La Muse du département

Chapitre 18Le sentiment va vite en voiture

Le lendemain, madame de La Baudraye, à qui depuis six mois sonmari avait donné des chevaux dont il se servait pour ses labours etune vieille calèche qui sonnait la ferraille, eut l’idée dereconduire Bianchon jusqu’à Cosne où il devait aller prendre ladiligence de Lyon à son passage. Elle emmena sa mère et Lousteau;mais elle se proposa de laisser sa mère à La Baudraye, de se rendreà Cosne avec les deux Parisiens et d’en revenir seule avec Etienne.Elle fit une charmante toilette que lorgna le journaliste:brodequins bronzés, bas de soie gris, une robe d’organdi, uneécharpe verte à longs effilés nuancés et une charmante capote dedentelle noire, ornée de fleurs. Quant à Lousteau, le drôle s’étaitmis sur le pied de guerre: bottes vernies, pantalon d’étoffeanglaise plissé par devant, un gilet. très ouvert qui laissait voirune chemise extrafine, et les cascades de satin noir broché de saplus belle cravate, une redingote noire, très courte et trèslégère. Le procureur du roi et monsieur Gravier se regardèrentassez singulièrement quand ils virent les deux Parisiens dans lacalèche, et eux comme deux niais au bas du perron. Monsieur de LaBaudraye, qui du haut de la dernière marche faisait au docteur unpetit salut de sa petite main, ne put s’empêcher de sourire enentendant monsieur de Clagny disant à monsieur Gravier: « Vousauriez dû les accompagner à cheval. » En ce moment Gatien, monté surla tranquille jument de monsieur de La Baudraye, déboucha parl’allée qui conduisait aux écuries et rejoignit la calèche.

– Ah! bon, dit le receveur des contributions, l’enfant s’est misde planton.

– Quel ennui! s’écria Dinah en voyant Gatien. En treize ans, carvoici bientôt treize ans que je suis mariée, je n’ai pas eu troisheures de liberté…

– Mariée, madame? dit le journaliste en souriant. Vous merappelez un mot de feu Michaud qui en a tant dit de si fins. Ilpartait pour la Palestine, et ses amis lui faisaient desreprésentations sur son âge, sur les dangers d’une pareilleexcursion. « Enfin lui dit l’un d’eux, vous êtes marié? Oh!répondit-il, je le suis si peu! »

La sévère madame Piédefer ne put s’empêcher de sourire.

– Je ne serais pas étonnée de voir monsieur de Clagny, monté surmon poney venir compléter l’escorte, s’écria Dinah.

– Oh! si le procureur du roi ne nous rejoint pas, dit Lousteau,vous pourrez vous débarrasser de ce petit jeune homme en arrivant àSancerre, Bianchon aura nécessairement oublié quelque chose sur satable, comme le manuscrit de sa première leçon pour son cours, etvous prierez Gatien d’aller le chercher à Anzy.

Cette ruse, quoique simple, mit madame de La Baudraye en bellehumeur. La route d’Anzy à Sancerre, d’où se découvrent paréchappées de magnifiques paysages, d’où souvent la superbe nappe dela Loire produit l’effet d’un lac, se fit gaiement, car Dinah étaitheureuse d’être si bien comprise. On parla d’amour en théorie, cequi permet aux amants in petto de prendre en quelque sorte mesurede leurs cœurs. Le journaliste se mit sur un ton d’élégantecorruption pour prouver que l’amour n’obéissait à aucune loi, quele caractère des amants en variait les accidents à l’infini, queles événements de la vie sociale augmentaient encore la variété desphénomènes, que tout était possible et vrai dans ce sentiment, quetelle femme après avoir résisté pendant longtemps à toutes lesséductions et à des passions vraies, pouvait succomber en quelquesheures à une pensée, à un ouragan intérieur dans le secret desquelsil n’y avait que Dieu!

– Eh! n’est-ce pas là le mot de toutes les aventures que nousnous sommes racontées depuis trois jours, dit-il.

Depuis trois jours l’imagination si vive de Dinah était occupéedes romans les plus insidieux, et la conversation des deuxParisiens avait agi sur cette femme à la manière des livres lesplus dangereux. Lousteau suivait de l’oeil les effets de cettehabile manœuvre pour saisir le moment où cette proie, dont la bonnevolonté se cachait sous la rêverie que donne l’irrésolution, seraitentièrement étourdie. Dinah voulut montrer La Baudraye aux deuxParisiens, et l’on y joua la comédie convenue du manuscrit oubliépar Bianchon dans sa chambre d’Anzy. Gatien partit au grand galop àl’ordre de sa souveraine, madame Piédefer alla faire des emplettesà Sancerre, et Dinah seule avec les deux amis prit le chemin deCosne.

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