Le Cavalier Fortune

Chapitre 15Où Fortune amène noble compagnie chez Thérèse Badin.

Cette idée de Fortune était bonne en principe,car il y avait vraiment bien longtemps que la tête du petit Bourbonétait sous l’eau, mais il est permis de croire que les descendantsde tant de rois peuvent avoir l’haleine plus longue que les autreshommes, car ce démoniaque chevalier n’eut pas plutôt le nez et labouche à l’air libre qu’il toussa, renifla, se secoua comme unbarbet sortant d’une mare, et donna en même temps une tellesecousse que les deux mains de ses deux sauveurs lâchèrent prise àla fois.

Il n’eut garde de plonger. Ses yeux, quilançaient des éclairs à travers les mèches collées de ses cheveux,brillèrent comme des chandelles ; il cria : « Àmoi ! à moi ! » et ses deux mains, semblables à despaquets de griffes, se cramponnèrent à l’abondante chevelure deRené.

– Ne le tuez pas ! cria Fortune ens’adressant à René.

Mais René ne pouvait déjà plus l’entendre. Lechoc irrésistible du chevalier l’avait déjà entraîné au fond del’eau.

Fortune se laissa couler résolument, quoiquela fatigue commençât à le gagner. Le drame prenait des proportionsredoutables : nos trois amis étaient au plein milieu de laSeine. Le bateau qui, à la rigueur, pouvait être un instrument desalut, avait disparu dans le lointain, et l’aventure pouvait avoirici son dénouement tragique.

Fortune parvint, en effet, à ramener ses deuxcompagnons, mais il lui fut absolument impossible de dégager Renéqui avait perdu connaissance.

Au contraire, le petit Bourbon se démenaitcomme un possédé.

Il n’y avait pas à réfléchir longtemps.Fortune comprit qu’il n’y avait plus qu’une seule ressource :c’était de ménager avec un soin extrême les forces qui luirestaient et de remorquer ses deux compagnons à la traîne, en sereposant pour le surplus sur l’aide de la Providence.

Ce fut sur le petit Bourbon qu’il mit legrappin d’abord, parce que l’autre était un inconnu pour lui,ensuite parce qu’il était bien sûr que le petit Bourbon, ayant unefois crispé ses doigts dans la chevelure de l’autre, devait restercramponné mort ou vif.

Notre cavalier était un jeune homme robuste etun bon nageur, mais il ne pouvait se dissimuler les difficultés desa tâche.

– Je n’en peux plus ! se disait-il. Et àquoi bon tout cela ? pour ramener deux corps morts à laberge ? Ce damné chevalier, qui grimpe si bien aux murailles,n’aurait-il pas pu apprendre un peu à nager ?

Il souleva la tête du petit Bourbon, dont labouche s’ouvrit aussitôt pour lamper une gorgée d’air, et qui eûtcommencé à faire des siennes si on ne l’avait bien vite replongésous l’eau.

– Ma sœur Aldée, se dit Fortune, pourra sevanter d’avoir là un mari bien conformé.

Sans le courant qui s’engouffrait plus rapidesous la dernière arche du pont Royal, il aurait pu toucherl’atterrissement formé en amont des Tuileries, mais il se laissaentraîner sans résistance, et, une fois l’arche passée, , il saisitun remous qui le porta doucement à la berge.

Pendant quelques minutes, la lune éclaira cegroupe bizarre, formé par trois hommes immobiles comme descadavres, et dont les pieds étaient encore dans l’eau.

Le petit Bourbon se retrouva le premier, et lebrusque soubresaut qu’il fit faillit le rejeter à la rivière.

Sa main droite, rivée aux cheveux de René,souleva la tête de ce dernier, qui retomba et heurta la bergerudement, aussitôt que le chevalier eut lâché prise.

Le chevalier parvint à se redresser sur sesgenoux. Il n’avait pas les idées bien nettes, mais à la vue de sesdeux compagnons, il s’écria :

« La mule du pape ! – J’aurai sansdoute noyé deux de ces coquins de la Prévôté !

