Le Cavalier Fortune

Chapitre 29Où Fortune a le plaisir de voir la réussite de son plan

Les femmes étaient ivres, les hommes auraienteu honte de montrer ce qui leur restait de cœur. Le temps levoulait ainsi ; la fable de la Fontaine était retournée ;les bœufs essayaient de s’aplatir en grenouilles et tout ce vieuxmonde se mourait étranglé par le blasphème idiot.

Gacé tout seul protesta. Encore était-ce parrancune !

– Nous jouons à qui perd gagne, dit-il ;Duc, quand je devrais te donner dix mille louis au lieu de centpistoles, je ne voudrais pas être à ta place.

Richelieu lui adressa un petit signe de têteprotecteur.

– Comte, murmura-t-il, tu es austère comme futBarbe-Bleue, on sait cela. Ta chère petite comtesse est obligée dem’écrire maintenant du fin fond de l’Anjou.

Gacé devint livide et voulut se lever, mais ilfut contenu par ses voisins, tandis qu’un éclat de rire faisait letour de la table.

Les verres s’emplissaient et se vidaient, jene sais comment, les toilettes se débraillaient d’elles-mêmes.Toutes les faces tournaient au rouge et les voix rauques serouillaient.

En quelques minutes, la débauche élégantes’était faite orgie.

La porte s’ouvrit. Thérèse Badin parut lapremière en grand deuil ; elle tenait à la main le glaivebreton, le collier d’abeilles et l’enveloppe de parchemin où étaitle traité espagnol.

C’était une honnête fille que Thérèse, maiselle avait vu le monde, et le spectacle de cette ripaille ne luifit pas peur.

Elle recula seulement d’un pas dans le premiermouvement de sa surprise et les belles lignes de sa bouche eurentune expression de dédain irrité.

Toutes les bacchantes, duchesses ousauterelles, se levèrent en tumulte et agitèrent leurs coupes pourlui souhaiter la bienvenue.

Elle écarta d’un geste froidM. de Cadillac, qui lui offrait la main et marcha droit àRichelieu.

Richelieu voulut lui prendre un baiser.

Elle le repoussa si rudement qu’ilchancela.

– Vous m’avez menti, monsieur le duc,dit-elle, et cela est lâche, car vous avez dû croire que la filled’un pauvre homme décédé n’aurait point de défenseur contrevous.

Elle se tourna vers les convives etajouta :

– J’aimais M. le duc de Richelieu. J’aiune lettre de lui où il m’affirme que mon deuil sera respecté chezlui. À qui la honte ?

On regardait et on écoutait. La moindreplaisanterie obscène eût ramené le rire, car Thérèse Badin nepouvait en imposez longtemps à de si grandes dames et à de sigrands seigneurs.

Mais Richelieu à qui seul appartenait le rôlede boute-en-train, ricanait blanc et cherchait en vain un bon motqui le fuyait.

Ses yeux étaient fixés sur l’enveloppe timbréeaux armes de S.M. Catholique et son regard exprimait une vagueinquiétude.

Thérèse déposa devant lui le glaive, lecollier et l’enveloppe, en disant :

– Voici ce qui vous appartient.

Au moment où M. de Richelieu mettaitla main sur l’enveloppe, la porte s’ouvrit de nouveau, et une jeunefille, qui avait au front la pâleur d’une morte, franchit leseuil.

Tout le monde connaissait la Badin, qui étaitla beauté même, la grâce, la jeunesse ; personne, parmi lesconvives, n’avait jamais vu celle-ci. Elle était belle autrementque Thérèse, plus belle encore peut-être, mais il y avait dans sabeauté quelque chose d’étrange et de douloureux.

Elle était habillée de blanc, elle avait desfleurs à demi effeuillées dans les cheveux. La coupe de sa roberappelait d’anciennes modes devenues comiques et pourtant toute sapersonne répandait une exquise saveur de mélancolie et demajesté.

Elle ne vit même pas les gens qui étaientautour de la table ; son regard s’élança vers Richelieu et unedélicate rougeur colora ses joues. Elle se mit à marcher légèrecomme une vision, et les boucles de sa merveilleuse chevelure sebalancèrent sur ses épaules d’enfant.

Il y avait dans la salle un grandsilence ; l’orgie était vaincue.

Aldée de Bourbon jeta ses deux bras charmantsautour du cou de Richelieu, étonné, presque repentant.

Il y avait dans le rayonnement de sa prunelleun angélique, un délicieux amour.

Elle ne dit rien, mais deux perles de cristalse balancèrent à ses longs cils et roulèrent lentement le long deses joues.

Thérèse regardait la porte d’entrée derrièrelaquelle un bruit se faisait.

