La Muse du département

Chapitre 12Les fourches caudines des femmes qui aiment

Du jardin où il fumait un cigare, le journaliste vit monsieur deLa Baudraye pendant le temps que cet insecte mit à traverser lacour; mais ce fut assez pour Lousteau, il lui parut évident que lepetit homme avait voulu détruire toutes les espérances que sa mortpouvait inspirer à sa femme. Cette scène si rapide changea beaucouples secrètes dispositions du journaliste. En fumant un secondcigare, Etienne se mit à réfléchir à sa position: la vie en communqu’il menait avec la baronne de La Baudraye lui avait jusqu’àprésent coûté tout autant d’argent qu’à elle. Pour se servir d’uneexpression commerciale, les comptes se balançaient à la rigueur. Euégard à son peu de fortune, à la peine avec laquelle il gagnait sonargent, Lousteau se regardait moralement comme le créancier.Assurément, l’heure était favorable pour quitter cette femme.Fatigué de jouer depuis environ trois ans une comédie qui nedevient jamais une habitude, il déguisait perpétuellement sonennui. Ce garçon, habitué à ne rien dissimuler, s’imposait au logisun sourire semblable à celui du débiteur devant son créancier.Cette obligation lui devenait de jour en jour plus pénible.Jusqu’alors l’intérêt immense que présentait l’avenir lui avaitdonné des forces; mais quand il vit le petit La Baudraye partantaussi lestement pour les Etats-Unis que s’il s’agissait d’aller àRouen par les bateaux à vapeur, il ne crut plus à l’avenir. Ilrentra du jardin dans le salon élégant où Dinah venait de recevoirles adieux de son mari.

– Etienne, dit madame de La Baudraye, sais-tu ce que monseigneur et maître vient de me proposer? Dans le cas où il meplairait d’habiter Anzy pendant son absence, il a donné ses ordres,et il espère que les bons conseils de ma mère me décideront à yrevenir avec mes enfants…

– Le conseil est excellent, répondit sèchement Lousteau quiconnaissait assez Dinah pour savoir la réponse passionnée qu’ellevoulait et qu’elle mendiait d’ailleurs par un regard.

Ce ton, l’accent, le regard indifférent, tout frappa si durementcette femme qui vivait uniquement par son amour, qu’elle laissacouler de ses yeux le long de ses joues deux grosses larmes sansrépondre, et Lousteau ne s’en aperçut qu’au moment où elle prit sonmouchoir pour essuyer ces deux perles de douleur.

– Qu’as-tu, Didine? reprit-il atteint au cœur par cette vivacitéde sensitive.

– Au moment où je m’applaudissais d’avoir conquis à jamais notreliberté, dit-elle, – au prix de ma fortune! – en vendant – cequ’une mère a de plus précieux – ses enfants!… – car il me lesprend à l’âge de six ans – et, pour les voir, il faudra retourner àSancerre! – un supplice! – ah! mon Dieu! qu’ai-je fait!

Lousteau se mit aux genoux de Dinah et lui baisa les mains enlui prodiguant ses plus caressantes chatteries.

– Tu ne me comprends pas, dit-il. Je me juge, et ne vaux pastous ces sacrifices, mon cher ange. Je suis, littérairementparlant, un homme très secondaire. Le jour où je ne pourrai plusfaire la parade au bas d’un journal, les entrepreneurs de feuillespubliques me laisseront là, comme une vieille pantoufle qu’on jetteau coin de la borne. Penses-y? nous autres danseurs de corde, nousn’avons pas de pension de retraite! Il se trouverait trop de gensde talent à pensionner, si l’Etat entrait dans cette voie debienfaisance! J’ai quarante-deux ans, je suis devenu paresseuxcomme une marmotte. Je le sens: mon amour (il lui baisa bientendrement la main) ne peut que te devenir funeste. J’ai vécu, tule sais, à vingt-deux ans avec Florine; mais ce qui s’excuse aujeune âge, ce qui semble alors joli, charmant, est déshonorant àquarante ans. Jusqu’à présent, nous avons partagé le fardeau denotre existence, elle n’est pas belle depuis dix-huit mois. Pardévouement pour moi, tu vas mise tout en noir, ce qui ne me faitpas honneur… Dinah fit un de ces magnifiques mouvements d’épaulequi valent tous les discours du monde… – Oui, dit Etienne encontinuant, je le sais, tu sacrifies tout à mes goûts, même tabeauté. Et moi, le cœur usé dans les luttes, l’âme pleine depressentiments mauvais sur mon avenir, je ne récompense pas tonsuave amour par un amour égal. Nous avons été très heureux, sansnuages, pendant longtemps… Eh! bien, je ne veux pas voir mal finirun si beau poème, ai-je tort?…