« La mule du pape ! répétaCourtenay, qui avait réussi à se mettre sur ses pieds, c’était lerefrain de ce pauvre cavalier du Châtelet. Est-ce que j’aurais étéassez chanceux pour vous sauver la vie, mon dignecamarade ?

Fortune allait mieux, car il put rire.

– La peste ! dit-il, je n’ai pas besoinde vérifier vos parchemins : vous êtes prince, ou que lediable m’emporte ! il n’y a que les princes pour se tromper dela sorte et demander un grand merci aux gens qui leur ont faitl’aumône.

– Alors, reprit Courtenay. le pluspaisiblement du monde, c’est le contraire, cavalier, je me trouveredevable envers vous de la vie. Eh bien ! je confesse que lachose est ainsi plus probable. Voyons, redressez-vous et causons,il fait un froid de loup ici, et j’aimerais prendre le chemin dequelque bonne hôtellerie.

Tout en parlant, il avait pris les deux mainsde Fortune, qui se leva sur son séant, et répondit :

– Voyez, je vous prie, si celui-ci est mort ouvivant… C’est lui qui est votre véritable sauveur.

Le chevalier s’agenouilla aussitôt auprès deRené qui était couché la face contre terre. Il le retourna sansefforts et lui tâta le cœur.

– J’ai encore la main un peu engourdie,murmura-t-il, mais il me semble bien que le pauvre garçon estfini.

– Écartez un peu ses cheveux qu’on voie safigure, dit encore Fortune, car nous étions là comme au bal masquétous les trois.

Courtenay sépara au milieu du front lescheveux mouillés du jeune homme inconnu pour les rejeter à droiteet à gauche.

La lune éclaira en plein le visage pâle deRené Briand.

– Sang de moi ! s’écria Fortune, j’avaiscomme une vague idée de cela !

– Vous le connaissez ? demandaCourtenay.

– Si je le connais ! c’est un de mesmeilleurs amis ! c’est lui qui m’a poignardé dans la cour desTournelles.

– Eh bien ! alors…

– Eh bien ! alors, il faut le sauver ouma clientèle sera dépareillée. Voilà mes jambes qui sedégourdissent. Et, entre parenthèses, je devine bien pourquoi cebain l’a mis si bas ; quand je me suis jeté à l’eau après vousdu haut du Pont-Neuf…

– Comment ! s’écria Courtenay dont lesdeux mains se tendirent, du haut du Pont-Neuf, cavalier !

– Ah ça ! demanda Fortune, croyez-vousdonc que j’étais dans l’eau cette nuit pour mon plaisir ?

– Vous m’aviez reconnu ?

– Pas tout à fait, mais vous aviez dit ensautant : « Je ne sais pas nager… »

– Par la morbleu ! s’écria le petitBourbon, voilà que je me souviens ! c’était donc vous cefâcheux qui me barrait le chemin, l’épée dégainée, au coin du quaiConti ?

– C’était moi, répondit Fortune en lui rendantde bon cœur sa poignée de main, mais que voilà bien lesprinces ! Fâcheux ! je suis un fâcheux !

Courtenay l’embrassa en riant, ce qui ne lesempêchait point de grelotter tous les deux.

– Je voulais vous dire, poursuivit Fortune quis’agenouilla auprès de René à son tour, que les médecins ordonnentde ne se point mettre à l’eau après un copieux repas. Or, je venaisde souper avec feu Bertrand, l’inspecteur de police.

– Feu Bertrand ! répéta Courtenay dont leregard devint inquiet.

– Un bon drille, poursuivit Fortune, de qui jefis la rencontre à la morgue du Châtelet, en m’évadant par le boyauque Votre Altesse avait pris la peine de creuser… mais je vousraconterai tout cela au long.

Courtenay le regardait en face.

