La Muse du département

Chapitre 9Intérieur de beaucoup de ménages

Une jeune fille dont les succès au pensionnat Chamarollesavaient eu l’orgueil pour ressort, dont le premier calcul avait étérécompensé par une première victoire, ne devait pas s’arrêter en sibeau chemin. Quelque chétif que parût être monsieur de La Baudraye,il fut, pour mademoiselle Dinah Piédefer, un parti vraimentinespéré. Quelle pouvait être l’arrière-pensée de ce vigneron, ense mariant à quarante-quatre ans avec une jeune fille de dix-septans, et quel parti sa femme pouvait-elle tirer de lui? Tel fut lepremier texte des méditations de Dinah. Le petit homme trompaperpétuellement l’observation de sa femme. Ainsi, tout d’abord, illaissa prendre les deux précieux hectares perdus en agrément autourde La Baudraye, et il donna presque généreusement les sept à huitmille francs nécessaires aux arrangements intérieurs dirigés parDinah qui put acheter à Issoudun le mobilier Rouget, etentreprendre chez elle le système de ses décorations Moyen Age,Louis XIV et Pompadour. La jeune mariée eut alors peine à croireque monsieur de La Baudraye fût avare, comme on le lui disait, ouelle put penser avoir conquis un peu d’ascendant sur lui. Cetteerreur dura dix-huit mois. Après le second voyage de monsieur de LaBaudraye à Paris, Dinah reconnut chez lui la froideur polaire desavares de province en tout ce qui concernait l’argent. A lapremière demande de capitaux, elle joua la plus gracieuse de cescomédies dont le secret vient d’Eve; mais le petit homme expliquanettement à sa femme qu’il lui donnait deux cents francs par moispour sa dépense personnelle, qu’il servait douze cents francs derente viagère à madame Piédefer pour le domaine de La Hautoy,qu’ainsi les mille écus de la dot étaient dépassés d’une somme dedeux cents francs par an. – Je ne vous parle pas des dépenses denotre maison, dit-il en terminant, je vous laisse offrir desbrioches et du thé le soir à vos amis, car il faut que vous vousamusiez; mais, moi qui ne dépensais pas quinze cents francs par anavant mon mariage, je dépense aujourd’hui six mille francs, ycompris les impositions, les réparations, et c’est un peu trop, euégard à la nature de nos biens. Un vigneron n’est jamais sûr que desa dépense: les façons, les impôts, les tonneaux; tandis que làrecette dépend d’un coup de soleil ou d’une gelée. Les petitspropriétaires, comme nous, dont les revenus sont loin d’être fixes,doivent tabler sur leur minimum, car ils n’ont aucun moyen deréparer un excédent de dépense ou une perte. Que deviendrions-nous,si un marchand de vin faisait faillite? Aussi, pour moi, desbillets à toucher sont-ils des feuilles de chou. Pour vivre commenous vivons, nous devons donc avoir sans cesse une année de revenusdevant nous, et ne compter que sur les deux tiers de nosrentes.

Il suffit d’une résistance quelconque pour qu’une femme désirela vaincre, et Dinah se heurta contre une âme de bronze cotonnéedes manières les plus douces. Elle essaya d’inspirer des crainteset de la jalousie à ce petit homme, mais elle le trouva cantonnédans la tranquillité la plus insolente. Il quittait Dinah pouraller à Paris, avec la certitude qu’aurait eue Médor de la fidélitéd’Angélique. Quand elle se fit froide et dédaigneuse, pour piquerau vif cet avorton par le mépris que les courtisanes emploientenvers leurs protecteurs et qui agit sur eux avec la précisiond’une vis de pressoir, monsieur de La Baudraye attacha sur sa femmeses yeux fixes comme ceux d’un chat qui, devant un troubledomestique, attend la menace d’un coup avant de quitter la place.L’espèce d’inquiétude inexplicable qui perçait à travers cettemuette indifférence épouvanta presque cette jeune femme de vingtans, elle ne comprit pas tout d’abord l’égoïste tranquillité de cethomme comparable à un pot fêlé, qui, pour vivre, avait réglé lesmouvements de son existence avec la précision fatale que leshorlogers donnent à leurs pendules. Aussi le petit hommeéchappait-il sans cesse à sa femme, elle le combattait toujours àdix pieds au-dessus de la tête. Il est plus facile de comprendreque de dépeindre les rages auxquelles se livra Dinah, quand elle sevit condamnée à ne pas sortir de La Baudraye, ni de Sancerre, ellequi rêvait le maniement de la fortune et la direction de ce nain àqui, dès l’abord, géante, elle avait obéi pour commander. Dansl’espoir de débuter un jour sur le grand théâtre de Paris, elleacceptait le vulgaire encens de ses chevaliers d’honneur, ellevoulait faire sortir le nom de monsieur de La Baudraye de l’urneélectorale, car elle lui crut de l’ambition en le voyant revenirpar trois fois de Paris après avoir gravi chaque fois un nouveaubâton de l’échelle sociale. Mais, quand elle interrogea le cœur decet homme, elle frappa comme sur du marbre!… L’ex-receveur,l’ex-référendaire, le maître des requêtes, l’officier de la Légiond’honneur, le commissaire royal était une taupe occupée à tracerses souterrains autour d’une pièce de vigne! Quelques élégiesfurent alors versées dans le cœur du procureur du roi, dusous-préfet, et même de monsieur Gravier, qui, tous, en devinrentplus attachés à cette sublime victime; car elle se garda bien,comme toutes les femmes d’ailleurs, de parler de ses calculs, et,comme toutes les femmes aussi en se voyant hors d’état de spéculer,elle honnit la spéculation. Dinah, battue par ces tempêtesintérieures, atteignit, indécise, à l’année 1827, où, vers la finde l’automne, éclata la nouvelle de l’acquisition de la terred’Anzy par le baron de La Baudraye. Ce petit vieux eut alors unmouvement de joie orgueilleuse qui changea, pour quelques mois, lesidées de sa femme; elle crut à je ne sais quoi de grand chez lui enlui voyant solliciter l’érection d’un majorat. Dans son triomphe,le petit baron s’écria: « Dinah, vous serez comtesse un jour! » Il sefit alors, entre les deux époux, de ces replâtrages qui ne tiennentpas, et qui devaient fatiguer autant qu’humilier une femme dont lessupériorités apparentes étaient fausses, et dont les supérioritéscachées étaient réelles. Ce contresens bizarre est plus fréquentqu’on ne le pense. Dinah, qui se rendait ridicule par les traversde son esprit, était grande par les qualités de son âme; mais lescirconstances ne mettaient pas ces forces rares en lumière, tandisque la vie de province adultérait de jour en jour la petite monnaiede son esprit. Par un phénomène contraire, monsieur de La Baudraye,sans force, sans âme et sans esprit, devait paraître un jour avoirun grand caractère en suivant tranquillement un plan de conduited’où sa débilité ne lui permettait pas de sortir.

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