La Muse du département

Chapitre 2Savantes manœuvres de Dinah

Dinah promena ses hôtes autour du boulingrin orné de corbeillesde fleurs qui s’étalait devant la façade d’Anzy.

– Comment, demanda Lousteau le mystificateur, une femme aussibelle que vous l’êtes et qui paraît si supérieure, a-t-elle purester en province? Comment faites-vous pour résister à cettevie?

– Ah! voilà, dit la châtelaine. On n’y résiste pas. Un profonddésespoir ou une stupide résignation, ou l’un ou l’autre, il n’y apas de choix, tel est le tuf sur lequel repose notre existence etoù s’arrêtent mille pensées stagnantes qui, sans féconder leterrain, y nourrissent les fleurs étiolées de nos âmes désertes. Necroyez pas à l’insouciance! L’insouciance tient au désespoir ou àla résignation. Chaque femme s’adonne alors à ce qui, selon soncaractère, lui paraît un plaisir. Quelques-unes se jettent dans lesconfitures et dans les lessives, dans l’économie domestique, dansles plaisirs ruraux de la vendange ou de la moisson, dans laconservation des fruits, dans la broderie des fichus, dans lessoins de la -maternité, dans les intrigues de petite ville.D’autres tracassent un piano inamovible qui sonne comme un chaudronau bout de la septième année, et qui finit ses jours, asthmatique,au château d’Anzy. Quelques dévotes s’entretiennent des différentscrus de la parole de Dieu: l’on compare l’abbé Fritaud à l’abbéGuinard. On joue aux cartes le soir, on danse pendant douze annéesavec les mêmes personnes, dans les mêmes salons, aux mêmes époques.Cette belle vie est entremêlée de promenades solennelles sur leMail, de visites d’étiquette entre femmes qui vous demandent oùvous achetez vos étoffes. La conversation est bornée au sud del’intelligence par les observations sur les intrigues cachées aufond de l’eau dormante de la vie de province, au nord par lesmariages sur le tapis, à l’ouest par les jalousies, à l’est par lespetits mots piquants. Aussi le voyez-vous? dit-elle en se posant,une femme a des rides à vingt-neuf ans, dix ans avant le temps fixépar les ordonnances du docteur Bianchon, elle se couperose aussitrès promptement, et jaunit comme un coing quand elle doit jaunir;nous en connaissons qui verdissent. Quand nous en arrivons là, nousvoulons justifier notre état normal. Nous attaquons alors de nosdents acérées comme des dents de mulot, les terribles passions deParis. Nous avons ici des puritaines à contrecœur qui déchirent lesdentelles de la coquetterie et rongent la poésie de vos beautésparisiennes, qui entament le bonheur d’autrui en vantant leurs noixet leur lard rances, en exaltant leur trou de souris économe, lescouleurs grises et les parfums monastiques de notre belle viesancerroise.

– J’aime ce courage, madame, dit Bianchon. Quand on éprouve detels malheurs, il faut avoir l’esprit d’en faire des vertus.

Stupéfait de la brillante manœuvre par laquelle Dinah livrait laprovince à ses hôtes dont les sarcasmes étaient ainsi prévenus,Gatien Boirouge poussa le coude à Lousteau en lui lançant un regardet un sourire qui disaient: « Hein? vous ai-je trompés? »

– Mais, madame, dit Lousteau, vous nous prouvez que nous sommesencore à Paris, je vous volerai cette tartine, elle me vaudra dixfrancs dans mon feuilleton…

– Oh! monsieur, répliqua-t-elle, défiez-vous des femmes deprovince.

– Et pourquoi? dit Lousteau.

Madame de La Baudraye eut la rouerie, assez innocented’ailleurs, de signaler à ces deux Parisiens entre lesquels ellevoulait choisir un vainqueur, le piège où il se prendrait, enpensant qu’au moment où il ne le verrait plus, elle serait la plusforte.

– On se moque d’elles en arrivant, puis quand on a perdu lesouvenir de l’éclat parisien, en voyant la femme de province danssa sphère, on lui fait la cour, ne fût-ce que par passe-temps. Vousque vos passions ont rendu célèbre, vous serez l’objet d’uneattention qui vous flattera… Prenez garde! s’écria Dinah en faisantun geste coquet et s’élevant par ces réflexions sarcastiquesau-dessus des ridicules de la province et de Lousteau. Quand unepauvre petite provinciale conçoit une passion excentrique pour unesupériorité, pour un Parisien égaré en province, elle en faitquelque chose de plus qu’un sentiment, elle y trouve une occupationet l’étend sur toute sa vie. Il n’y a rien de plus dangereux quel’attachement d’une femme de province: elle compare, elle étudie,elle réfléchit, elle rêve, elle n’abandonne point son rêve, ellepense à celui qu’elle aime quand celui qu’elle aime ne pense plus àelle. Or une des fatalités qui pèsent sur la femme de province estce dénouement brusqué de ses passions, qui se remarque souvent enAngleterre. En province, la vie à l’état d’observation indienneforce une femme à marcher droit dans son rail ou à en sortirvivement comme une machine à vapeur qui rencontre un obstacle. Lescombats stratégiques de la passion, les coquetteries, qui sont lamoitié de la Parisienne, rien de tout cela n’existe ici.