– Vous n’êtes pas devenu un peu fou, camarade,demanda-t-il, pour vous être jeté à l’eau trop tôt après votresouper ?

– Il y avait de quoi, mon prince, mais vousvalez bien la peine qu’on risque pour vous une attaque d’apoplexie,car j’ai réfléchi à fond depuis l’autre jour : sous le rapportgénéalogique, vous êtes, dans l’univers entier, le seul beau-frèrequi me convienne.

Courtenay hocha la tête et ne répondit point.Il n’avait décidément pas bonne idée de l’état où se trouvait lacervelle de Fortune.

– Quant à celui-ci, reprit notre cavalier, quiinterrogeait avec une émotion véritable le cœur et le pouls deRené, je n’ai pas de peine à deviner sa pauvre histoire. Il m’avaitdit qu’il voulait mourir, et nous sommes venus le déranger dansl’accomplissement de son œuvre désespérée.

– En ce cas, dit Courtenay, où est lemal ? J’ai froid, j’ai faim, resterons-nous ici toute lanuit ?

– La peste ! gronda Fortune, un princeest toujours un prince, même quand il a le diable dans sa poche.Mais Aldée est princesse aussi, et vous serez à deux de jeu.

Altesse, interrompit-il avec un respect un peuironique, vous aurez un bon souper pour vous refaire et un bon feupour vous réchauffer, mais auparavant vous m’aiderez à emporter cegarçon-là qui n’est qu’un pauvre petit bourgeois, et vous tiendrezun des bouts de la civière.

– Je le porterai sur mon dos, si vous voulez,cavalier, répondit Courtenay. Pour qui donc me prenez-vous ?S’il est encore vivant, nous le mènerons au médecin ; s’il estmort, nous ferons en sorte qu’il soit mis en terre sainte.

Fortune était debout. Il étira ses membrescourbaturés et promena son regard le long de la berge, où plusieursbateaux étaient amarrés.

Il entra dans l’un d’eux, où il prit lesplanches qui servaient de banc, et une couple de perches qu’ilrapporta auprès de René.

Les planches furent disposées en travers surles deux perches, de manière à former un brancard, où l’on étenditRené, et nos deux compagnons gravirent aussitôt la berge en sedirigeant vers la tête du Pont-Royal.

Le plus difficile, ce fut la montée. Une foissur le pont, Fortune et Courtenay, à qui ce travail rendait toutel’élasticité de leurs membres, se mirent à marcher d’un bonpas.

La civière flexible se balançait entreeux.

– Nous n’allons pas bien loin, dit Fortune,mais il se peut que nous rencontrions en route une partie de vosamis, les archers de la Prévôté. Comme nous ne sommes armés ni l’unni l’autre et que votre envie n’est pas probablement d’être fait denouveau prisonnier, il faut convenir d’une manœuvre. Nousdéposerons le jeune homme à terre.

– Chacun de nous prendra une des perches,interrompit Courtenay.

– Et nous tomberons sur les gens de M. leprévôt, fussent-ils une demi-douzaine.

– Fussent-ils un demi-cent, cavalier !Après quoi nous remettrons les perches sous les planches et nousrecommencerons à voiturer le jeune homme.

Mais les gens de M. le prévôt s’étaientsans doute fatigués d’attendre, car nos deux compagnons nerencontrèrent personne en longeant le quai Malaquais.

Il n’y avait au petit hôtel de Thérèse Badinqu’une seule fenêtre éclairée : celle que René avait saluée deson dernier regard.

Fortune, qui marchait en avant, tourna l’anglede la rue des Saint-Pères et dit en s’arrêtant devant la portecochère de l’hôtel :

– Voici notre auberge.

En même temps il fit donner le marteau à tourde bras.

Le concierge étant venu ouvrir, recula àl’aspect de notre cavalier, dont l’accoutrement n’était pas faitpour inspirer une respectueuse confiance.

