La Muse du département

Chapitre 12Comment la révolution de Juillet en produisit une chez Dinah

Quand, après la révolution de 1830, la gloire de George Sandrayonna sur le Berry, beaucoup de villes envièrent à La Châtre leprivilège d’avoir vu naître une rivale à madame de Staël, à CamilleMaupin, et furent assez disposées à honorer les moindres talentsféminins. Aussi vit-on, alors beaucoup de Dixièmes Muses en France,jeunes filles ou jeunes femmes détournées d’une vie paisible par unsemblant de gloire! D’étranges doctrines se publiaient alors sur lerôle que les femmes devaient jouer dans la société. Sans que le bonsens qui fait le fond de l’esprit en France en fût perverti, l’onpassait aux femmes d’exprimer des idées, de professer dessentiments qu’elles n’eussent pas avoués quelques annéesauparavant. Monsieur de Clagny profita de cet instant de licencepour réunir, en un petit volume in-18 qui fut imprimé parDesrosiers, à Moulins, les œuvres de Jan Diaz. Il composa sur cejeune écrivain, ravi si prématurément aux Lettres, une noticespirituelle pour ceux qui savaient le mot de l’énigme; mais quin’avait pas alors en littérature le mérite de la nouveauté. Cesplaisanteries, excellentes quand l’incognito se garde, deviennentun peu froides quand, plus tard, l’auteur se montre. Mais sous cerapport, la notice sur Jan Diaz, fils d’un prisonnier espagnol etné vers 1807, à Bourges, a des chances pour tromper un jour lesfaiseurs de Biographies universelles. Rien n’y manque, ni les nomsdes professeurs du collège de Bourges; ni ceux des condisciples dupoète mort, tels que Lousteau, Bianchon, et autres célèbresBerruyers qui sont censés l’avoir connu rêveur, mélancolique,annonçant de précoces dispositions pour la poésie. Une élégieintitulée Tristesse, faite au collège, les deux poèmes de Paquitala Sévillane et du Chêne de la messe; trois sonnets, unedescription de la cathédrale de Bourges et de l’hôtel deJacques-Cœur, enfin une nouvelle intitulée Carola, donnée commel’œuvre pendant laquelle il avait été surpris par la mort,formaient de bagage littéraire du défunt dont les derniersinstants, pleins de misère et de désespoir, devaient serrer le cœurdes êtres sensibles de la Nièvre, du Bourbonnais, du Cher et duMorvan où il avait expiré, près de Château-Chinon, inconnu de tous,même de celle qu’il aimait!… Ce petit volume jaune fut tiré à deuxcents exemplaires, dont cent cinquante se vendirent, environcinquante par département. Cette moyenne des âmes sensibles etpoétiques dans trois départements de la France, est de nature àrafraîchir l’enthousiasme des auteurs sur la furia francese qui, denos jours, se porte beaucoup plus sur les intérêts que sur leslivres. Les libéralités de monsieur de Clagny faites, car il avaitsigné la notice, Dinah garda sept ou huit exemplaires enveloppésdans les journaux forains qui rendirent compte de cettepublication. Vingt exemplaires envoyés aux journaux de Paris seperdirent dans le gouffre des bureaux de rédaction. Nathan, prispour dupe, ainsi que plusieurs Berrichons, fit sur le grand hommeun article où il lui trouva toutes les qualités qu’on accorde auxgens enterrés. Lousteau, rendu prudent par ses camarades de collègequi ne se rappelaient point Jan Diaz, attendit des nouvelles deSancerre, et apprit que Jan Diaz était le pseudonyme d’une femme.On se passionna, dans l’arrondissement de Sancerre, pour madame deLa Baudraye; en qui l’on voulut voir, la future rivale de GeorgeSand. Depuis Sancerre jusqu’à Bourges, on exaltait, on vantait lepoème qui, dans un autre temps, eût été bien certainement honni. Lepublic de province; comme tous les publics français peut-être,adopte peu la passion du roi des Français, le juste milieu: il vousmet aux nues ou vous plonge dans la fange.

A cette époque, le bon vieil abbé Duret, le conseil de madame deLa Baudraye, était mort; autrement il l’eût empêchée de se livrer àla publicité. Mais trois ans de travail et d’incognito pesaient aucœur de Dinah qui substitua le tapage de la gloire à toutes sesambitions trompées. La poésie et les rêves de la célébrité, quidepuis son entrevue avec Anna Grossetête avaient endormi sesdouleurs, ne suffisaient plus, après 1830, à l’activité de ce cœurmalade. L’abbé Duret, qui parlait du monde quand la voix de lareligion était impuissante, l’abbé Duret qui comprenait Dinah, quilui peignait un bel avenir en lui disant que Dieu récompenseraittoutes les souffrances noblement supportées, cet aimable vieillardne pouvait plus s’interposer entre une faute à commettre et sabelle pénitente qu’il nommait sa fille. Ce vieux et savant prêtreavait plus d’une fois tenté d’éclairer Dinah sur le caractère demonsieur de La Baudraye, en lui disant que cet homme savait haïr;mais les femmes ne sont pas disposées à reconnaître une force à desêtres faibles, et la haine est une trop constante action pour nepas être une force vive. En trouvant son mari profondémentindifférent en amour, Dinah lui refusait la faculté de haïr. – Neconfondez pas la haine et la vengeance, lui disait l’abbé, c’estdeux sentiments bien différents; l’un est celui des petits esprits,l’autre est l’effet d’une loi à laquelle obéissent les grandesâmes. Dieu se venge et ne hait pas. La haine est le vice des âmesétroites, elles l’alimentent de toutes leurs petitesses, elles enfont le prétexte de leurs basses tyrannies. Aussi gardez-vous deblesser monsieur de La Baudraye; il vous pardonnerait une faute,car il y trouverait un profit, mais il serait doucement implacablesi vous le touchiez à l’endroit où l’a si cruellement atteintmonsieur Milaud de Nevers, et la vie ne serait plus possible pourvous.

Or, au moment où le Nivernais, le Sancerrois, le Morvan, leBerry s’enorgueillissaient de madame de La Baudraye et lacélébraient sous le nom de Jan Diaz, le petit La Baudraye recevaitun coup mortel de cette gloire. Lui seul savait les secrets dupoème de Paquita la Sévillane. Quand on parlait de cette œuvreterrible, tout le monde disait de Dinah: « Pauvre femme! pauvrefemme! » Les femmes étaient heureuses de pouvoir plaindre celle quiles avait tant opprimées, et jamais Dinah ne parut plus grandequ’alors aux yeux du pays. Le petit vieillard, devenu plus jaune,plus ridé, plus débile que jamais, ne témoigna rien; mais Dinahsurprit parfois, de lui sur elle, des regards d’une froideurvenimeuse qui démentaient ses redoublements de politesse et dedouceur avec elle. Elle finit par deviner ce qu’elle crut être unesimple brouille de ménage; mais en s’expliquant avec son insecte,comme le nommait monsieur Gravier, elle sentit le froid, la dureté,l’impassibilité de l’acier: elle s’emporta, elle lui reprocha savie depuis onze ans; elle fit, avec intention de la faire, ce queles femmes appellent une scène; mais le petit La Baudraye se tintsur un fauteuil les yeux fermés, en écoutant sans perdre son calme.Et le nain eut, comme toujours, raison de sa femme. Dinah compritqu’elle avait eu tort d’écrire: elle se promit de ne jamais faireun vers, et se tint parole. Aussi fut-ce une désolation dans toutle Sancerrois. Pourquoi madame de La Baudraye ne compose-t-elleplus de vers (verse)? fut le mot de tout le monde.

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