Le Cavalier Fortune

Chapitre 9Où Fortune est introduit dans un repaire de conspirateurs.

C’était une chambre d’aspect misérable où il yavait pour tout meuble un vieux lit sans rideaux et quelqueschaises, dont la plupart étaient boiteuses.

Au pied du lit, une basse de viole s’appuyaitcontre le mur avec son archet passé dans l’unique corde qui ne fûtpoint cassée.

Un peu plus loin, une porte basse donnaitaccès dans une sorte de soupente, où l’on voyait une petitecouchette protégée par les lambeaux de serge jaune.

Les trois gentilshommes saluèrent les deuxdames galamment et remirent avec promptitude leur épée aufourreau.

– Ces précautions nous ont été recommandées,et l’un d’eux, qui était un grand jeune homme coiffé de cheveuxblonds bouclés : Nous obéissons à la consigne.

– On ne saurait prendre trop de précautions,monsieur le marquis, répondit la belle Thérèse.

Elle ajouta en se tournant vers sacompagne :

– Voulez-vous me permettre de vous présentertrois chasseurs, les plus vaillants parmi ceux qui sont entrés avecnous dans la forêt de Bretagne !

Mlle Delaunay s’inclina et Thérèsepoursuivit :

– M. le marquis de Pontcallec, M. lemarquis de Sourdéac, M. le chevalier de Goulaine.

Les trois gentilshommes bretons firent denouveau la révérence, et Mlle Delaunay souleva son voile pourrépondre gracieusement à leurs saluts.

Le marquis de Pontcallec, cadet de la maisonde Malestroit, possédait des biens immenses dans le pays deVannes.

On l’appelait en Bretagne le marquisd’Opulence.

Il devait, à quelque temps de là, revenir àNantes et y porter sa tête sur l’échafaud pour donner un dénouementsanglant à une ridicule histoire.

Le marquis de Sourdéac était aîné de la maisonde Rieux.

Pontcallec fit un pas vers Mlle Delaunay etdemanda :

– Avons-nous, en ce moment, l’honneur deparler à la princesse elle-même ?

La Muse sourit et rougit.

– Breton que vous êtes ! murmura Thérèsedont le rire argentin éclata. La princesse dans cettemansarde !

La Muse s’empressa d’ajouter :

– Croyez, Messieurs, que, s’il l’avait fallu,pour voir de fidèles amis, Son Altesse Royale n’aurait point reculédevant un danger ni devant une fatigue ; mais à quoi bon,puisque M. le régent n’a pas encore élevé de barrières sur laroute de Sceaux ? Vous viendrez à Sceaux ; je ne suisqu’une messagère bien humble chargée de vous apporter l’invitationde Son Altesse Royale.

Les trois Bretons se confondirent aussitôt enexcuses, et le marquis de Pontcallec reprit en s’adressant àThérèse :

– Il ne vous sied point, Madame, de railler laprovince de Bretagne où vous avez laissé de si chers souvenirs.Votre passage chez nous a été une marche triomphale et parmi leschevaliers de la Mouche-à-Miel, il n’en est pas un seul qui nerisquât sa vie pour avoir le droit de porter vos couleurs.

– Écoutez cela, chère Muse, dit Thérèse.Pendant trois semaines j’ai entendu de pareilles choses du matin ausoir. On croit qu’Amadis de Gaule est mort, et c’est bien possible,mais il a laissé une nombreuse postérité qui s’est établie dansnotre loyale Bretagne. Ces messieurs sont galants à fairefrémir.

Elle tendit sa main à Pontcallec qui la baisaen rougissant.

– Pour votre permission, chère demoiselle,reprit Thérèse, je vais inviter messieurs vos amis à s’asseoir,afin qu’ils nous rendent compte de l’état de la province et quenous ayons de bonnes nouvelles à rapporter ce soir chez Son AltesseRoyale.

Un geste gracieux de la sœur d’Apollon indiquales sièges.

C’était bien. Seulement, il y eut quelqueconfusion, parce que le chevalier de Goulaine tomba sur une chaiseinfirme, tandis que le marquis de Sourdéac confiait son séant à unsiège estropié.

Thérèse éprouva avec soin celui qu’elle offrità sa compagne et s’en alla prendre place sur le pied du grabat.

– Nous vous écoutons, Messieurs, dit MlleDelaunay.

Pontcallec reprit :

– Nous ne pouvions souhaiter de pluscharmantes messagères pour porter nos paroles à Son Altesse Royale.Les pays de Vannes, Auray, Hennebon, Quimperlé et Concarneau sontentrés franchement dans la forêt avec du Couédic ; nous avonsRedon, Montfort et Fougères par M. de Montlouis ;tout le Nantais suit Talhouet de Bonamour qui nous appartient, etla Ruche envoie ses Abeilles jusqu’à Saint-Brieuc et Saint-Malo.M. le comte de Rohan-Polduc, de son côté, répond de deux millegentilshommes en basse Bretagne. La poire est mûre, nous sommesvenus parce qu’il était temps de venir.