Fortune profita de ce moment pour entrer, etune fois le brancard engagé en travers du seuil, il n’était plustemps de refermer la porte.

– Qui êtes-vous ? Quecherchez-vous ? Qu’apportez-vous ? demanda coup sur couple portier scandalisé.

– Je suis l’ami de Mme Badin, réponditFortune, ceci a été établi ce matin ; je cherche mon logis, oùje veux donner l’hospitalité à un prince de mes camarades, etj’apporte un pauvre homme en danger de mourir, pour qui, s’il vousplaît, vous allez mettre toute la maison sur pied à l’instantmême.

Il entra. Le portier regarda celui que Fortuneappelait un prince de mes camarades, et il cria à safemme :

– Toinon ! fais ce que commande cegentilhomme, et mets toute la maison sur pied, afin qu’on le jettedehors.

Fortune et le chevalier de Courtenay étaientdéjà dans le vestibule où les domestiques arrivaient de touscôtés :

– Ce pauvre garçon, dit Fortune au majordomeen lui montrant René, est un des plus anciens amis de votremaîtresse. Qu’il soit placé dans un bon lit, non loin de monappartement, qu’un médecin soit appelé sur le champ, et s’il neveut pas venir, qu’on l’apporte ! Faites allumer chez moi ungrand feu et servir un honnête souper, sans oublier de vousprocurer incontinent, des vêtements convenables pour mon compagnonet pour moi. Pendant que j’y songe, un valet doit partirincontinent et aller au Pont-Neuf, où j’ai laissé, sur la corniche,en dehors du parapet, mon manteau, mon feutre et mon épée que cepetit valet me rapportera. Quand tout cela sera fait, vous direz àMlle Badin que le cavalier Fortune désire lui rendre compte de sajournée et lui présenter le prince Pierre de Courtenay.

Le majordome s’inclina et tous les domestiquesfirent de même.

Quatre valets montaient déjà René sur unechaise longue.

Une demi-heure après, le petit Bourbon etFortune étaient installés devant un feu pétillant dans la chambreoù notre cavalier avait passé la nuit précédente.

Ils attendaient la venue de la dame de céans,qui ne s’était point encore montrée.

Le petit Bourbon était là comme partout,c’est-à-dire comme chez lui. Sa jolie figure n’exprimait aucuneinquiétude ni aucun embarras. Enveloppé dans une robe de chambrebien chaude, il se brûlait voluptueusement la plante des pieds à laflamme du foyer, et commençait à gronder contre le souper quin’arrivait pas assez vite à son gré.

Volontiers l’eût-on pris pour le maître de lamaison.

Fortune le regardait avec une admiration mêléede dépit.

– La peste ! grommela-t-il enfin, onn’est pas prince à ce point-là ! Moi, au moins, quand je meretire d’un mauvais pas, je remercie mon étoile ou lescamarades.

– Ai-je oublié de vous remercier,cavalier ? demanda Courtenay qui lui tendit la main. J’ai eutort, mais en conscience, il y a des choses invraisemblables :un homme comme moi ne peut finir ainsi obscurément, dans la rivièrede tout le monde, comme un petit bourgeois entraîné au fond del’eau par le mal d’amour ou par la banqueroute. La fée Mélusine, matante, car je tiens aux Lusignan, est un démon aquatique ;elle m’eût très certainement donné un coup d’épaule. Ce dont jevous tiendrai bon compte, cavalier, c’est du souper, quand onl’aura servi. À quoi songez-vous, s’il vous plaît ?

– Je songe au médecin qui ne vient pas,répondit Fortune ; René, le pauvre petit homme, n’a pointencore repris ses sens, et cette Thérèse, quoiqu’elle ne soit pasprincesse, semble avoir le cœur aussi dur que vous.

– Ah ! interrompit-il en voyant la portes’ouvrir, enfin ! la voici, je pense !

Courtenay tourna la tête curieusement.

