Le Cavalier Fortune

Chapitre 28Où Fortune n’a plus qu’à suivre son plan

Fortune et Courtenay interrogèrent la pauvrepetite Muguette que ses larmes étouffaient.

Voici ce qu’elle leur apprit :

Pendant que la grande bataille de Marton et del’exempt commençait dans la chambre à coucher d’Aldée pour secontinuer au dehors, Muguette servait l’homme au chien qui prenaitson repas dans la salle à manger, La Pistole avait recouvré sonexcellent appétit, mais l’inquiétude le tenait toujours à la gorge,car au moindre bruit il se levait, mettant l’épée à la main.

Le chien Faraud imitait son maître de point enpoint, tantôt rongeant un os de bon cœur, tantôt se dressant surses pattes en flairant au vent avec menace.

Aldée était près de Mme la comtesse deBourbon, dans l’appartement de cette dernière.

La comtesse appela au bout d’un quart d’heureà peu près pour s’informer d’où venait ce bruit qui entrait par lesfenêtres ouvertes.

C’était comme un long murmure qui allaits’enflant et s’abaissant, selon les caprices de la bagarre.

Il arrivait par bouffées de la rueSaint-Antoine et traversait toute la cour de Guéménée.

La vieille dame était fort en peine, ce bruitlui faisait peur.

Quand Muguette s’étonna de l’absence d’Aldée,qu’elle croyait trouver chez la comtesse, celle-cis’écria :

– Mlle de Bourbon n’est-elle pas avec vous, mafille ?

Et tout de suite après elle ajouta :

– J’ai sur la poitrine comme le poids d’ungrand malheur !

Muguette s’élança dans la chambre à coucherd’Aldée, qui était vide.

Sur les meubles et sur le lit il y avait desobjets de toilette jetés en désordre, comme si la pauvre jeunefille privée de raison eût fait parmi ces chiffons, au derniermoment, un choix précipité.

La porte qui donnait sur l’antichambre étaitgrande ouverte, aussi bien que la porte de l’antichambre elle-mêmecommuniquant avec l’escalier.

Mais ce qui frappa Muguette davantage, ce futla vue de l’armoire, au fond de laquelle un trou béant livraitaccès dans la maison voisine.

Il y avait tout auprès de l’armoire desfeuilles de rose blanche sur le plancher, et Muguette se rappelaitbien avoir vu Aldée passer une rose blanche dans ses cheveux.

– Et te souviens-tu, interrompit ici Muguette,te souviens-tu, mon cousin Raymond, je t’avais dit que notre chèreAldée allait tout le jour répétant : « J’irai !j’irai…

– Je me souviens, murmura Fortune, et je tedemandai si par hasard elle n’avait point reçu quelque message. Tume répondis : « impossible ! »

– Je croyais que c’était impossible, murmuraMuguette en baissant la tête, mais je me trompais, mon cousinRaymond, car il y avait un papier sur le plancher parmi lesfeuilles de rose blanche.

– Que disait le papier ? s’écrièrent à lafois Fortune et Courtenay.

– Le papier disait, répliqua Muguette :« Le prisonnier de la Bastille viendra chercher ce soir labelle des belles, mais s’il ne peut vaincre les obstacles, labien-aimée sait le chemin du rendez-vous… »

Il y eut un silence, puis Fortune et Courtenaydirent en même temps :

Elle avait donc déjà reçu d’autresmessages !

– Comme j’achevais de lire le billet ;reprit Muguette, j’ai entendu, dans la nuit de la maison voisine,de l’autre côté de l’armoire, un grand gémissement.

« Et en même temps, l’homme au chien estentré dans la chambre, tenant par le collier sa bête quil’entraînait.

« Le chien s’est lancé vers le trou etl’homme n’a pas osé le suivre.

« Mais moi, j’ai pris un grand flambeauet j’ai couru derrière le chien en criant :

« – Aldée ! mademoiselleAldée !

« Un second gémissement m’a répondu.

« C’était une grande chambre toute nue.Il y avait au milieu, sur le carreau, un vieillard moribond quigémissait.

« Ses cheveux gris étaient épars, sesyeux semblaient vides et toute sa figure s’agitait en une grimaceeffrayante…

– Chizac ! murmura Fortune,Chizac-le-Riche !

