Le Cavalier Fortune

Chapitre 26D’une conversation importante qui eut lieu entre le cavalierFortune et le petit Bourbon.

 

Fortune ne répondit pas tout de suite auxcordiales avances de ce nouveau compagnon. Quand il parla enfin, cefut en ces termes :

– Il ne faut pas vous étonner, monsieur lechevalier, dit-il avec gravité, si je vous considèreattentivement ; j’en ai le droit par la position où je metrouve vis-à-vis de vous.

– À cause de la permission que j’ai prise deforcer votre porte ? demanda Courtenay en riant.

– La peste ! ne plaisantons pas,interrompit notre cavalier, nous plaisanterons tout à l’heure ettant que vous voudrez. La manière dont vous avez forcé ma porte,pour employer votre langage, me va droit au cœur comme tout ce queje vois de vous, mais si vous aviez bien voulu faire attention àune parole prononcée par moi pendant que vous étiez encore là-haut,à cheval sur vos madriers vous pourriez comprendre que j’aiquelques renseignements à vous demander.

– Quelle parole, mon camarade ? demandale petit Bourbon.

– Voilà ma phrase : je vous disaisqu’hier au soir j’avais en poche 15 000 livres gagnées loyalement àconspirer contre votre cousin le régent de France…

– Un garçon fort spirituel, fit Courtenayentre parenthèses, mais qui n’a pas de tenue.

Fortune continua :

– Je ne sais pas trop comment vous exprimer laposition où je suis vis-à-vis de Mlle Aldée de Bourbon.

– Ah ! ah ! dit Courtenay, vous laconnaissez Comment vous nommez-vous ?

– Sang de moi ! s’écria Fortune, vousm’accusez d’être bavard, mais je n’ai pas encore eu le temps deplacer mon pauvre nom. Je m’appelle Raymond tout court, d’ici queje sache comment se nommait mon père.

– Bon ! bon ! murmura Courtenay,tout le monde ne peut pas avoir été aux Croisades.

– De ma personne, répliqua Fortune, je suis dumoins bien sûr de n’y être jamais allé.

Le petit Bourbon lui adressa un souriant signede tête, et notre cavalier continua :

– Par mes belles actions et aussi à cause demon étoile qui ne m’a jamais abandonné jusqu’à hier soir, sur letard, j’ai mérité le sobriquet de Fortune qui sonne bien et qui estpréférable à un simple nom de baptême. Vous aurez, s’il vous plaît,à m’appeler comme tout le monde : le cavalier Fortune.

– Soit, repartit Courtenay qui lui tendit lamain, salut au cavalier Fortune !

– Merci, prince. J’en étais à vous expliquerma position vis-à-vis de cette noble et belle sainte.

– Corbleu ! s’écria Courtenay, vousparlez d’elle comme il faut.

– Seulement, interrompit Fortune, si vouscausez toujours, je n’aurai jamais fini.

– Je suis muet comme un poisson. Allez.

– Eh bien ! donc, il y a de la détressedans cette respectable maison.

– Tant mieux ! s’écria Courtenay, malgrésa promesse, c’est par moi que ma chère Aldée sera riche !

– Mais puisque vous n’avez ni sou ni maille,objecta Fortune.

Le geste que dessina le petit Bourbon eût étédigne d’un roi.

Allez ! ordonna-t-il.

Il se trouve, continua Fortune, que j’ai mangéle pain de cette maison-là. On ne me traitait pas comme un valet,non ; je n’y serais pas resté une heure sans cela. Aldée, lacréature angélique, quand nous étions enfants tous deux, m’a appelébien des fois son frère. Il n’y a pas jusqu’à la vieille comtessequi n’ait été bonne pour moi, et d’ailleurs il est une autrepersonne qui fait aussi partie de la famille.

– Cet amour de petite Muguette ? s’écriaCourtenay. Ne froncez pas le sourcil, cavalier. Au prochainhéritage que je ferai, je vous la dote bel et bien, et vous laprenez pour femme.

Ils se regardèrent un instant en silence.Fortune éclata de rire le premier et le petit Bourbon l’imitafranchement.

– Ma foi, dit notre cavalier, ce n’est pas derefus, prince, et vous me mettez à mon aise. J’avais eu la mêmeidée que vous, non point précisément par rapport à Votre Altesse,mais pour le gentilhomme, quel qu’il fût, que notre Aldée eûtchoisi. Elle est bien pâle, savez-vous, et quand je l’ai revueaprès une longue absence, j’ai eu peine à la reconnaître. Ilm’était venu une idée terrible.

Le front de Courtenay s’assombrit soudain.

– Voilà bien des jours que je ne l’aivue ! murmura-t-il.

Puis-je vous adresser une question ?demanda Fortune.

– Toutes les questions que vous voudrez,répliqua le petit Bourbon dont l’accent avait changé. Celle quej’aime et qui est tout mon espoir en ce monde vous a nommé sonfrère, je vous regarde comme un frère.