– Et que dit-on de M. le régent,là-bas ? demanda Thérèse.

– Ce qu’on dit du diable, répondit brusquementSourdéac.

Le chevalier de Goulaine ajouta :

– On va jusqu’à parler d’un complot infâme. Lemot poison a été prononcé, courant de château en château, poisonpour le cœur, poison pour le corps de notre bien-aimé jeuneroi.

Les épaules de la belle Thérèse eurent unimperceptible mouvement, mais Delaunay s’empressa de répondre, enlevant les yeux au ciel :

– Dieu seul peut savoir quelles penséesinfernales habitent l’esprit de Philippe d’Orléans !

Les visages de nos trois gentilshommess’assombrirent.

– À vos épées, Messieurs ! commanda toutbas Delaunay, prêtant l’oreille à un bruit qui venait del’escalier.

Les Bretons dégainèrent. Sans cette mise enscène, les conspirateurs n’iraient pas.

– Qui est là ? demanda Thérèse.

La voix de Fortune répondit sur lepalier :

– N’est-ce point ici le logis du sieurGuillaume Badin, première basse de viole à l’Opéra ?

Sur un signe de la Muse, Thérèse demandaencore :

– Que lui voulez-vous et combienêtes-vous ?

– Nous sommes deux, répondit Fortune, et nousapportons les gaules qu’on nous a dit de couper dans la forêt.

La sœur d’Apollon se tourna vers les troisgentilshommes et leur dit d’un ton confidentiel :

– Tenez-vous à l’écart, Messieurs, je vousprie : il y a dans tous les complots politiques des chefs etdes soldats : ceux qui vont entrer ici ne sont point de votrequalité, mais ils apportent des messages de la plus hauteimportance.

Ils reculèrent jusqu’à l’autre bout de lachambre, heureux de la ligne qu’on traçait entre eux et lesconjurés vulgaires.

Ils virent entrer avec un certaindésappointement deux compagnons maçons qui n’avaient ni couteaux nipistolets à leurs ceintures.

Ceux-ci se présentèrent de fort bon air, etThérèse s’écria, en regardant le plus grand des deux, qui étaitnotre ami Fortune :

– Mais c’est frappant ! mais c’estmiraculeux !

Elle prit la main de la Muse etajouta :

– Chère demoiselle, je comprends votre erreur.Ce doit être son jumeau, je n’ai jamais vu de ressemblancepareille !

– Ma toute belle, dit la Muse sèchement,laissons cela ou nous nous fâcherons.

Elle salua de la main Fortune et La Pistole,qui se tenaient debout devant la porte.

Les regards de Fortune allaient de Thérèse àDelaunay et disaient hardiment son admiration.

Thérèse murmura encore, mais pour elle-même,cette fois :

– Je crois, Dieu me pardonne, qu’il est encoreplus beau que M. le duc !

Fortune commença ainsi :

– C’est là le côté fâcheux de notremission : pour ma part, il me peine de me présenter ainsi vêtudevant ces dames…

« Vous m’avez vu l’épée au côté, vous,s’interrompit-il, ma charmante vision d’Espagne, mais voici uneadorable personne qui ne pourra jamais me regarder sans rire.

Thérèse rougit ; les sourcils de la Muses’étaient froncé légèrement.

Sourdéac dit à Goulaine, au fond de lachambre :

– Pour un croquant, il s’exprime avec bien del’audace !

– À Paris, fit observer le blond marquis dePontcallec, il ne faut jamais juger les gens sur la mine.

La sœur d’Apollon demanda, inquiète qu’elleétait déjà, car elle avait cherché vainement entre les mains desnouveaux arrivants les cannes qui étaient pour elle le signe deleur mission accomplie :

– Messieurs, vous serait-il arrivémésaventure ! Les autres messagers ont été arrêtés en chemin,et nous n’avions plus d’espoir qu’en vous.

– La mule du pape ! belle dame, réponditFortune ; quand on emploie un gaillard tel que moi, il y afolie de le traiter comme une marionnette de six blancs qu’on faitmouvoir avec des ficelles ! J’en dis autant pour mon camaradeLa Pistole, ne fut-ce que par politesse. Vous avez failli toutperdre en nous animant l’un contre l’autre, et vrai Dieu !quoique je ne méprise point sa femme Zerline qui est votrechambrière, Madame, je veux finir par le gibet si je me suis trouvéjamais assez au dépourvu pour chasser gibier de ce poil !

Il se redressa de toute sa hauteur et semblaprendre à témoin la belle Thérèse qui lui montrait toutes lesperles de sa bouche en un bienveillant sourire.