Le chien flairait les poches du vieillardavidement, poursuivit Muguette ; il y fourrait son museau toutentier et en retirait des papiers de caisse.

« Le vieillard disait d’une voixcreuse :

« – Je ne veux pas de prêtre ! je nesuis pas malade ! j’achèterai la santé et la vie, j’achèterailes juges, j’achèterai le roi !

– Que nous importe tout cela ? s’écriaCourtenay. Aldée ! Aldée ! ne nous parle qued’Aldée !

Fortune gardait le silence.

– Aldée, répéta Muguette, moi aussi je nepensais qu’à Aldée. Je me détournai du vieillard qui râlait etcourus de chambre en chambre dans cette maison vide, appelanttoujours : « Aldée ! Aldée ! » La dernièreporte que j’ouvris me mit sur un palier, et je descendis lesmarches. Je me trouvai dans la cour de Guéménée, à dix pas de notreporte. Le vent éteignit mon flambeau et je me mis à courir commeune pauvre folle, en criant : « Au secours !

Courtenay se frappa le front violemment.

– Et je ne l’ai pas deviné !s’écria-t-il. Au moment où je sortais dans la rue, poussant cethomme devant moi, j’ai vu une forme blanche qui glissait le longdes maisons… Par le saint sépulcre ! je donnerais le nom demon père pour des habits et une épée !

– Mon prince, répliqua Fortune, le costume n’yfait rien, et dans tout ceci l’épée n’aura point de rôle.

« Rentre à la maison, chérie,interrompit-il en prenant Muguette dans ses bras, et dis à lacomtesse de Bourbon qu’elle reverra sa fille avant qu’il soit deuxheures, ou qu’il n’y aura plus de cavalier Fortune !

« Prince, reprit-il presque gaiement,nous avons deux paires de bonnes jambes pour faire une longueroute ; nous allons voir lequel de nous deux va gagner, cesoir, le prix de la course ! »

M. le duc de Richelieu était un de cesheureux à qui rien ne résiste, pas même le sort, et qui finissentpar se regarder comme les créanciers éternels de la victoire.

Habitué à triompher partout et toujours, il nesavait point supporter une défaite, et l’idée du ridicule, quijamais ne l’avait atteint, lui faisait horriblement peur.

Déjà une fois il avait été battu par ce fou deCourtenay, mais c’était à la Bastille, et l’intervention des deuxprincesses donnait à l’anecdote une très piquante tournure.

Ici rien, sinon une grêle de taloches reçuesdans la plus grotesque situation qui se puisse imaginer !

M. le duc avait été roué de coups, commeune recrue, par une bonne grosse fille, devant deux mille badaudsdes deux sexes. Son déguisement d’exempt ajoutait au désolantcomique de l’aventure.

Il croyait bien avoir reconnu Courtenay sousle bavolet de sa terrible ennemie, et d’ailleurs n’y avait-il pointcet insolent drôle, travesti en Richelieu, qui avait interverti lesrôles et qui lui avait sauvé la vie en lui donnant un brevet debâtardise ?

Contre celui-là le courroux de M. le ducne connaissait point de bornes, il l’aurait poignardé sanspitié.

On a vu de ces éblouissants vainqueurs perdreen un seul jour tout leur prestige. Il suffit pour cela d’un éclatde rire ; or, M. le duc de Richelieu entendait d’avancel’éclat de rire qui devait éveiller la ville et la cour lelendemain matin.

C’était une comédie complète, une farce quiserait jouée certainement à la foire sous ce titre : « Lagageure d’Arlequin ».

La gageure ! à ce seul mot le pauvre ducn’avait plus que de l’eau tiède dans les veines. Ils étaient touslà-bas à l’attendre dans la salle à manger fleurie : Cadillac,Bezons, Gacé – Gacé, le tenant de son pari la duchesse, lamarquise, les danseuses, tous et toutes s’étonnant déjà de sonretard !

Quelle friandise pour ce monde jaloux !Richelieu battu, battu à plate couture !

Richelieu qui avait promis à cette tablée deroués et de nobles courtisanes le spectacle d’un double sacrifice.Richelieu qui avait désigné lui-même pour victimes les deux reinesde beauté entre lesquelles se partageait l’admiration deParis !

