La Muse du département

Chapitre 5Sancta simplicitas!

Lousteau s’était déjà posé devant ses intimes comme un hommeimportant: sa vie allait enfin avoir un sens, le hasard l’avaitchoyé, il devenait sous peu de jours propriétaire d’un charmantpetit hôtel rue Saint-Lazare; il se mariait, il épousait une femmecharmante, il aurait environ vingt mille livres de rente; ilpourrait donner carrière à son ambition; il était aimé de la jeunepersonne, il appartenait à plusieurs familles honorables… Enfin, ilvoguait à pleines voiles sur le lac bleu de l’espérance. MadameCardot avait désiré voir les gravures de Gil Blas, un de ces livresillustrés que la librairie française entreprenait alors, etLousteau la veille en avait remis les premières livraisons à madameCardot. La notaresse avait son plan, elle n’empruntait le livre quepour le rendre, elle voulait un prétexte de tomber à l’improvistechez son gendre futur. A l’aspect de ce ménage de garçon, que sonmari lui peignait comme charmant, elle en saurait plus,disait-elle, qu’on ne lui en disait sur les mœurs de Lousteau. Sabelle-sœur, madame Camusot, à qui le fatal secret était caché,s’effrayait de ce mariage pour sa nièce. Monsieur Camusot,conseiller à la cour royale, fils d’au premier lit, avait dit à sabelle-mère; madame Camusot, sœur de maître Cardot, des choses peuflatteuses sur le compte du journaliste Lousteau, cet homme sispirituel, ne trouva rien d’extraordinaire à ce que la femme d’unriche notaire voulût voir un volume de quinze francs avant del’acheter. Jamais l’homme d’esprit ne se baisse pour examiner lesbourgeois qui lui échappent à la faveur de cette inattention; etpendant qu’il se moque d’eux, ils ont le temps de le garrotter.Dans les premiers jours de janvier 1837, madame Cardot et sa filleprirent donc une urbaine et vinrent, rue des Martyrs, rendre leslivraisons du Gil Blas au futur de Félicie, enchantées toutes deuxde voir l’appartement de Lousteau. Ces sortes de visitesdomiciliaires se font dans les vieilles familles bourgeoises. Leportier d’Etienne ne se trouva point; mais sa fille, en apprenantde la digne bourgeoise qu’elle parlait à la belle-mère et à lafuture de monsieur Lousteau, leur livra d’autant mieux la clef del’appartement que madame Cardot lui mit une pièce d’or dans lamain. Il était alors environ midi, l’heure à laquelle lejournaliste revenait de déjeuner du café Anglais. En franchissantl’espace qui se trouve entre Notre-Dame-de-Lorette et la rue desMartyrs, Lousteau regarda par hasard un fiacre qui montait par larue du Faubourg-Montmartre, et crut avoir une vision en yapercevant la figure de Dinah! Il resta glacé sur ses deux jambesen trouvant effectivement sa Didine à la portière.

– Que viens-tu faire ici? s’écria-t-il.

Le vous n’était, pas possible avec une femme à renvoyer.

– Eh! mon amour, s’écria-t-elle, n’as-tu donc pas lu meslettres?…

– Si, répondit Lousteau.

– Eh! bien?

– Eh! bien?

– Tu es père, répondit la femme de province.

– Bah! s’écria-t-il sans prendre garde à la barbarie de cetteexclamation. Enfin, se dit-il en lui-même, il faut la préparer à lacatastrophe…

Il fit signe au cocher de s’arrêter, donna la main à madame deLa Baudraye, et laissa le cocher avec la voiture pleine de malles,en se promettant bien de renvoyer illico, se dit-il, la femme etses paquets d’où elle venait.

– Monsieur! monsieur! cria la petite Paméla.

L’enfant avait de l’intelligence, et savait que trois femmes nedoivent pas se rencontrer dans un appartement de garçon.

– Bien! bien! fit le journaliste en entraînant Dinah.

Paméla crut alors que cette femme inconnue était une parente,elle ajouta cependant: « La clef est à la porte, votre belle-mère yest! »

Dans son trouble, et en s’entendant dire par madame de LaBaudraye une myriade de phrases, Etienne entendit: ma mère y est,la seule circonstance qui, pour lui, fût possible, et il entra. Lafuture et la belle-mère, alors dans la chambre à coucher, setapirent dans un coin en voyant Etienne avec une femme.

– Enfin, mon Etienne, mon ange, je suis à toi pour la vie!s’écria Dinah en lui sautant au cou et l’étreignant pendant qu’ilmettait la clef en dedans. La vie était une agonie perpétuelle pourmoi dans ce château d’Anzy, je n’y tenais plus, et, le jour où il afallu déclarer ce qui fait mon bonheur, eh! bien, je ne m’en suisjamais senti la force. Je t’amène ta femme et ton enfant! Oh! nepas m’écrire! me laisser deux mois sans nouvelles!..

– Mais, Dinah! tu me mets dans un embarras…

– M’aimes-tu?…

– Comment ne t’aimerais-je pas?… Mais ne valait-il pas mieuxrester à Sancerre… Je suis ici dans la plus profonde misère, etj’ai peur de te la faire partager…

– Ta misère sera le paradis pour moi. Je veux vivre ici, sansjamais en sortir…

– Mon Dieu, c’est joli en paroles, mais… Dinah s’assit et fonditen larmes en entendant cette phrase dite avec brusquerie. Lousteaune put résister à cette explosion, il serra la baronne dans sesbras, et l’embrassa. – Ne pleure pas, Didine! s’écria-t-il. Enlâchant cette phrase, le feuilletoniste aperçut dans la glace lefantôme de madame Cardot, qui, du fond de la chambre, le regardait.- Allons, Didine, va toi-même avec Paméla voir à déballer tesmalles, lui dit-il à l’oreille. Va, ne pleure pas, nous seronsheureux. Il la conduisit jusqu’à la porte, et revint vers lanotaresse pour conjurer l’orage.

– Monsieur, lui dit madame Cardot, je m’applaudis d’avoir vouluvoir par moi-même le ménage de celui qui devait être mon gendre.Dût ma Félicie en mourir, elle ne sera pas la femme d’un homme telque vous. Vous vous devez au bonheur de votre Didine, monsieur.

Et la dévote sortit en emmenant Félicie qui pleurait aussi, carFélicie s’était habituée à Lousteau. L’affreuse madame Cardotremonta dans son urbaine en regardant avec une insolente fixité lapauvre Dinah, qui sentait encore le coup de poignard du: « C’estjoli en paroles » mais qui, semblable à toutes les femmes aimantes,croyait néanmoins au: « Ne pleure pas, Didine!. » Lousteau, qui nemanquait pas de cette espèce de résolution que donnent les hasardsd’une vie agitée, se dit: « Didine a de la noblesse, une foisprévenue de mon mariage, elle s’immolera à mon avenir, et je saiscomment m’y prendre pour l’en instruire ».

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