Madame de La Baudraye aimait tant Etienne, que cette sagessedigne de monsieur de Clagny lui fit plaisir, et sécha seslarmes.

– Il m’aime donc pour moi! se dit-elle en le regardant avec unsourire dans les yeux.

Après quatre années d’intimité, l’amour de cette femme avaitfini par réunir toutes les nuances découvertes par notre espritd’analyse et que la société moderne a créées; un des hommes lesplus remarquables de ce temps, dont la perte récente afflige encoreles lettres, Beyle (Stendhal) les a, le premier, parfaitementcaractérisées. Lousteau produisait sur Dinah cette vive commotion,explicable par le magnétisme, qui met en désarroi les forces del’âme et du corps, qui détruit tout principe de résistance chez lesfemmes. Un regard de Lousteau, sa main posée sur celle de Dinah larendaient tout obéissance. Une parole douce, un sourire de cethomme fleurissaient l’âme de cette pauvre femme, émue ou attristéepar la caresse ou par la froideur de ses yeux; lorsqu’elle luidonnait le bras en marchant à son pas, dans la rue ou sur leboulevard, elle était si bien fondue en lui qu’elle perdait laconscience de son moi. Charmée par l’esprit, magnétisée par lesmanières de ce garçon, elle ne voyait que de légers défauts dansses vices. Elle aimait les bouffées de cigare que le vent luiapportait du jardin dans la chambre, elle allait les respirer, ellen’en faisait pas une grimace, elle se cachait pour en jouir. Ellehaïssait le libraire ou le directeur du journal qui refusait àLousteau de l’argent en objectant l’énormité des avances déjàfaites. Elle allait jusqu’à comprendre que ce bohémien écrivît unenouvelle dont le prix était à recevoir, au lieu de la donner enpaiement de l’argent reçu depuis longtemps. Tel est sans doute levéritable amour, il comprend toutes les manières d’aimer: amour decœur, amour de tête, amour-passion, amour-caprice, amour-goût,selon les définitions de Beyle. Didine aimait tant, qu’en certainsmoments où son sens critique, si juste, si continuellement exercédepuis son séjour à Paris, lui faisait voir clair dans l’âme deLousteau, la sensation l’emportait sur la raison, et lui suggéraitdes excuses.

– Et moi, lui répondit-elle, que suis-je? une femme qui s’estmise en dehors du monde. Quand je manque à l’honneur des femmes,pourquoi ne me sacrifierais-tu pas un peu de l’honneur des hommes?Est-ce que nous ne vivons pas en dehors des conventions sociales?Pourquoi ne pas accepter de moi ce que Nathan accepte de Florine?nous compterons quand nous nous quitterons, et… tu sais!… la mortseule nous séparera. Ton honneur, Etienne, c’est ma félicité; commele mien est ma constance et ton bonheur. Si je ne te rends pasheureux, tout est dit. Si je te donne une peine, condamne-moi. Nosdettes sont payées, nous avons dix mille francs de rentes, et nousgagnerons bien, à nous deux, huit mille francs par an… Je ferai duthéâtre! Avec quinze cents francs par mois, ne serons-nous pasaussi riches que les Rostchild? Sois tranquille. Maintenant j’auraides toilettes délicieuses, je te donnerai tous les jours desplaisirs de vanité comme le jour de la première représentation deNathan…

– Et ta mère qui va tous les jours à la messe, qui veut t’amenerun prêtre et te faire renoncer à ton genre de vie.