Ni l’une ni l’autre ! La princesse desang royal lui manquait, comme la fille en deuil du pauvremusicien ; il revenait seul de la chasse infructueuse, lescheveux mêlés, la joue rouge, le front contusionné, les habits enlambeaux.

Au lieu du splendide gibier dont il avaitvendu la peau d’avance, il rapportait, pendu aux basques de soncostume d’exempt, le plus effrayant sujet de chanson satiriquequ’on eut proposé depuis vingt ans à la verve rieuse desrimeurs !

Voyons ! il faut plaindre un peu cemisérable duc, affaissé dans l’angle de son carrosse et tenant àdeux mains ses tempes endolories où il avait des noirs et desbleus.

Il eut l’idée de se tuer, lui, Richelieu, etde donner au suicide de Vatel un pendant historique :

Mais on aurait ri du coup d’épée. Le coupd’épée n’aurait pas eu d’autre résultat que de fournir un coupletde plus à la chanson.

Comment se venger de la Picarde ? commentassommer cet impertinent bâtard ?

Il y avait l’exil qui était aussi un refuge.M. de Richelieu se vit dans les plaines de la Hongrie outout au fond des forêts vierges du Nouveau-Monde, mais il luisemblait entendre de si loin les épigrammes de Gacé et le rireaigre de la Souris.

Il savait son monde parisien sur le bout dudoigt, il avait conscience de ce fait qu’après sa déconvenue, pasune seule parmi les mille femmes attelées à son char ne prendraitle deuil de son prestige défunt.

Il sentit à ses yeux comme une démangeaison etune brûlure. Il ne connaissait point cela : il n’avait paspleuré à la mort de son père ; il n’avait pas pleuré non plusquand cette pauvre douce victime, Mme Michelin, était morte enlui pardonnant.

Il n’avait jamais pleuré.

Il porta la main à sa paupière et sentit unegoutte d’eau qui mouillait le bout de ses doigts.

C’était une larme, la première larme deRichelieu !

Tandis que M. le duc, démentant sarenommée, donnait ainsi de précieuses marques de sensibilité, lecarrosse avait marché, traversant tout Paris. Il s’arrêta au coinde la rue d’Anjou et du chemin de la Ville-l’Évêque, devant laporte de la petite maison louée à Chizac-le-Riche.

M. le duc sortit en sursaut de sesréflexions, et sa première pensée fut d’ordonner à son cocher deprendre la route de Saint-Germain-en-Laye.

Il n’y avait, en effet, de possible que lafuite.

Mais la gloire n’est jamais un pur fruit duhasard. Tous les héros dont les noms sont inscrits dans les annalesdu monde ont possédé quelque vertu apparente ou cachée qui lesmettait au-dessus du commun des mortels.

La vertu de M. le duc était de ne jamaisjeter ses cartes avant la fin de la partie. L’espoir lui vint quepeut-être ses convives avaient manqué à l’appel, que son cuisinierétait mort, ou qu’un incendie avait dévasté l’intérieur de lapetite maison.

Sur son ordre, le cocher sonna et demandaM. Raffé.

Le célèbre valet de chambre vint, tiré àquatre épingles comme toujours, et ouvrit la portière ducarrosse.

– Comment, coquin ! s’écria-t-il à la vuedu costume d’exempt qui déguisait son maître, c’est encoretoi !

M. le duc dressa l’oreille.

– M. Raffé, dit-il, connaissez-vous doncle quidam qui porte aujourd’hui sur ses épaules l’habit que j’avaishier ?

Le valet de chambre se courba en deux etbalbutia :

– Les convives de M. le duc sont au grandcomplet et font tapage en se plaignant de son retard.

La maison n’avait pas brûlé.

– Ils peuvent attendre, dit M. le ducavec mauvaise humeur, j’ai ma migraine et je vais me mettre aulit.

– Comment ! comment ! s’écria Raffé,et les deux belles personnes qui attendent M. leduc !

Richelieu crut avoir mal entendu.

– De qui parles-tu ? balbutia-t-il.

– De celles qui devaient nécessairement venir,répondit Raffé, est-ce que M. le duc a jamais perdu unegageure galante ?

Richelieu sauta hors du carrosse.

