La Muse du département

Chapitre 8Histoire un bras ou monsieur Gravier se pose cranement

– Quelque temps après son entrée à Madrid, dit le receveur descontributions, le grand-duc de Berg invita les principauxpersonnages de cette ville à une fête offerte par l’armée françaiseà la capitale nouvellement conquise. Malgré la splendeur du gala,les Espagnols n’y furent pas très rieurs, leurs femmes dansèrentpeu, la plupart des conviés se mirent à jouer. Les jardins dupalais étaient illuminés assez splendidement pour que les damespussent s’y promener avec autant de sécurité qu’elles l’eussentfait en plein jour. La fête était impérialement belle. Rien ne futépargné dans le but de donner aux Espagnols une haute idée del’Empereur, s’ils voulaient le juger d’après ses lieutenants. Dansun bosquet assez voisin du palais, entre une heure et deux dumatin, plusieurs militaires français s’entretenaient des chances dela guerre, et de l’avenir peu rassurant que pronostiquaitl’attitude des Espagnols présents à cette pompeuse fête. – Ma foi,dit le chirurgien en chef du corps d’armée où j’étais payeurgénéral, hier j’ai formellement demandé mon rappel au prince Murat.Sans avoir précisément peur de laisser mes os dans la Péninsule, jepréfère aller panser les blessures faites par nos bons voisins lesAllemands; leurs armes ne vont pas si avant dans le torse que lespoignards castillans. Puis, la crainte de l’Espagne est, chez moi,comme une superstition. Dès mon enfance j’ai lu des livresespagnols, un tas d’aventures sombres et mille histoires de cepays, qui m’ont vivement prévenu contre ses mœurs. Eh! bien, depuisnotre entrée à Madrid, il m’est arrivé d’être déjà, sinon le héros,du moins le complice de quelque périlleuse intrigue, aussi noire,aussi obscure que peut l’être un roman de lady Radcliffe. J’écoutevolontiers mes pressentiments, et, dès demain je détale. Murat neme refusera certes pas mon congé, car, grâce aux services que nousrendons, nous avons des protections toujours efficaces. – Puisquetu tires ta crampe, dis-nous ton événement; répondit un colonel,vieux républicain qui, du beau langage et des courtisaneriesimpériales, ne se souciait guère. Le chirurgien en chef regardasoigneusement autour de lui comme pour reconnaître les figures deceux qui l’environnaient, et, sûr qu’aucun Espagnol n’était dans levoisinage, il dit: « Nous ne sommes ici que des Français,volontiers, colonel Hulot. Il y a six jours, je revenaistranquillement à mon logis, vers onze heures du soir, après avoirquitté le général Montcornet dont l’hôtel se trouve à quelques pasdu mien. Nous sortions tous les deux de chez l’ordonnateur en chef,où nous avions fait une bouillotte assez animée. Tout à coup, aucoin d’une petite rue, deux inconnus, ou plutôt deux diables, sejettent sur moi, m’entortillent la tête et les bras dans un grandmanteau. Je criai, vous devez me croire, comme un chien fouetté;mais le drap étouffait ma voix, et je fus transporté dans unevoiture avec la plus rapide dextérité. Lorsque mes deux compagnonsme débarrassèrent du manteau, j’entendis ces désolantes parolesprononcées par une voix de femme, en mauvais français: Si vouscriez, ou si vous faites mine de vous échapper, si vous vouspermettez le moindre geste équivoque, le monsieur qui est devantvous est capable de vous poignarder sans scrupule. Tenez-vous donctranquille. Maintenant je vais vous apprendre la cause de votreenlèvement. Si vous voulez vous donner la peine d’étendre votremain vers moi, vous trouverez entre nous deux vos instruments dechirurgie que nous avons envoyé chercher chez vous de votre part;ils vous seront nécessaires, nous vous emmenons dans une maisonpour sauver l’honneur d’une dame sur le point d’accoucher d’unenfant qu’elle veut donner à ce gentilhomme sans que son mari lesache. Quoique monsieur quitte peu madame, de laquelle il esttoujours passionnément épris, et qu’il surveille avec toutel’attention de la jalousie espagnole, elle a pu lui cacher sagrossesse, il la croit malade. Vous allez donc fairel’accouchement. Les dangers de l’entreprise ne vous concernent pas:seulement, obéissez-nous; autrement, l’amant, qui est en face devous dans la voiture, et qui ne sait pas un mot de