M. de Gacé tira de sa poche unebourse qu’il lança jusque dans le giron de Richelieu.

– Duc, dit-il, voilà tes cent pistoles ;tu es un infâme !

La bourse rebondit sur la table, où les piècesd’or s’éparpillèrent.

Thérèse sourit amèrement. Quelque chose passadans les grands yeux d’Aldée.

– Mordieu ! dit la duchesse qui parlaitgras comme un ange, est-on ici à l’enterrement ? J’ai soif,buvons !

– Et chantons ! ajouta la Souris.

– Et dansons ! dirent les autres.

L’orgie se réveilla.

Pour la première fois le regard d’Aldée setourna vers ces femmes et ces hommes qui l’entouraient. Elle sedégagea de l’étreinte de Richelieu, qui avait pris sa taille à deuxmains, et le repoussa doucement.

Ses doigts qui frémissaient touchèrent sonfront. Elle poussa un cri faible, disant :

– Où suis-je donc ici ?

Puis, se couvrant le visage de ses mains, elletomba comme une morte.

Au même instant, trois coups furent frappés àla porte d’entrée et une voix dit au dehors :

– De par le roi !

Tout le monde se leva en désordre. Ce futThérèse Badin qui ouvrit la porte.

M. de Saintot, capitaine des gardes,entra l’épée à la main.

Par une autre porte et malgré les efforts deRaffé, d’autres intrus faisaient irruption : c’étaient lecavalier Fortune et Courtenay, cachant leurs déguisements sous desmanteaux ; c’étaient ensuite l’inspecteur Bertrand, RenéBriand et des hommes de la lieutenance.

Avant même que M. de Saintot eûtparlé, Courtenay avait relevé Aldée et la soutenait dans sesbras.

L’inspecteur Bertrand, non moins agile, avaitmis la main sur le traité d’Espagne, et René Briand était aux côtésde Thérèse.

– Monsieur le duc, dit Saintot, le costume quevous portez vient de l’Arsenal ; tous les gens qui ont étéarrêtés, les armes à la main sous le vestibule de l’Opéra, ce soir,portaient le même costume que vous. Je vous prie, au nom du roi, deme rendre votre épée, et j’ai bien peur, cette fois, que vous ne larevoyiez de longtemps.

– M’accuse-t-on d’avoir conspiré ?s’écria Richelieu.

L’inspecteur Bertrand remit au capitaine desgardes le collier, le glaive et le traité.

– Voici les preuves que j’avais promises,dit-il.

– Comment ! s’écria la duchesse, on varemettre ce pauvre amour à la Bastille !

– Pourquoi allait-il dans cette galère ?riposta la Souris. Philippe d’Espagne ne me rendrait pas les millelouis de pension que me fait M. le Régent !

Gacé, qui tournait à la contrition comme tousles maris de sa sorte, pensa :

– Y a-t-il donc une justice au ciel !

M. de Richelieu rendit son épée. Endescendant les escaliers, escorté par Saintot et ses gardes, il putentendre ses convives qui demandaient gaiement leurs carrosses.

Fortune resta le dernier avec M. Raffé etlui dit :

– Je suis le bienfaiteur de la maison deRichelieu, car mon coquin de frère n’a pas encore d’héritier, et,sans moi, le nom de Monsieur mon père était soufflé ce soir commeune chandelle.

On ne dormit pas cette nuit dans la maison dela rue des Tournelles où Fortune, qui était apparemment le maîtredu logis, avait donné asile à Thérèse Badin.

Thérèse avait subi la réaction de savaillance ; on avait été obligé de la porter à bras jusqu’aucarrosse. Elle reposait maintenant dans la chambre d’Aldée, la maindans la main de René Briand.

Aldée dormait, étendue sur le lit de sa mèrequi, pour la première fois depuis longtemps, se tenait droite etraide dans son fauteuil.

M. de Courtenay avait repris leshabits de son sexe.

La vieille dame causait avec beaucoup desagesse et tenait le dé de la conversation.

– La fille du musicien Badin, disait-elle, estune fort belle personne ; mais ce que je reproche surtout à ceparvenu de Richelieu, c’est de l’avoir mise dans le même tiroir quel’héritière unique de Bourbon d’Agost. Voilà où gît le manqueabsolu de savoir-vivre. Quant à la réputation de mon Aldée, il estconstant qu’une jeune princesse ne peut répondre des sorts,enchantements ou mauvais regards qui lui sont jetés par desloups-garous, par des nécromants ou des vampires.

– Madame, interrompit Courtenay, qui étaitagenouillé près du lit et qui guettait le réveil de la malade, Mllede Bourbon est pour moi plus pure que les anges et malheur à qui neserait point de mon avis ! Mon meilleur espoir est qu’elledaignera favorablement accueillir ma recherche.

