La Muse du département

Chapitre 20Où les femmes vertueuses apprendront à se défier de l’organdi

– Adieu, grand homme! s’écria Lousteau en donnant une poignée demain à Bianchon.

Quand le journaliste et madame de La Baudraye, assis l’un prèsde l’autre au fond de cette vieille calèche, repassèrent la Loire,ils hésitèrent tous deux à parler. Dans cette situation, la parolepar laquelle on rompt le silence possède une effrayante portée.

– Savez-vous combien je vous aime? dit alors le journaliste àbrûle-pourpoint.

La victoire pouvait flatter Lousteau, mais la défaite ne luicausait aucun chagrin. Cette indifférence fut le secret de sonaudace. Il prit la main de madame de La Baudraye en lui disant cesparoles si nettes, et la serra dans ses deux mains; mais Dinahdégagea doucement sa main.

– Oui, je vaux bien une grisette ou une actrice, dit-elle d’unevoix émue tout en plaisantant; mais croyez-vous qu’une femme qui,malgré ses ridicules, a quelque intelligence, ait réservé les plusbeaux trésors du cœur pour un homme qui ne peut voir en elle qu’unplaisir passager… Je ne suis pas surprise d’entendre de votrebouche un mot que tant de gens m’ont déjà dit… mais…

Le cocher se retourna. – Voici monsieur Gatien… dit-il.

– Je vous aime, je vous veux, et vous serez à moi, car je n’aijamais senti pour aucune femme ce que vous m’inspirez! criaLousteau dans l’oreille de Dinah.

– Malgré moi, peut-être? répliqua-t-elle en souriant.

– Au moins faut-il pour mon honneur que vous ayez l’air d’avoirété vivement attaquée, dit le Parisien à qui la funeste propriétéde l’organdi suggéra une idée bouffonne.

Avant que Gatien eût atteint le bout du pont, l’audacieuxjournaliste chiffonna si lestement la robe d’organdi, que madame deLa Baudraye se vit dans un état à ne pas se montrer.

– Ah! monsieur!… s’écria majestueusement Dinah.

– Vous m’avez défié, répondit le Parisien.

Mais Gatien arrivait avec la célérité d’un amant dupé. Pourregagner un peu de l’estime de madame de La Baudraye, Lousteaus’efforça de dérober la vue de la robe froissée à Gatien en sejetant pour lui parler hors de la voiture et du côté de Dinah.

– Courez à notre auberge, lui dit-il, il en est temps encore, ladiligence ne part que dans une demi-heure, le manuscrit est sur latable de la chambre occupée par Bianchon, il y tient, car il nesaurait comment faire son cours.

– Allez donc, Gatien, dit madame de La Baudraye en regardant sonjeune adorateur avec une expression pleine de despotisme.

L’enfant, commandé par cette insistance, rebroussa, courant àbride abattue.

– Vite à La Baudraye, cria Lousteau au cocher, madame la baronneest souffrante… Votre mère sera seule dans le secret de ma ruse,dit-il en se rasseyant auprès de Dinah.

– Vous appelez cette infamie une ruse? dit madame de La Baudrayeen réprimant quelques larmes qui furent séchées au feu de l’orgueilirrité.

Elle s’appuya dans le coin de la calèche, se croisa les bras surla poitrine et regarda la Loire, la campagne, tout, exceptéLousteau. Le journaliste prit alors un ton caressant et parlajusqu’à La Baudraye où Dinah se sauva de la calèche chez elle entâchant de n’être vue de personne. Dans son trouble, elle seprécipita sur un sofa pour y pleurer:

– Si je suis pour vous un objet d’horreur, de haine ou demépris, eh! bien, je pars, dit alors Lousteau qui l’avaitsuivie.

Et le roué se mit aux pieds de Dinah. Ce fut dans cette criseque madame Piédefer se montra disant à sa fille: « Eh! bien,qu’as-tu? que se passe-t-il? »

– Donnez promptement une autre robe à votre fille, ditl’audacieux Parisien à l’oreille de la dévote.

En entendant le galop furieux du cheval de Gatien, madame de LaBaudraye se jeta dans sa chambre où la suivit sa mère.

– Il n’y a rien à l’auberge, dit Gatien à Lousteau qui vint à sarencontre.

– Et vous n’avez rien trouvé non plus au château d’Anzy,répondit Lousteau.

– Vous vous êtes moqués de moi, répliqua Gatien d’un petit tonsec.

– En plein, répondit Lousteau. Madame de La Baudraye a trouvétrès inconvenant que vous la suiviez sans en être prié. Croyez-moi,c’est un mauvais moyen pour séduire les femmes que de les ennuyer.Dinah vous a mystifié, vous l’avez fait rire, c’est un succèsqu’aucun de vous n’a eu depuis treize ans auprès d’elle, et quevous devez à Bianchon, car votre cousin est l’auteur de la farce dumanuscrit!… Le cheval en reviendra-t-il? demanda Lousteauplaisamment pendant que Gatien se demandait s’il devait ou non sefâcher.

– Le cheval!… répéta Gatien.

En ce moment madame de La Baudraye arriva, vêtue d’une robe develours, et accompagnée de sa mère qui lançait à Lousteau desregards irrités. Devant Gatien, il était imprudent à Dinah deparaître froide ou sévère avec Lousteau qui, profitant de cettecirconstance, offrit son bras à cette fausse Lucrèce; mais elle lerefusa.

– Voulez-vous, renvoyer un homme, qui vous a voué sa vie? luidit-il en marchant près d’elle, je vais rester à Sancerre et partirdemain.

– Viens-tu ma mère? dit madame de La Baudraye à madame Piédeferen évitant ainsi de répondre à l’argument direct par lequelLousteau la forçait à prendre un parti.

Le Parisien aida la mère à monter en voiture, il aida madame deLa Baudraye en la prenant doucement par le bras, et il se plaça surle devant avec Gatien, qui laissa le cheval à La Baudraye.

– Vous avez changé de robe, dit maladroitement Gatien àDinah.

– Madame la baronne a été saisie par l’air frais de la Loire,répondit Lousteau, Bianchon lui a conseillé de se vêtirchaudement.

Dinah devint rouge comme un coquelicot, et madame Piédefer pritun visage sévère.

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