Un domestique entra et dit :

– Mme Badin présente ses excuses àM. le prince de Courtenay et prévient le cavalier Fortunequ’elle ne pourra l’entretenir ce soir. Un message de Mme laduchesse du Maine vient de mander Mlle Badin à l’Arsenal.

– Elle est partie ? demanda Fortune.

– Elle part :

Notre cavalier sauta sur ses pieds et traversala chambre en trois enjambées.

Fortune avait gagné la porte qui conduisait àl’appartement de Thérèse. Le valet voulut lui barrer le passage,mais notre cavalier était remis de son engourdissement, et n’eûtbesoin que d’une poussée pour jeter le valet à l’autre bout de lachambre.

Fortune ayant franchi la porte se trouva dansune sorte d’entre-deux, au-delà duquel était l’appartement deThérèse Badin.

Thérèse était à sa toilette, entourée defemmes. Toutes les différentes pièces de sa parure annonçaient, ilest vrai, le grand deuil, mais composaient, en somme, un costumetrès riche et d’une rare élégance.

– Madame, dit Fortune en entrant, je désirevous parler sans témoins : il s’agit de maître Guillaume,votre père.

Thérèse rougit et ses sourcils essayèrent dese froncer, mais elle baissa les yeux sous les regards deFortune.

– Sortez, dit-elle à ses chambrières. Ne vouséloignez point trop, cependant, je vais vous rappeler à laminute.

Au moment où notre cavalier passait sur leseuil, elle avait glissé un pli dans son sein. Un autre messagerestait ouvert sur la toilette, habillée de mousseline rose.

– Ne pouviez-vous attendre à demain ?…commença-t-elle dès que ses femmes furent parties.

– Madame, répondit Fortune, j’ai travaillépour vous tant que la journée a duré, et je viens de repêcher aufin fond de la rivière tout ce qui vous reste de l’heureux temps oùvous n’aviez point encore mis votre folie dans l’esprit du pauvrehomme qui est mort : je parle de maître Guillaume votrepère.

Thérèse voulut l’interrompre, et son œil quibrillait de colère orgueilleuse disait d’avance la couleur de sapensée, mais notre cavalier reprit, en poussant du pied un siège oùil s’assit près d’elle :

– La mule du pape ! ma fille, est-ce quevous croyez me faire peur ? je vous ai dit une fois : jevous aime ; et c’est la vérité vraie ou que le diable meprenne ! je ne sais pas pourquoi j’aime tant de monde, depuisque j’ai mangé du pâté de maréchale dans le grenier de ma petiteMuguette. Fâchez-vous ou ne vous fâchez pas, c’est tout un pourmoi : je sens que je vais droit mon chemin.

– Si vous m’aimez, faites vite, murmuraThérèse, car il est d’un grand intérêt pour moi de voirsur-le-champ Mme la duchesse du Maine.

Le regard de Fortune s’était arrêté un instantsur le message ouvert au bord de la toilette. Thérèse le couvrit deson mouchoir, qu’elle jeta dessus comme par mégarde, mais il étaittrop tard : notre cavalier avait de bons yeux.

– Quand vous étiez encore la jolie, la chèrefillette de la rue des Bourdonnais, vous aviez un fiancé…dit-il.

– Oh ! fit Thérèse, un fiancé !

– Un compagnon d’enfance, à tout le moins, unjeune homme bon et beau qui avait partagé vos premiers jeux.

– René, balbutia Thérèse, je ne l’ai jamaisoublié. Ma visite à l’Arsenal ne peut être longue, et à monretour…

– À votre retour, interrompit Fortune à voixbasse, l’homme que vous pourriez sauver d’un regard, ressusciterd’un sourire, sera peut-être mort !

– Rien au monde, prononça Thérèse avecfermeté, ne peut m’empêcher d’aller à l’Arsenal.

– La peste ! dit Fortune qui se redressa,vous avez raison. Les habits de deuil vous vont à merveille, mafille, et il est bon que M. de Richelieu vous voieainsi !