– Eh ! eh ! interrompit la vieillecomtesse en souriant, vous êtes un prince de fort aimable tournure,mon cousin, et quand Mlle de Bourbon a ouvert les yeux tout àl’heure, elle a laissé tomber sur vous un regard qui ne m’a pointparu de méchant augure. Le charme est rompu, et dès que notre Aldéesera capable d’entendre la raison, je lui ferai le détail exact devotre généalogie.

– La mule du pape ! murmura Fortune, sielle résiste à cela…

– Approchez, cavalier, ordonna la bonne dame.Après certaine histoire que je vous ai racontée, je ne puis vous envouloir de votre faiblesse envers M. le duc de Richelieu. Lerespect des liens du sang va quelquefois se nicher dans des coinsfort drôles. Je vous autorise à vous regarder comme étant l’ami etle serviteur de notre maison.

Elle lui tendit sa main sèche, que Fortunebaisa respectueusement, puis elle lui demanda, non sans unecertaine nuance d’affection protectrice :

– Jeune homme, qu’allez-vous faire de vos deuxbras, maintenant ?

– Sur ma foi, ma respectée dame, réponditFortune, vous avez beaucoup de bonté pour moi. Je m’étais mis surles épaules tout un paquet de besognes qui touchent à leur fin, ceme semble : voici Thérèse Badin qui va devenir une honnêtebourgeoise auprès de mon ami René, et voici votre chère Aldée entrain de s’éveiller princesse. Le petit ménage de mon camaradeBertrand va comme un charme ; il ne me reste plus qu’à réglerles affaires de mon ami La Pistole, de sa femme et de leur chien.Si ma petite Muguette veut, nous prendrons notre élan de compagnieet de compagnie, corbac ! nous sauterons le fossé.

Il avait ses lèvres sur le front de lafillette qui pleurait, mais qui riait :

– Chut ! fit en ce moment Courtenay.

Aldée rouvrait ses beaux yeuxlanguissants ; elle regarda tout autour d’elle, puis sapaupière se baissa, tandis qu’une fugitive rougeur montait à sajoue.

– Mademoiselle de Bourbon, dit la vieilledame, voici M. le prince de Courtenay qui nous a faitl’honneur de solliciter votre main dans les formes.

Aldée glissa un regard timide jusqu’au princequi se penchait vers elle, les mains jointes.

– C’est peut-être que j’ai rêvé,murmura-t-elle.

Pierre, où donc étiez-vous ?

– Prince, décida la vieille dame comme un jugequi prononce son arrêt, par ces paroles, Mlle de Bourbon témoignequ’elle agrée votre recherche. Je suis contente d’avoir mené à biencette négociation qui va réunir en un seul faisceau tant de droitslégitimes, mais jusqu’à présent ennemis. Nous mettrons dix royaumesdans le contrat :

– À défaut d’une métairie, pensa Fortune.

Le lendemain, nous retrouvons le cavalierFortune assis à la table hospitalière de Bertrand, l’inspecteur,dans la maison de la rue de la Monnaie.

On avait envoyé les enfants jouer dansl’antichambre afin de causer commodément. La jolie blonde avaitbien le visage un peu pâle, mais elle souriait comme le soldat quia gagné une bataille décisive.

– Cavalier, disait l’inspecteur, je suiscontent de vous devoir la vie, car vous nous avez sauvés bel etbien, ma femme et moi, puisque c’est vous qui avez envoyé, rue desCinq-Diamants, le bon chien Faraud et cet original de LaPistole…

– J’y aurais été moi-même sans ces diablesd’affaires voulut interrompre Fortune.

– Je sais, reprit Bertrand, que vous avezrudement travaillé, mais laissez-moi poursuivre. Quand Faraud vintmettre son museau sous la porte de l’ancien cellier où mourutGuillaume Badin, ma femme et moi nous étions réduits à un tristeétat et nous ne pouvions plus crier.

– Mais comment étiez-vous là ? demandaFortune.

– Nous étions là, reprit Bertrand, pour avoirvoulu assurer le sort des petits. On a bien de la peine à gagner lepain d’une si nombreuse famille !… Mais il n’est pas sansintérêt pour vous de connaître cette histoire-là, cavalier, carj’ai dans ma poche un mandat signé par le bailli suppléant Loiseau,qui m’ordonne de courir sus au nommé Raymond, dit Fortune,prisonnier évadé du Châtelet de Paris.

– Tout n’est donc pas fini ! murmuranotre cavalier.

– Tout sera fini ce soir, si vous voulez.

– Grâce à vous ?

– Non, grâce à Chizac-le-Riche.

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