La Muse du département

Chapitre 2Le moment où la morale a raison

Au commencement de l’année 1842, madame de La Baudraye, en sesentant toujours prise comme pis-aller, en était revenue às’immoler au bien-être de Lousteau: elle avait repris les vêtementsnoirs; mais elle arborait cette fois un deuil, car ses plaisirs sechangeaient en remords. Elle avait trop souvent honte d’elle-mêmepour ne pas sentir parfois la pesanteur de sa chaîne, et sa mère lasurprit en ces moments de réflexion profonde où la vision del’avenir plonge les malheureux dans une sorte de torpeur. MadamePiédefer, conseillée par son confesseur, épiait le moment delassitude que ce prêtre lui prédisait devoir arriver, et sa voixplaidait alors pour les enfants. Elle se contentait de demander uneséparation de domicile sans exiger une séparation de cœur. Dans lanature, ces sortes de situations violentes ne se terminent pas,comme dans les livres, par la mort ou par des catastropheshabilement arrangées; elles finissent beaucoup moins poétiquementpar le dégoût, par la flétrissure de toutes les fleurs de l’âme,par la vulgarité des habitudes, mais très souvent aussi par uneautre passion qui dépouille une femme de cet intérêt dont onentoure traditionnellement les femmes. Or, quand le bon sens, laloi des convenances sociales, l’intérêt de la famille, tous leséléments de ce qu’on appelait la morale publique sous laRestauration, en haine du mot religion catholique, fut appuyé parle sentiment de blessures un peu trop vives; quand la lassitude dudévouement arriva presque à la défaillance, et que, dans cettesituation, un coup pas trop violent, une de ces lâchetés que leshommes ne laissent voir qu’à des femmes dont ils se croienttoujours maîtres, met le comble au dégoût, au désenchantement,l’heure est arrivée pour l’ami qui poursuit la guérison. MadamePiédefer eut donc peu de chose à faire pour détacher la taie auxyeux de sa fille. Elle envoya chercher l’avocat général. Monsieurde Clagny acheva l’œuvre en affirmant à madame de La Baudraye que,si elle renonçait à vivre avec Etienne, son mari lui laisserait sesenfants, lui permettrait d’habiter Paris et lui rendrait ladisposition de ses propres.

– Quelle existence! dit-il. En usant de précautions, avec l’aidede personnes pieuses et charitables, vous pourriez avoir un salonet reconquérir une position. Paris n’est pas Sancerre!

Dinah s’en remit à monsieur de Clagny du soin de négocier uneréconciliation avec le petit vieillard. Monsieur de La Baudrayeavait bien vendu ses vins, il avait vendu des laines, il avaitabattu des réserves, et il était venu, sans rien dire à sa femme, àParis y placer deux cent mille francs en achetant, rue de l’Arcade,un charmant hôtel provenant de la liquidation d’une grande fortunearistocratique compromise. Membre du conseil général de sondépartement depuis 1826 et payant dix mille francs decontributions, il se trouvait doublement dans les conditionsexigées par la nouvelle loi sur la pairie. Quelque temps avantl’élection générale de 1842, il déclara sa candidature au cas où ilne serait pas fait pair de France. Il demandait également à êtrerevêtu du titre de comte et promu commandeur de la Légiond’honneur. En matière d’élections, tout ce qui pouvait consoliderles nominations dynastiques était juste aux yeux des ministres; or,dans le cas où monsieur de La Baudraye serait acquis augouvernement, Sancerre devenait plus que jamais le bourg pourri dela Doctrine. Monsieur de Clagny, dont les talents et la modestieétaient de plus en plus appréciés, appuya monsieur de La Baudraye;il montra dans l’élévation de ce courageux agronome à la pairie desgaranties à donner aux intérêts matériels. Monsieur de La Baudraye,une fois nommé comte, pair de France et commandeur de la Légiond’honneur, eut la vanité de se faire représenter par une femme etpar une maison bien tenue: – il voulait, dit-il, jouir de la vie.Il pria donc sa femme, par une lettre que dicta l’avocat général,d’habiter son hôtel, de le meubler, d’y déployer ce goût dont tantde preuves le charmaient, dit-il, dans son château d’Anzy. Lenouveau comte fit observer à sa femme que leurs intérêtsterritoriaux l’obligeaient à ne pas quitter Sancerre tandis quel’éducation de leurs fils exigeait qu’elle restât à Paris. Lecomplaisant mari chargeait donc monsieur de Clagny de remettre àmadame la comtesse soixante mille francs pour l’arrangementintérieur de l’hôtel de La Baudraye en recommandant d’incruster uneplaque de marbre au-dessus de la porte cochère avec cetteinscription: Hôtel de La Baudraye. Puis, tout en rendant compte àsa femme des résultats de la liquidation Silas Piédefer, monsieurde La Baudraye annonçait le placement en quatre et demi pour centdes huit cent mille francs recueillis à New York, et lui allouaitcette inscription pour ses dépenses, y compris celles del’éducation des enfants. Quasi forcé de venir à Paris pendant unepartie de la session à la Chambre des Pairs, il demandait à safemme de lui réserver un petit appartement dans un entresolau-dessus des communs.

– Ah! çà, mais il devient jeune, il devient gentilhomme, ildevient magnifique, que va-t-il encore devenir? c’est à fairetrembler, dit madame de La Baudraye.

– Il satisfait tous les désirs que vous formiez à vingt ans,répondit le magistrat.

La comparaison de sa destinée à venir avec sa destinée actuellen’était pas soutenable pour Dinah. La veille encore, Anna deFontaine avait tourné la tête pour ne pas voir son amie de cœur dupensionnat Chamarolles. Dinah se dit: « je suis comtesse, j’auraisur ma voiture le manteau bleu de la pairie, et dans mon salon lessommités de la politique et de la littérature… Je la regarderai,moi!…  » Cette petite jouissance pesa de tout son poids au moment dela conversion comme le mépris du monde avait jadis pesé sur sonbonheur.

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