La pâleur de Thérèse envahit jusqu’à seslèvres qui tremblaient.

Fortune étendit la main et souleva le mouchoirqui couvrait la lettre.

– On vous dit là-dedans, reprit-il, queM. de Richelieu viendra ce soir à l’Arsenal.

– On me dit là-dedans, prononça Thérèse à voixbasse, que je connaîtrai, à l’Arsenal, le nom de l’assassin de monpère.

Fortune prit la lettre sans que Thérèse, fitaucun mouvement pur s’y opposer.

– Nous avons raison tous les deux, dit-ilaprès avoir lu. La lettre parle de M. le duc et parle aussi del’assassin du pauvre Guillaume. La lettre ment deux fois.M. le duc ne sera pas cette nuit à l’Arsenal, et il faut avoirle cerveau bien malade, Thérèse, malheureuse fille, pour croire àcette fable grossière : le régent de France perdant son tempset sa peine à poignarder un musicien de l’Opéra !

– Ce musicien était mon père, murmura Thérèse,on devait croire qu’il conspirait comme moi.

Fortune eut un sourire de pitié.

– L’orgueil est aussi un jettatore,pensa-t-il tout haut. Ce soir, avant de retirer de l’eau le pauvreamoureux que vous avez désespéré, j’ai bien longtemps parlé de vousavec maître Bertrand l’inspecteur.

– Quoi ! s’écria Thérèse, voussavez !

– Pendant que j’étais avec lui, poursuivitFortune, maître Bertrand a reçu la lettre où vous lui disiez Chizacest innocent puisqu’il m’a demandée en mariage.

– J’ai réfléchi ; murmura Thérèse, depuisque cette lettre a été écrite. Mes doutes sont revenus.

À travers les deux portes et la chambreintermédiaire, la voix sonore et joyeuse de Courtenay arriva,disant :

– Holà ! cavalier Fortune, je n’aimepoint souper seul. La table est servie et, grâce à Dieu, lademoiselle Badin a bien fait les choses. Venez, s’il vous plaît, ettâchez de l’amener avec vous pour que la fête soit complète.

Le bruit de la porte cochère, ouverte etrefermée, monta en ce moment.

– C’est le médecin, fit notre cavalier.Irez-vous à l’Arsenal avant de savoir si René Briand doit vivre oumourir ?

Thérèse se leva et s’appuya sur le bras queFortune lui offrait.

– La grande bataille n’est que pour demain,fit-elle en se parlant à elle-même.

Fortune n’eut garde de l’interrompre, mais ilétait tout oreilles.

Son plan, son fameux plan, qu’il suivait àtravers ses multiples besognes, se rapportait étroitement à lacomédie politique qu’on jouait à l’Arsenal.

Comme Thérèse se taisait désormais, il demandaen affectant l’indifférence :

– C’est donc pour demain le grandjour ?

– Ce sont là, dit Thérèse, des secrets qui nem’appartiennent pas.

Ils arrivaient à la chambre de René, où lemédecin venait d’entrer.

En voyant le visage livide du pauvre enfant,Thérèse ne put retenir une larme.

– Si vous saviez comme il vous aimait !murmura Fortune.

Thérèse dégagea son bras et alla vers lelit.

Le médecin était en train de donner ses soins.Au bout de quelques minutes, il dit :

– Le malade va reprendre ses sens. Sa vie esten danger, mais il y a espoir de le sauver. Il faut près de lui unegarde qui ne le quitte pas d’une minute.

Fortune approcha un siège du lit, mais Thérèsele prévint et s’y assit.

Quand le médecin s’éloigna, après avoirformulé son ordonnance, Thérèse dit à Fortune :

– Allez tenir compagnie à M. le chevalierde Courtenay. C’est ici ma place, j’y resterai jusqu’au jour.

Fortune lui baisa la main avec effusion et seretira.

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