence avec les maîtresses d’unjournaliste… Monsieur Lousteau me paraît agréable, spirituel, maisil est blasé, etc., etc…

Dinah revint sur ses pas et fut obligée d’arrêter le flux deparoles sous lequel elle voulait cacher ses intentions; carEtienne, qui paraissait occupé des progrès de Cosne, venaitau-devant d’eux.

– Croyez-moi, lui dit Bianchon, il a besoin d’être aimésérieusement; et s’il change d’existence, son talent y gagnera.

Le cocher de Dinah accourut essoufflé pour annoncer l’arrivée dela diligence, et l’on hâta le pas. Madame de La Baudraye allaitentre les deux Parisiens.

– Adieu, mes enfants, dit Bianchon avant d’entrer dans Cosne, jevous bénis…

Il quitta le bras de madame de La Baudraye en le laissantprendre à Lousteau qui le serra sur son cœur avec une expression detendresse. Quelle différence pour Dinah! le bras d’Etienne luicausa la plus vive émotion quand celui de Bianchon ne lui avaitrien fait éprouver. Il y eut alors entre elle et le journaliste unde ces regards rouges qui sont plus que des aveux.

– Il n’y a plus que les femmes de province qui portent des robesd’organdi, la seule étoffe dont le chiffonnage ne peut pass’effacer, se dit alors en lui-même Lousteau. Cette femme, qui m’achoisi pour amant, va faire des façons à cause de sa robe. Si elleavait mis une robe de foulard, je serais heureux… A quoi tiennentles résistances… Pendant que Lousteau recherchait si madame de LaBaudraye avait eu l’intention de s’imposer à elle-même une barrièreinfranchissable en choisissant une robe d’organdi, Bianchon aidépar le cocher, faisait charger son bagage sur la diligence. Enfinil vint saluer Dinah qui parut excessivement affectueuse pourlui.

– Retournez, madame la baronne, laissez-moi… Gatien va venir,lui dit-il à l’oreille. Il est tard, reprit-il à haute voix…Adieu!

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