Il y avait de l’émotion dans la voix deFortune quand il reprit :

– Je vous rends grâce, chevalier.Corbac ! vous n’aurez pas à vous en repentir… La question queje voulais vous adresser est celle-ci : êtes-vous payé deretour ?

Courtenay rougit.

– Je l’ai cru, répondit-il à voix basse.

Il ajouta :

– Je le crois encore.

Pour la seconde fois, Fortune dit :

– Elle est bien pâle !

– Lui avez-vous parlé ? demandaCourtenay.

– Non, répliqua Fortune, elle dormait…

Fortune fixa sur lui son regard presquesévère.

– Ce n’est pas vous qui la faites souffrir, jepense, prononça-t-il à voix basse.

Courtenay répondit :

– Il y avait longtemps que je l’avais vue,belle comme une madone, à sa fenêtre ; il y a longtemps que jel’aimais. Un soir, comme elle sortait du salut à la paroisseSaint-Paul, dans la grande rue Saint-Antoine, des jeunes gens ivress’approchèrent d’elle et l’effrayèrent. Quelques coups de platd’épée lui firent la route libre et je lui demandai la permissionde l’accompagner. Je n’étais pas un inconnu pour elle ; laplus pure des jeunes filles devine celui qui l’aime et Aldéem’avait remarqué. Quand je la quittai à la porte de sa maison, c’enétait fait de ma folle jeunesse ; j’étais un autrehomme ; elle m’avait permis d’espérer.

– Ah ! s’écria joyeusement Fortune, c’estcomme si vous me déchargiez le cœur d’un poids de centlivres ! Alors, elle vous aime !

– Attendez, répliqua tristement lechevalier ; j’étais changé à ce point que je ne mereconnaissais plus moi-même. Moi, l’éternel révolté, je consentaisà rentrer dans la vie commune, moi dont l’orgueil légitime estdevenu, par les malheurs de ma race, une véritable folie !…Moi, Pierre de Courtenay, qui eus trois de mes ancêtres assis surle trône de Constantinople, je consentis en moi-même à me faire lesimple sujet d’un roi, le simple citoyen d’un pays, je me rendischez M. le duc de Bourbon qui a toujours conservé vis-à-vis demoi les dehors d’une affection protectrice ; il me plaisait cejour-là d’accepter sa protection ; je lui dis : je veuxme marier ; la jeune fille que j’épouse appartient comme moi àune race royale, à la vôtre, monseigneur ; elle est pauvrecomme moi ; pour nourrir ma femme et pour élever nos enfants,je veux bien m’abaisser au rang de simple gentilhomme et jesollicite un régiment.

– Et vous fûtes refusé ! se récriaFortune.

– Pas tout à fait. M. le duc de Bourboneut la bonté de me donner des espérances. Il me dit : je vaisvoir monsieur le régent, je vais voir M. Voyer d’Argenson.Cela ne me formalisa point ; je ne suis pas de ceux qui serésignent à demi, la preuve c’est que je changeai mon genre de vie,j’employai mes derniers écus à me faire un équipage convenable etj’allai à la cour. Là, on me reçut d’une façon singulière ;c’est à la cour, surtout, que les nuances se mêlent et que lescontrastes vont bras dessus, bras dessous.

« On témoignait beaucoup de respect pourma naissance, on laissait voir beaucoup de mépris pour mapauvreté.

« Moi, j’allai mon chemin. Au fond del’âme, j’étais indifférent au mépris comme au respect, mais jefrayais avec toute cette jeune noblesse qui entoure le ducd’Orléans et qui sera le soutien vermoulu du trône quand le jeuneroi gouvernera. Je fus l’ami de ceux qu’on appelle les roués. Nocé,Cadillac, Lafare, Brancas et le régent lui-même me faisaientl’honneur de dire en parlant de moi : C’est un drôle decorps.

« Pendant cela, je ne perdais aucuneoccasion de voir ma belle Aldée qui devenait plus tendre, plusconfiante, et que j’aimais avec une passion toujourscroissante.

« Une après-dînée que je devaisl’accompagner au sortir de l’église, j’arrivai un peu en retard.Elle était déjà sortie. Je pris ma course et je la reconnus quimarchait seule dans la rue Saint-Antoine.

« J’étais sur le point de l’atteindre,lorsque je la vis s’arrêter tout à coup.

« Un carrosse venait de s’arrêter aussi àla porte de l’hôtel de Sully.

« je ne sais pourquoi je n’abordai pointnotre chère Aldée. Quelque chose me serrait le cœur, et, au lieu delui parler, je l’observai.

« Un gentilhomme descendit du carrosse.Son regard tomba sur Aldée, et comme par manière d’acquit, luienvoya un baiser avant de disparaître sous la voûte :

« Aldée chancela. Je n’eus que le tempsde m’élancer pour la recevoir, faible, dans mes bras.

Courtenay se tut et il y eut un silence aprèslequel Fortune dit d’une voix altérée :

– Ce gentilhomme était M. le duc deRichelieu ?

L’azur des yeux de Courtenay devint noir. Sespaupières s’abaissèrent et il répéta :

– Ce gentilhomme était M. le duc deRichelieu, vous l’avez dit.

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