français, vouspoignarderait, à la moindre imprudence. – Et qui êtes-vous? luidis-je en cherchant la main de mon interlocutrice dont le brasétait enveloppé dans la manche d’un habit d’uniforme. – Je suis lacamériste de madame, sa confidente, et toute prête à vousrécompenser par moi-même, si vous vous prêtez galamment auxexigences de notre situation. – Volontiers, dis-je en me voyantembarqué de force dans une aventure dangereuse. a la faveur del’ombre, je vérifiai si la figure et les formes de cette filleétaient en harmonie avec les idées que la qualité de sa voixm’avaient inspirées. Cette bonne créature s’était sans doutesoumise par avance à tous les hasards de ce singulier enlèvement,car elle garda le plus complaisant silence, et la voiture n’eut pasroulé pendant plus de dix minutes dans Madrid qu’elle reçut et merendit un baiser satisfaisant. L’amant que j’avais en vis-à-vis nes’offensa point de quelques coups de pied dont je le gratifiai fortinvolontairement; mais comme il n’entendait pas le français, jeprésume qu’il n’y fit pas attention. – Je ne puis être votremaîtresse qu’à une seule condition, me dit la camériste en réponseaux bêtises que je lui débitais emporté par la chaleur d’unepassion improvisée à laquelle tout faisait obstacle. – Et laquelle?- Vous ne chercherez jamais à savoir à qui j’appartiens. Si jeviens chez vous, ce sera de nuit, et vous me recevrez sans lumière.- Bon lui dis-je. Notre conversation en était là quand la voiturearriva près d’un mur de jardin. – Laissez-moi vous bander les yeux,me dit la femme de chambre, vous vous appuierez sur mon bras, et jevous conduirai moi-même. Elle me serra sur les yeux un mouchoirqu’elle noua fortement derrière ma tête. J’entendis le bruit d’uneclef mise avec précaution dans la serrure d’une petite porte par lesilencieux amant que j’avais eu pour vis-à-vis. Bientôt la femme dechambre, au corps cambré, et qui avait du meného dans son allure… -C’est, dit le receveur en prenant un petit ton de supériorité, unmot de la langue espagnole, un idiotisme qui peint les torsions queles femmes savent imprimer à une certaine partie de leur robe quevous devinez. – La femme de chambre (je reprends le récit duchirurgien en chef) me conduisit, à travers les allées sablées d’ungrand jardin, jusqu’à un certain endroit où elle s’arrêta. Par lebruit que nos pas firent dans l’air, je présumai que nous étionsdevant la maison. – Silence, maintenant, me dit-elle à l’oreille,et veillez bien sur vous-même! Ne perdez pas de vue un seul de messignes, je ne pourrai plus vous parler sans danger pour nous deux,et il s’agit en ce moment de vous sauver la vie. Puis, elle ajouta,mais à haute voix: – Madame est dans une chambre aurez-de-chaussée; pour y arriver, il nous faudra passer dans lachambre et devant le lit de son mari; ne toussez pas, marchezdoucement, et suivez-moi bien de peur de heurter quelques meubles,ou de mettre les pieds hors du tapis que j’ai arrangé. Ici l’amantgrogna sourdement, comme un homme impatienté de tant de retards. Lacamériste se tut, j’entendis ouvrir une porte, je sentis l’airchaud d’un appartement, et nous allâmes à pas de loup, comme desvoleurs en expédition. Enfin la douce main de la fille m’ôta monbandeau. Je me trouvai dans une grande chambre, haute d’étage, etmal éclairée par une lampe fumeuse. La fenêtre était ouverte, maiselle avait été garnie de gros barreaux de fer par le jaloux mari.J’étais jeté là comme au fond d’un sac. a terre, sur une natte, unefemme dont la tête était couverte d’un voile de mousseline, mais àtravers lequel ses yeux pleins de larmes brillaient de tout l’éclatdes étoiles, serrait avec force sur sa bouche un mouchoir et lemordait si vigoureusement que ses dents y entraient; jamais je n’aivu si beau corps, mais ce corps se tordait sous la douleur commeune corde de harpe jetée au feu. La malheureuse avait fait deuxarcs-boutants de ses jambes, en les appuyant sur une espèce decommode; puis, de ses deux mains, elle se tenait aux bâtons d’unechaise en tendant ses bras dont toutes les veines étaienthorriblement gonflées. Elle ressemblait ainsi à un criminel dansles angoisses de la question. Pas un cri d’ailleurs, pas d’autrebruit que le sourd craquement