– C’est vrai, dit Lousteau, il y a dans le cœur d’une femme deprovince, des surprises comme dans certains joujoux…

– Oh! mon Dieu, reprit Dinah, une femme vous a parlé trois foispendant un hiver, elle vous a serré dans son cœur à son insu; vientune partie de campagne, une promenade, tout est dit, ou, si vousvoulez, tout est fait. Cette conduite, bizarre pour ceux quin’observent pas, a quelque chose de très naturel. Au lieu decalomnier la femme de province en la croyant dépravée, un poètecomme vous, ou un philosophe, un observateur comme le docteurBianchon, sauraient deviner les merveilleuses poésies inédites,enfin toutes les pages de ce beau roman dont le dénouement profiteà quelque heureux sous-lieutenant, à quelque grand homme deprovince.

– Les femmes de province que j’ai vues à Paris, dit Lousteau,étaient en effet, assez enleveuses…

– Dam! elles sont curieuses, fit la châtelaine en commentant sonmot par un petit geste d’épaules.

– Elles ressemblent à ces amateurs qui vont aux secondesreprésentations, sûrs que la pièce ne tombera pas, répliqua lejournaliste.

– Quelle est donc la cause de vos maux? demanda Bianchon.

– Paris est le monstre qui fait nos chagrins, répondit la femmesupérieure. Le mal a sept lieues de tour et afflige le pays toutentier. La province n’existe pas par elle-même. Là seulement où lanation est divisée en cinquante petits Etats, là chacun peut avoirune physionomie, et une femme reflète alors l’éclat de la sphère oùelle règne. Ce phénomène social se voit encore, m’a-t-on dit, enItalie, en Suisse et en Allemagne; mais en France, comme dans tousles pays à capitale unique, l’aplatissement des mœurs sera laconséquence forcée de la centralisation.

– Les mœurs, selon vous, ne prendraient alors du ressort et del’originalité que par une fédération d’Etats français formant unmême empire, dit Lousteau.

– Ce n’est peut-être pas à désirer, car la France aurait encoreà conquérir trop de pays, dit Bianchon.

– L’Angleterre ne connaît pas ce malheur, s’écria Dinah. Londresn’y exerce pas la tyrannie que Paris fait peser sur la France, et àlaquelle le génie français finira par remédier; mais elle a quelquechose de plus horrible dans son atroce hypocrisie, qui est un bienautre mal!

– L’aristocratie anglaise, reprit le journaliste qui prévit unetartine byronienne et qui se hâta de prendre la parole, a sur lanôtre l’avantage de s’assimiler toutes les supériorités, elle vitdans ses magnifiques parcs, elle ne vient à Londres que pendantdeux mois, ni plus ni moins; elle vit en province, elle y fleuritet la fleurit.

– Oui, dit madame de La Baudraye, Londres est la capitale desboutiques et des spéculations, on y fait le gouvernement.L’aristocratie s’y recorde seulement pendant soixante jours, elle yprend ses mots d’ordre, elle donne son coup d’oeil à sa cuisinegouvernementale, elle passe la revue de ses filles à marier et deséquipages à vendre, elle se dit bonjour, et s’en va promptement:elle est si peu amusante qu’elle ne se supporte pas elle-même plusque les quelques jours nommés la saison.

– Aussi, dans la perfide Albion du Constitutionnel, s’écriaLousteau pour réprimer par une épigramme cette prestesse de langue,y a-t-il chance de rencontrer de charmantes femmes sur tous lespoints du royaume.

– Mais de charmantes femmes anglaises! répliqua madame de LaBaudraye en souriant. Voici ma mère, à laquelle je vais vousprésenter, dit-elle en voyant venir madame Piédefer.

Une fois la présentation des deux lions faite à ce squeletteambitieux du nom de femme qui s’appelait madame Piédefer, grandcorps sec, à visage couperosé, à dents suspectes, aux cheveuxteints, Dinah laissa les Parisiens libres pendant quelquesinstants.

– Eh! bien, dit Gatien à Lousteau, qu’en pensez-vous?

– Je pense que la femme la plus spirituelle de Sancerre en esttout bonnement la plus bavarde, répliqua le feuilletoniste.

– Une femme qui veut vous faire nommer député!… s’écria Gatien,un ange!

– Pardon, j’oubliais que vous l’aimez, reprit Lousteau. Vousexcuserez le cynisme d’un vieux drôle comme moi. Demandez àBianchon, je n’ai plus d’illusions, je dis les choses comme ellessont. Cette femme a bien certainement fait sécher sa mère comme uneperdrix exposée à un trop grand feu…

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