La Muse du département

Chapitre 7Où le caractère de La Baudraye commence à se dessiner

Au bout de deux ans, vers la fin de l’année 1285, Dinah LaBaudraye fut accusée de ne vouloir recevoir que des hommes; puis onlui fit un crime de son éloignement pour les femmes. Pas une de sesdémarches, même la plus indifférente, ne passait sans êtrecritiquée, ou dénaturée. Après avoir fait tous les sacrificesqu’une femme bien élevée pouvait faire, et avoir mis les procédésde son côté, madame de La Baudraye eut le tort de répondre à unefausse amie qui vint déplorer son isolement: « J’aime mieux monécuelle vide que rien dedans! » Cette phrase produisit des effetsterribles dans Sancerre, et fut, plus tard, cruellement retournéecontre la Sapho de Saint-Satur, quand, en la voyant sans enfantsaprès cinq ans de mariage, on se moqua du petit La Baudraye. Pourfaire comprendre cette plaisanterie de province, il est nécessairede rappeler au souvenir de ceux qui l’ont connu, le bailli deFerrette, de qui l’on disait qu’il était l’homme le plus courageuxde l’Europe parce qu’il osait marcher sur ses deux jambes, et qu’onaccusait aussi de mettre du plomb dans ses souliers, pour ne pasêtre emporté par le vent: Monsieur de La Baudraye, petit hommejaune et quasi diaphane, eût été pris par le duc d’Hérouville pourpremier gentilhomme de sa chambre, si le grand écuyer de France eûtété quelque peu grand duc de Bade. Monsieur de La Baudraye, dontles jambes étaient si grêles qu’il mettait par décence de fauxmollets, dont les cuisses ressemblaient au bras d’un homme bienconstitué, dont le torse figurait assez bien le corps d’unhanneton, eût été pour le duc d’Hérouville une flatterieperpétuelle. En marchant, le petit vigneron retournait souvent sesmollets sur le tibia, tant il en faisait peu mystère, et remerciaitceux qui l’avertissaient de ce léger contresens. Il conserva lesculottes courtes, les bas de soie noirs et le gilet blanc jusqu’en1824. Après son mariage, il porta des pantalons bleus et des bottesà talons, ce qui fit dire à tout Sancerre qu’il s’était donné deuxpouces pour atteindre au menton de sa femme. On lui vit pendant dixans la même petite redingote vert bouteille à grands boutons demétal blancs, et une cravate noire qui faisait ressortir sa figurefroide et chafouine, éclairée par des yeux d’un gris bleu, fins etcalmes comme des yeux de chat. Doux comme tous les gens qui suiventun plan de conduite, il paraissait rendre sa femme très heureuse enayant l’air de ne jamais la contrarier, il lui laissait la parole,et se contentait d’agir avec la lenteur, mais avec la ténacité d’uninsecte. Adorée pour sa beauté sans rivale, admirée pour son espritpar les hommes les plus comme il faut de Sancerre, Dinah entretintcette admiration par des conversations auxquelles, dit-on plustard, elle se préparait. En se voyant écoutée avec extase, elles’habitua par degrés à s’écouter aussi, prit plaisir à pérorer, etfinit par regarder ses amis comme autant de confidents de tragédiedestinés à lui donner la réplique. Elle se procura d’ailleurs unefort belle collection de phrases et d’idées, soit par ses lectures,soit en s’assimilant les pensées de ses habitués, et devint ainsiune espèce de serinette dont les airs partaient dès qu’un accidentde la conversation en accrochait la détente. Altérée de savoir,rendons-lui cette justice, Dinah lut jusqu’à des livres demédecine, de statistique, de science, de jurisprudence; car elle nesavait à quoi employer ses matinées, après avoir passé ses fleursen revue et donné ses ordres au jardinier. Douée d’une bellemémoire, et de ce talent avec lequel certaines femmes se servent dumot propre, elle pouvait parler sur toute chose avec la luciditéd’un style étudié. Aussi, de Cosne, de La Charité, de Nevers sur larive droite, et de Léré, de Vailly, d’Argent, de Blancafort,d’Aubigny sur la rive gauche, venait-on se faire présenter à madamede La Baudraye, comme en Suisse on se faisait présenter à madame deStaël. Ceux qui n’entendaient qu’une seule fois les airs de cettetabatière suisse, s’en allaient étourdis et disaient de Dinah deschoses merveilleuses qui rendirent les femmes jalouses à dix lieuesà la ronde. Il existe dans l’admiration qu’on inspire, ou dansl’action d’un rôle joué je ne sais quelle griserie morale qui nepermet pas à la critique d’arriver à l’idole. Une atmosphèreproduite peut-être par une constante dilatation nerveuse fait commeun nimbe à travers lequel on voit le monde au-dessous de soi.Comment expliquer autrement la perpétuelle bonne foi qui préside àtant de nouvelles représentations des mêmes effets, et lacontinuelle méconnaissance du conseil que donnent ou les enfants siterribles pour leurs parents, ou les maris si familiarisés avec lesinnocentes roueries de leurs femmes! Monsieur de La Baudraye avaitla candeur d’un homme qui déploie un parapluie aux premièresgouttes tombées. Quand sa femme entamait la question de la traitedes nègres, ou l’amélioration du sort des forçats il prenait sapetite casquette bleue et s’évadait sans bruit avec la certitude depouvoir aller à Saint-Thibault surveiller une livraison depoinçons, et revenir une heure après en retrouvant la discussion àpeu près mûrie. S’il n’avait rien à faire, il allait se promenersur le Mail d’où se découvre l’admirable panorama de la vallée dela Loire, et prenait un bain d’air pendant que sa femme exécutaitune sonate de paroles et des duos de dialectique.

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