de ses os. Nous étions là, toustrois, muets et immobiles. Les ronflements du mari retentissaientavec une consolante régularité. Je voulus examiner la camériste;mais elle avait remis le masque dont elle s’était sans doutedébarrassée pendant la route, et je ne pus voir que deux yeux noirset des formes agréablement prononcées. L’amant jeta sur-le-champdes serviettes sur les jambes de sa maîtresse, et replia en doublesur la figure un voile de mousseline. Lorsque j’eus soigneusementobservé cette femme, je reconnus, à certains symptômes jadisremarqués dans une bien triste circonstance de ma vie, que l’enfantétait mort. Je me penchai vers la fille pour l’instruire de cetévénement. En ce moment, le défiant inconnu tira son poignard; maisj’eus le temps de tout dire à la femme de chambre, qui lui criadeux mots à voix basse. En entendant mon arrêt, l’amant eut unléger frisson qui passa sur lui des pieds à la tête comme unéclair, il me sembla voir pâlir sa figure sous son masque develours noir. La camériste saisit un moment où cet homme audésespoir regardait la mourante qui devenait violette, et me montrasur une table des verres de limonade tout préparés, en me faisantun signe négatif. Je compris qu’il fallait m’abstenir de boire,malgré l’horrible chaleur qui me desséchait le gosier. L’amant eutsoif; il prit un verre vide, l’emplit de limonade et but. En cemoment, la dame eut une convulsion violente qui m’annonça l’heurefavorable à l’opération. Je m’armai de courage, et je pus, aprèsune heure de travail, extraire l’enfant par morceaux. L’Espagnol nepensa plus à m’empoisonner en comprenant que je venais de sauver samaîtresse. De grosses larmes roulaient par instants sur sonmanteau. La femme ne jeta pas un cri, mais elle tressaillait commeune bête fauve surprise et suait à grosses gouttes. Dans un instanthorriblement critique, elle fit un geste pour montrer la chambre deson mari; le mari venait de se retourner; de nous quatre elle seuleavait entendu le froissement des draps, le bruissement du lit oudes rideaux. Nous nous arrêtâmes, et, à travers les trous de leursmasques, la camériste et l’amant se jetèrent des regards de feucomme pour se dire: – Le tuerons-nous s’il s’éveille? J’étendisalors la main pour prendre le verre de limonade que l’inconnu avaitentamé. L’Espagnol crut que j’allais boire un des verres pleins: ilbondit comme un chat, posa son long poignard sur les deux verresempoisonnés, et me laissa le sien en me faisant signe de boire lereste. Il y avait tant d’idées, tant de sentiment dans ce signe etdans son vif mouvement, que je lui pardonnai les atrocescombinaisons méditées pour me tuer et ensevelir ainsi toute mémoirede cet événement. Après deux heures de soins et de craintes, lacamériste et moi nous recouchâmes sa maîtresse. Cet homme, jetédans une entreprise si aventureuse, avait pris, en prévision d’unefuite; des diamants sur papier: il les mit à mon insu dans mapoche. Par parenthèse, comme j’ignorais le somptueux cadeau del’Espagnol, mon domestique m’a volé ce trésor le surlendemain, ets’est enfui nanti d’une vraie fortune. Je dis à l’oreille de lafemme de chambre les précautions qui restaient à prendre, et jevoulus décamper. La camériste resta près de sa maîtresse,circonstance qui ne me rassura pas excessivement; mais je résolusde me tenir sur mes gardes. L’amant fit un paquet de l’enfant mortet des linges où la femme de chambre avait reçu le sang de samaîtresse; il le serra fortement, le cacha sous son manteau, mepassa la main sur les yeux comme pour me dire de les fermer, etsortit le premier en m’invitant par un geste à tenir le pan de sonhabit. J’obéis, non sans donner un dernier regard à ma maîtresse dehasard. La camériste arracha son masque en voyant l’Espagnoldehors, et me montra la plus délicieuse figure du monde. Quand jeme trouvai dans le jardin, en plein air, j’avoue que je respiraicomme si l’on m’eût ôté un poids énorme de dessus la poitrine. Jemarchais à une distance respectueuse de mon guide, en veillant surses moindres mouvements avec la plus grande attention. Arrivés à lapetite porte, il me prit par la main, m’appuya sur les lèvres uncachet monté en bague que je lui avais vu à un doigt de la