– Elles seraient ici ! interrogea-t-il ense plantant devant Raffé : Thérèse Badin et Mlle deBourbon.

– Elles sont ici, répondit le valet. Commentn’y seraient-elles pas, puisque c’était le bon plaisir deM. le duc ? Thérèse Badin me paraît fort impatiente etMlle de Bourbon est un peu…

Il n’acheva pas, mais il se toucha lefront.

– Du reste, ajouta-t-il, ces messieurs et cesdames ont bu comme des futailles là-haut, en vous attendant, et cesera une jolie soirée !

Richelieu s’était redressé de toute sahauteur.

Le vaincu n’était plus là, il n’y avait que lehéros.

– Allons souper ! dit-il en passant lepremier le seuil de la maison.

– J’espère, insinua Raffé, que M. le ducva faire un bout de toilette.

– Il n’y a pas de plus brillante toilette pourle général vainqueur, repartit Richelieu, que l’uniforme troué parles balles et souillé par la poussière de la mêlée : je veuxme montrer dans ma gloire ! Donne-moi seulement uneépée : j’ai dû briser la mienne sur le crâne de quelquecoquin.

Il avait eu raison de garder son jeu jusqu’aubout : la dernière carte était la bonne.

En prenant bravement les devants, avecl’esprit qu’il avait et l’effronterie que nul ne pouvait luirefuser, il pouvait tourner les canons et changer du tout au toutla face de la bataille.

Il avait le premier la parole, ce qui est unechose suprême ; rien ne lui était plus facile que detransformer sa déconvenue en triomphe, puisque Dieu lui donnait lesdeux conquêtes promises et que la gageure était gagnée.

Courtenay, déguisé en Picarde, et ce bâtardqui avait pris le nom et les habits de Richelieu étaient desvaincus, puisqu’ils n’avaient rien pu empêcher. Leurs efforts, lesobstacles accumulés, la lutte au milieu de la foule ameutée, toutajoutait désormais un prix infini à la victoire.

– J’ai été battu, dit-il, imposant silence àla bruyante acclamation qui accueillait son entrée. Plaignez-moi,mes amis.

Comme vous voilà fait, duc ! s’écria-t-onde toutes parts.

Richelieu promena son regard autour de latable où tout le monde était ivre déjà autant qu’il le pouvaitsouhaiter.

– J’ai été battu comme plâtre,poursuivit-il ; ah ! ah ! Gacé, mon ami, tes centpistoles m’ont coûté cher !

– Pourquoi cette mascarade ? demandaCadillac.

– Il a le visage tout meurtri !s’écrièrent à la fois plusieurs dames.

Et la duchesse, qui avait le chambertintendre, ajouta :

– Armand, mon cher trésor, dis-moi le nom dubrutal, et fût-il prince du sang, je le fais assommer par malivrée !

– Le brutal est prince, répliqua Richelieu, etprince du sang à ce qu’il dit, mais pour l’assommer je n’ai eubesoin de personne.

Il avait gagné le milieu de la table, oùrestaient trois places vides : une pour lui, les deux autrespour Mlle de Bourbon et Thérèse Badin.

– Ça, monsieur le comte, reprit-il ens’adressant à Gacé, je vous fais observer que j’aurais pu aisémentrompre notre gageure, car dans l’intervalle nos deux reines debeauté ont changé de condition : l’une a perdu son père, cequi est un empêchement aux bagatelles d’amour ; l’autre estdevenue folle.

Il y eut une sorte de malaise parmi ces hommeset ces femmes qui étaient habitués pourtant à ne s’étonner derien.

Richelieu poursuivit :

– Je suis fâché d’avoir parié cent pistoles,c’est trop cher. Le beau ce serait de brûler une ville pour unpetit écu et l’honneur. Avez-vous envie de rire ou de pleurer.Buvez si le cœur vous manque et sachez qu’un galant homme n’a quesa parole. Je vous avais promis pour régal les deux plus bellesfilles de Paris : plutôt que d’en avoir le démenti, je vousles aurais servies mortes !

Disant cela, il était mignon à croquer.

Sa voix fondait comme un bonbon et son sourireétait de sucre ; il ajouta en se tournant vers laporte :

– Raffé, qu’on apporte ma chasse ; Aldéede Bourbon et la fille à Badin !

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