La Pistole écoutait cela d’un air digne etrassis, retenant son chien Faraud entre ses jambes.

Les trois Bretons étaient tout oreilles etfaisaient de grands efforts pour trouver là dedans un senspolitique.

– En deux mots, reprit Mlle Delaunay,apportez-vous ce que nous attendons ?

– Pour mon compte, belle dame, répliquaFortune, dès que vous me voyez, vous pouvez dire avecconfiance : le cavalier Fortune a réussi. Quand je ne réussispas j’y laisse mes os, c’est convenu avec moi-même.

– Et cela vous est-il arrivé souvent,cavalier ? demanda tout bas la belle Thérèse.

Elle ajouta, parlant à la sœurd’Apollon :

– J’aurais donné dix louis pour voir l’airqu’il avait quand vous l’avez appelé M. le duc !

Sans se déconcerter le moins du monde, Fortuneprit dans sa poche, à poignée, les papiers qu’il avait retirés dela canne.

La Muse s’écria en les voyant :

– Nous sommes sauvés !

Et Thérèse ajouta :

– Bravo ! cavalier, le roi vous devra sacouronne !

Les Bretons ouvraient des yeux énormes.

La Pistole, à son tour, exhiba les papiersqu’il avait dans sa poche, mais il venait trop tard et ne produisitaucun effet.

La Muse avait saisi ceux de Fortune, et, envérité, sa main qui tremblait de joie serra la main du cavalier,comme elle l’avait déjà fait à Saint-Jean-Pied-de-Port.

– Messieurs, dit-elle en se tournant vers lesgentilshommes bretons, nous avons ici les signatures de S.M. le roi d’Espagne apposées au bas de tous les traités, et iln’y a rien à craindre de la part de ce vaillant jeune homme, cartoutes les pièces sont écrites en chiffres.

– Merci de la confiance ! murmuraFortune. Décidément cette sœur d’Apollon est une pimbêche, j’aimemieux l’autre.

Il reprit une chaise sans façon et vints’asseoir auprès de Thérèse, en disant :

– Il y a loin d’ici la frontière d’Espagne, etje me suis foulé la jambe au service du roi. Vouspermettez ?

– Oublieuses que nous sommes ! s’écriaThérèse, nous ne songions pas à vous offrir un siège.

Fortune reprit avec autorité :

– Tu peux t’asseoir, La Pistole.

Celui-ci avait trouvé une escabelle ; ils’accota contre la porte, et son chien Faraud s’accroupit devantlui.

Fortune reprit encore, en s’adressant à laBadin.

– Si vous vous mettiez à votre aise, belledame, nous causerions, quoique ce diable de déguisement m’enlèveles quatre-vingt-dix-neuf centièmes de l’assurance que j’aid’ordinaire auprès des princesses.

La belle Thérèse ne se fit point prier, elles’assit à son tour et, posant un doigt sur sa bouche, en désignantd’un regard malicieux sa compagne, elle demanda tout bas :

– Qu’avez-vous pensé, cavalier, quand ellevous a donné du Monsieur le duc ?

– Sang de moi ! répondit Fortune, j’aicru qu’elle, connaissait ma famille. J’ai mon étoile ; ilm’arrivera quelque chose de semblable un jour ou l’autre.

– Savez-vous pour quel duc elle vous prenaitdemanda encore Thérèse.

– En vérité non, et cela m’est bien égal.Seulement, c’est heureux pour ce duc.

La Muse était en grande conférence avec lestrois Bretons.

– Tout y est, disait-elle après avoir compulséles pièces chiffrées à elle remises par Fortune ; avec celanous allons avoir la moitié de la cour, car Son Éminence lecardinal Albéroni n’a marchandé personne : tout ce que chacundemandait est accordé.

En ce moment une voix qu’on n’avait pas encoreentendue s’éleva du côté de la porte.

C’était La Pistole qui disait d’un tonmodeste, mais ferme :

– Quoique mon intention ne soit pas d’occuperde moi la compagnie plus que de raison, je serais bien aise desavoir qui va me payer mon dû, et je demanderais, en outre, desnouvelles de ma femme.

Fortune, qui était en train de conter, à labelle Thérèse l’histoire de la folie Basfroid de Montmaur et desdeux cannes brisées, s’interrompit brusquement :

– Au fait, dit-il, ce pauvre garçon peut avoirses ridicules, mais depuis que je le connais il a fait preuve d’unremarquable bon sens. Il y a mille pistoles pour lui, millepistoles pour moi et mille pistoles de prime que nous sommesconvenus de partager. En l’absence du sieur Guillaume Badin,première basse de viole à l’Opéra, et dont les voisins parlaientnaguère en termes fort légers, je voudrais bien savoir qui va noussolder cette petite note de quinze cents louis.

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