maingauche, et je lui fis entendre que je comprenais ce signe éloquent.Nous nous trouvâmes dans la rue où deux chevaux nous attendaient;nous montâmes chacun le nôtre, mon Espagnol s’empara de ma bride,la tint dans sa main gauche, prit entre ses dents les guides de samonture, car il avait son paquet sanglant dans sa main droite, etnous partîmes avec la rapidité de l’éclair. Il me fut impossible deremarquer le moindre objet qui pût me servir à me faire reconnaîtrela route que nous parcourions. Au petit jour je me trouvai près dema porte et l’Espagnol s’enfuit en se dirigeant vers la ported’Atocha. » – Et vous n’avez rien aperçu qui puisse vous fairesoupçonner à quelle femme vous aviez affaire? dit le colonel auchirurgien. – Une seule chose, reprit-il. Quand je disposail’inconnue, je remarquai sur son bras, à peu près au milieu, unepetite envie, grosse comme une lentille et environnée de poilsbruns. En ce moment l’indiscret chirurgien pâlit; tous les yeuxfixés sur les siens en suivirent la direction: nous vîmes alors unEspagnol dont le regard brillait dans une touffe d’orangers. En sevoyant l’objet de notre attention, cet homme disparut avec unelégèreté de sylphe. Un capitaine s’élança vivement à sa poursuite.- Sarpejeu, mes amis! s’écria le chirurgien, cet oeil de basilicm’a glacé. J’entends sonner des cloches dans mes oreilles! Recevezmes adieux, vous m’enterrerez ici! – Es-tu bête? dit le colonelHulot. Falcon s’est mis à la piste de l’Espagnol qui nous écoutait,il saura bien nous en rendre raison. – Hé! bien, s’écrièrent lesofficiers en voyant revenir le capitaine tout essoufflé. – Audiable! répondit Falcon, il a passé, je crois, à travers lesmurailles. Comme je ne pense pas qu’il soit sorcier, il est sansdoute de la maison! il en connaît les passages, les détours, et m’afacilement échappé. – Je suis perdu! dit le chirurgien d’une voixsombre. – Allons, tiens-toi calme, Béga (il s’appelait Béga), luirépondis-je, nous nous casernerons à tour de rôle chez toi jusqu’àton départ. Ce soir nous t’accompagnerons. En effet, trois jeunesofficiers qui avaient perdu leur argent au jeu reconduisirent lechirurgien à son logement, et l’un de nous s’offrit à rester chezlui. Le surlendemain Béga avait obtenu son renvoi en France, ilfaisait tous ses préparatifs pour partir avec une dame à laquelleMurat donnait une forte escorte; il achevait de dîner en compagniede ses amis, lorsque son domestique vint le prévenir qu’une jeunedame voulait lui parler. Le chirurgien et les trois officiersdescendirent aussitôt craignant quelque piège. L’inconnue ne putque dire à son amant: « Prenez garde! » et tomba morte. Cette femmeétait la camériste, qui, se sentant empoisonnée, espérait arriver àtemps pour sauver le chirurgien. – Diable! diable! s’écria lecapitaine Falcon, voilà ce qui s’appelle aimer! une Espagnole estla seule femme au monde qui puisse trotter avec un monstre depoison dans le bocal. Béga resta singulièrement pensif. Pour noyerles sinistres pressentiments qui le tourmentaient, il se remit àtable, et but immodérément, ainsi que ses compagnons. Tous, àmoitié ivres, se couchèrent de bonne heure. Au milieu de la nuit,le pauvre Béga fut réveillé par le bruit aigu que firent lesanneaux de ses rideaux violemment tirés sur les tringles. Il se mitsur son séant, en proie à la trépidation mécanique qui nous saisitau moment d’un semblable réveil. Il vit alors, debout devant lui,un Espagnol enveloppé dans son manteau, et, qui lui jetait le mêmeregard brûlant parti du buisson pendant la fête. Béga cria: « Ausecours! a moi, mes amis! » a ce cri de détresse, l’Espagnolrépondit par un rire amer. – L’opium croît pour tout le monde,répondit-il. Cette espèce de sentence dite, l’inconnu montra lestrois amis profondément endormis, tira de dessous son manteau unbras de femme récemment coupé, le présenta vivement à Béga en luifaisant voir un signe semblable à celui qu’il avait si imprudemmentdécrit. – Est-ce bien le même? demanda-t-il. a la lueur d’unelanterne posée sur le lit, Béga reconnut le bras et répondit par sastupeur. Sans plus amples informations, le mari de l’inconnue luiplongea son poignard dans le cœur.

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