La Muse du département

Chapitre 13Une charge qui devait avoir peu de succès

Deux ou trois jeunes personnes, quelques jeunes gens et lesfemmes examinaient Lousteau comme si c’eût été un faiseur detours.

– Monsieur Gatien Boirouge prétend que monsieur Lousteau gagnevingt mille francs par an à écrire, dit la femme du maire à madamede Clagny, le croyez-vous?

– Est-ce possible? puisqu’on ne paie que mille écus un procureurdu roi…

– Monsieur Gatien, dit madame Chandier, faites donc parler touthaut monsieur Lousteau, je ne l’ai pas encore entendu…

– Quelles jolies bottes il a, dit mademoiselle Chandier à sonfrère, et comme elles reluisent!

– Bah! c’est du vernis.

– Pourquoi n’en as-tu pas?

Lousteau finit par trouver qu’il posait un peu trop, et reconnutdans l’attitude des Sancerrois les indices du désir qui les avaitamenés. – Quelle charge pourrait-on leur faire? pensa-t-il. En cemoment, le prétendu valet de chambre de monsieur de La Baudraye, unvalet de ferme vêtu d’une livrée, apporta les lettres, lesjournaux, et remit un paquet d’épreuves que le journaliste laissaprendre à Bianchon, car madame de La Baudraye lui dit en voyant lepaquet dont la forme et les ficelles étaient assez typographiques: »Comment! la littérature vous poursuit jusqu’ici? »

– Non pas la littérature, répondit-il; mais la revue où j’achèveune nouvelle et qui paraît dans dix jours. Je suis venu sous lecoup de: La fin à la prochaine livraison, et j’ai dû donner monadresse à l’imprimeur. Ah! nous mangeons un pain bien chèrementvendu par les spéculateurs en papier noirci! Je vous peindrail’espèce curieuse des directeurs de revue.

– Quand la conversation commencera-t-elle? dit alors à Dinahmadame de Clagny comme on demande: « A quelle heure le feud’artifice? »

– Je croyais, dit madame Popinot-Chandier à sa cousine laprésidente Boirouge, que nous aurions des histoires.

En ce moment où, comme un parterre impatient, les Sancerroisfaisaient entendre des murmures, Lousteau vit Manchon perdu dansune rêverie inspirée par l’enveloppe des épreuves.

– Qu’as-tu? lui dit Etienne.

Mais voici le plus joli roman du monde contenu dans unemaculature qui enveloppait tes épreuves. Tiens, lis: Olympia ou lesVengeances romaines.

– Voyons, dit Lousteau en prenant le fragment de maculature quelui tendit le docteur, et il lut à haute voix ceci:

204 OLYMPIA,

caverne. Rinaldo s’indignant de la lâcheté de ses compagnons,qui n’avaient de courage qu’en plein air et n’osaient s’aventurerdans Rome, jeta sur eux un regard de mépris.

– Je suis donc seul!… leur dit-il.

Il parut penser, puis il reprit: – Vous êtes des misérables,j’irai seul, et j’aurai seul cette riche proie… Vous m’entendez!…Adieu.

– Mon capitaine!… dit Lamberti, et si vous étiez pris sans avoirréussi?…

– Dieu me protège!… reprit Rinaldo en montrant le ciel.

A ces mots, il sortit, et rencontra sur la route l’intendant deBracciano

– La page est finie, dit Lousteau que tout le monde avaitreligieusement écouté.

– Il nous lit son ouvrage, dit Gatien au fils de madamePopinot-Chandier.

– D’après les premiers mots, il est évident, mesdames, reprit lejournaliste en saisissant cette occasion de mystifier lesSancerrois, que les brigands sont dans une caverne. Quellenégligence mettaient alors les romanciers dans les détails,aujourd’hui si curieusement, si longuement observés, sous prétextede couleur locale! Si les voleurs sont dans une caverne, au lieude: en montrant le ciel, il aurait fallu: en montrant la voûte.Malgré cette incorrection, Rinaldo me semble un homme d’exécution,et son apostrophe à Dieu sent l’Italie. Il y avait dans ce roman unsoupçon de couleur locale. Peste! des brigands, une caverne, unLamberti qui sait calculer… Je vois tout un vaudeville dans cettepage. Ajoutez à ces premiers éléments un bout d’intrigue, une jeunepaysanne à chevelure relevée, à jupes courtes, et une centaine decouplets détestables… oh! mon Dieu, le public viendra. Et puis,Rinaldo… comme ce nom-là convient à Lafont! En lui supposant desfavoris noirs, un pantalon collant, un manteau, des moustaches, unpistolet et un chapeau pointu; si le directeur du Vaudeville a lecourage de payer quelques articles de journaux, voilà cinquantereprésentations acquises au Vaudeville et six mille francs dedroits d’auteur si je veux dire du bien de la pièce dans monfeuilleton. Continuons.

OU LES VENGEANCES ROMAINES. 197

La duchesse de Bracciano retrouva son gant. Certes, Adolphe, quil’avait ramenée au bosquet d’orangers, put croire qu’il y avait dela coquetterie dans cet oubli; car alors le bosquet était désert.Le bruit de la fête retentissait vaguement au loin. Les fantocciniannoncés avaient attiré tout le monde dans la galerie. JamaisOlympia ne parut plus belle à son amant. Leurs regards, animés dumême feu, se comprirent. Il y eut un moment de silence délicieuxpour leurs âmes et impossible à rendre. Ils s’assirent sur le mêmebanc où ils s’étaient trouvés en présence du chevalier de Paluzziet des rieurs

– Malepeste! je ne vois plus notre Rinaldo, s’écria Lousteau.Mais quels progrès dans la compréhension de l’intrigue un hommelittéraire ne fera-t-il pas à cheval sur cette page? La duchesseOlympia est une femme qui pouvait oublier à dessein ses gants dansun bosquet désert!

– A moins d’être placé entre l’huître et le sous-chef de bureau,les deux créations les plus voisines du marbre dans le règnezoologique, il est impossible de ne pas reconnaître dans Olympia,dit Bianchon…

– Une femme de trente ans! dit vivement madame de La Baudrayequi craignit une épithète par trop médicale.

– Adolphe en a dès lors vingt-deux, reprit le docteur, car uneItalienne de trente ans est comme une Parisienne de quaranteans.

– Avec ces deux suppositions, le roman peut se reconstruire,reprit Lousteau. Et ce chevalier de Paluzzi! hein!… quel homme!Dans ces deux pages le style est faible, l’auteur était peut-êtreun employé des droits-réunis, il aura fait le roman pour payer sontailleur…

– A cette époque, dit Bianchon, il y avait une censure, et ilfaut être aussi indulgent pour l’homme qui passait sous les ciseauxde 1805 que pour ceux qui allaient à l’échafaud en 1793.

– Comprenez-vous quelque chose? demanda timidement madame Gorju,la femme du maire, à madame de Clagny.

La femme du procureur du roi, qui, selon l’expression demonsieur Gravier, aurait pu mettre en fuite un jeune cosaque en1814, se raffermit sur ses hanches comme un cavalier sur sesétriers, et fit une moue à sa voisine qui voulait dire: « On nousregarde! sourions comme si nous comprenions. »

– C’est charmant! dit la mairesse à Gatien. De grâce, monsieurLousteau, continuez?

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