– Chacun son vice. Tu fumes, elle me prêche, pauvre femme! maiselle a soin des enfants, elle les mène promener, elle est d’undévouement absolu, elle m’idolâtre; veux-tu l’empêcher depleurer?…

– Que dira-t-on de moi?…

– Mais nous ne vivons pas pour le monde! s’écria-t-elle enrelevant Etienne et le faisant asseoir près d’elle. D’ailleurs,nous serons un jour mariés… nous avons pour nous les chances demer…

– Je n’y pensais pas, s’écria naïvement Lousteau qui se dit enlui-même: Il sera toujours temps de rompre au retour du petit LaBaudraye.

A compter de cette journée, Lousteau vécut luxueusement. Dinahpouvait lutter, aux premières représentations, avec les femmes lesmieux mises de Paris. Caressé par ce bonheur intérieur, Lousteaujouait avec ses amis, par fatuité, le personnage d’un homme excédé,ennuyé, ruiné par madame de La Baudraye. – Oh! combien j’aimeraisl’ami qui me délivrerait de Dinah! Mais personne n’y réussirait!disait-il, elle m’aime à se jeter par la fenêtre si je le luidisais. Le journaliste se faisait plaindre, il prenait desprécautions contre la jalousie de Dinah, quand il acceptait unepartie. Enfin il commettait des infidélités sans vergogne. Quandmonsieur de Clagny, vraiment désespéré de voir Dinah dans unesituation si déshonorante, quand elle pouvait être si riche, sihaut placée et au moment où ses primitives ambitions allaient êtreaccomplies, arriva lui dire: « On vous trompe! » Elle répondit: « Jele sais! »

Le magistrat resta stupide. Il retrouva la parole pour faire uneobservation.

– M’aimez-vous encore? lui demanda madame de La Baudraye enl’interrompant au premier mot.

– A me perdre pour vous… s’écria-t-il en se dressant sur sespieds.

Les yeux de ce pauvre homme devinrent comme des torches, iltrembla comme une feuille, il sentit son larynx immobile, sescheveux frémirent dans leurs racines, il crut au bonheur d’êtrepris par son idole comme un vengeur, et ce pis-aller le renditpresque fou de joie.

– De quoi vous étonnez-vous? lui dit-elle en le faisantrasseoir, voilà comment je l’aime.

Le magistrat comprit alors cet argument ad hominem! Et il eutdes larmes dans les yeux, lui qui venait de faire condamner unhomme à mort! La satiété de Lousteau, cet horrible dénouement duconcubinage, s’était trahie en mille petites choses qui sont commedes grains de sable jetés aux vitres du pavillon magique où l’onrêve quand on aime. Ces grains de sable, qui deviennent descailloux, Dinah ne les avait vus que quand ils avaient eu lagrosseur d’une pierre. Madame de La Baudraye avait fini par bienjuger Lousteau. – C’est, disait-elle à sa mère, un poète sansaucune défense contre le malheur, lâche par paresse et non pardéfaut de cœur, un peu trop complaisant à la volupté; enfin, c’estun chat qu’on ne peut pas haïr. Que deviendrait-il sans moi? J’aiempêché son mariage, il n’a plus d’avenir. Son talent périrait dansla misère. – Oh! ma Dinah! s’était écriée madame Piédefer, dansquel enfer vis-tu?… Quel est le sentiment qui te donnera les forcesde persister… – Je serai sa mère! avait-elle dit. Il est despositions horribles où l’on ne prend de parti qu’au moment où nosamis s’aperçoivent de notre déshonneur. On transige avec soi-même,tant qu’on échappe à un censeur qui vient faire le procureur duroi. Monsieur de Clagny, maladroit comme un patito, venait de sefaire le bourreau de Dinah! – Je serai, pour conserver mon amour,ce que madame de Pompadour fut pour garder le pouvoir, se dit-ellequand monsieur de Clagny fut parti. Cette parole dit assez que sonamour devenait lourd à porter, et qu’il allait être un travail aulieu d’être un plaisir.

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